Chapitre 4
L’aube était encore timide, une lueur pâle s’étirant lentement derrière les immeubles de la ville. Mon réveil avait sonné il y a plusieurs minutes, mais il n’avait été qu’un bruit de fond insignifiant.
J’étais déjà éveillé.
En vérité, je n’avais pas dormi.
Ou si peu que cela ne comptait pas.
Après le rêve – ou plutôt, le souvenir, – je n’avais fait que fixer le plafond, incapable de me détendre. Mon corps était lourd de fatigue, mais mon esprit était trop en alerte pour lâcher prise.
Ce n’était pas un simple cauchemar.
Ce que j’avais vu, ressenti… je l’avais déjà vécu.
L’humidité étouffante de cet endroit.
L’odeur rance de moisi et de terre retournée.
Les murs poisseux qui semblaient se refermer sur moi.
Et ce cri…
Ce putain de cri, qui vibrait encore quelque part dans mes tympans.
Comme un écho piégé dans mon crâne.
Un frisson me traversa alors que je me redressai lentement sur le matelas. Je me frottai le visage, puis passai une main dans mes cheveux en bataille.
J’avais la gorge sèche.
Je me levai en traînant les pieds jusqu’à la cuisine et me servis un verre d’eau.
Le liquide tinta doucement contre le verre, un bruit anodin, mais qui me sembla étrangement fort dans le silence du matin.
Je bus lentement, le regard perdu dans le vide.
Aujourd’hui.
C’était aujourd’hui.
Dans quelques heures, je serais assis à ce café, entouré de personnes qui avaient vécu la même chose que moi.
Ou du moins… qui avaient essayé d’oublier.
Un soupir s’échappa de mes lèvres.
J’ouvris distraitement mon téléphone et relus le mail de Mickey.
Comme si ça pouvait m’apporter une réponse.
Comme si je pouvais trouver quelque chose, un indice qui m’avait échappé.
Mais tout était là, noir sur blanc.
Une lettre, écrite de la main de Jordan.
Quatre ans après sa disparition.
Ce n’était pas possible.
Et pourtant…
Je savais que quelque chose nous manquait.
Comme un trou béant dans ma mémoire.
Plus j’essayais de me souvenir, plus les détails m’échappaient.
C’était une sensation oppressante, terrifiante. Comme si mon propre cerveau me protégeait de quelque chose qu’il refusait de me laisser voir.
Mais quoi ?
Et pourquoi maintenant ?
Le moteur de ma voiture ronronna doucement lorsque je la démarrai.
J’ajustai mes mains sur le volant, mes doigts légèrement crispés.
L’air extérieur était encore froid, une brume fine s’accrochant aux contours des bâtiments.
La ville paraissait floue, irréelle.
Comme un tableau dont les couleurs s’effacent avec le temps.
J’avais toujours aimé conduire le matin, quand la ville se réveillait à peine.
Mais aujourd’hui…
Aujourd’hui, je me sentais étranger à tout cela.
Je n’avais jamais autant eu l’impression de n’être pas à ma place.
Quelques minutes plus tard, des phares illuminèrent la façade de mon immeuble.
Une voiture noire se gara à côté de la mienne, et Kentin en descendit.
Il tapota contre la vitre.
— Mec, t’as une gueule de zombie.
Je soufflai un rire sans conviction et ouvris la portière pour sortir.
— Ouais, merci du compliment.
Il m’observa un instant, l’air plus sérieux cette fois.
— T’as pas dormi, hein ?
Je secouai la tête.
— Pas vraiment.
Il ne posa pas plus de questions.
Juste un hochement de tête, et il désigna ma voiture du menton.
— On prend laquelle ?
— La mienne. J’ai besoin de conduire.
— Ça marche.
Il monta côté passager, et je pris le volant.
Puis, sans un mot de plus, je démarrai.
Les premières minutes du trajet furent silencieuses.
Seuls le vrombissement du moteur et le frottement des pneus sur l’asphalte remplissaient l’habitacle.
Puis, au bout d’une dizaine de kilomètres, Kentin poussa un soupir.
— Bon, on va pas rouler trois heures dans le silence. Mets de la musique ou parle-moi, je sais pas, mais fais un truc.
J’appuyai distraitement sur l’autoradio.
Une chanson instrumentale démarra doucement, remplissant l’espace sans être envahissante.
— Mieux.
Il croisa les bras derrière sa tête, fixant la route.
— Alors, dis-moi.
— Quoi ?
— Tu flippes ?
Je ne répondis pas tout de suite.
La question était simple.
La réponse, beaucoup moins.
Je me raclai la gorge.
— Je sais pas.
— Menteur.
Il me jeta un regard en coin.
— T’as cette tête que tu fais quand t’essaies de faire croire que t’es calme alors que t’es en train de paniquer intérieurement.
Je soufflai un rire sans joie.
Puis, après un moment, j’avouai :
— Ouais, je flippe.
Kentin hocha la tête, comme s’il s’y attendait.
— Tu veux vraiment savoir ?
Mon estomac se noua.
Je gardai les yeux rivés sur la route.
— Je crois que je n’ai plus le choix.
Les paysages défilaient autour de nous.
Les routes bordées de champs et de forêts aux teintes hivernales s’étendaient sous la lumière grise du matin.
Plus on avançait, plus la tension dans mon ventre se resserrait.
Et plus les images revenaient.
Le couloir.
Les cris.
La main qui m’avait agrippé.
Je sentis ma respiration s’accélérer.
— Hey, mec.
La voix de Kentin me ramena brusquement.
Je réalisai que j’avais resserré ma prise sur le volant jusqu’à en blanchir les jointures.
Je relâchai lentement la pression, tentant de calmer mon cœur battant.
— T’es sûr que t’as envie de savoir ? demanda-t-il plus doucement.
Je restai silencieux un instant.
Puis, je répondis :
— Je crois que je n’ai plus le choix.
L’horloge du tableau de bord affichait 10h37 quand nous atteignîmes les abords de la ville où nous avions grandi.
Tout était si… pareil.
Les rues familières, les bâtiments que je reconnaissais instantanément, et surtout…
Ce café.
Là, au coin d’une rue, avec sa vieille enseigne et ses rideaux rouges.
Mon cœur rata un battement.
Kentin soupira.
— Bon, on y est.
Je ne répondis pas.
Je coupai le moteur.
Je restai immobile.
Dans quelques minutes, je passerai cette porte.
Dans quelques minutes, je reverrai Mickey et les autres.
Dans quelques minutes, je replongerai dans le passé.
Et il était trop tard pour reculer.
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