Chapitre 8
Le manoir respirait encore.
L’air était dense, épais, chargé de souvenirs que nous n’avions pas encore totalement récupérés. Nos lampes torches projetaient des ombres tremblantes sur les murs fissurés, donnant l’impression que l’endroit nous observait en silence.
Chaque pas faisait gémir le vieux plancher sous nos pieds, et le bruit résonnait dans la grande pièce vide, comme si nous n’étions pas les seuls à marcher ici.
Le temps semblait s’être arrêté.
Tout était exactement comme avant.
Les meubles recouverts de draps poussiéreux, les chandeliers ternis par l’humidité, le grand escalier en bois qui s’élevait dans l’obscurité… et, juste à gauche, l’ouverture vers le sous-sol.
Ce n’était qu’une simple porte, enfoncée dans le mur, à peine visible sous la tapisserie arrachée.
Mais elle était là.
Attendant que nous fassions le même choix que cette nuit-là.
J’inspirai profondément et jetai un regard aux autres.
Nous ressentions tous la même chose.
Une peur sourde, glacée, qui s’enroulait autour de nous comme une brume invisible.
Un souvenir prêt à éclater.
Mais nous n’étions plus des adolescents en quête de frissons.
Nous étions là pour comprendre.
Alors nous avançâmes.
Dès que nous atteignîmes la porte du sous-sol, l’odeur changea.
Un parfum de terre humide, de pierre froide et de bois pourri flottait dans l’air.
C’était le même que dans mes rêves.
Celui qui collait à la peau, qui vous restait dans la gorge même après être sorti.
Sofia s’arrêta net, passant une main devant son nez.
— Putain… c’est moi ou ça pue la mort ?
— C’est pas toi. murmura Camille, son visage déjà pâle.
Antonin serra la mâchoire.
— On n’a pas besoin d’y aller.
Mickey posa une main sur la poignée de la porte.
— On a besoin de savoir.
Il appuya lentement dessus.
Le cliquetis métallique résonna dans le silence, et la porte s’ouvrit en grinçant comme un avertissement.
Un escalier de pierre s’enfonçait dans l’ombre.
Je serrai ma lampe torche plus fort.
Nous étions déjà descendus, il y a quatre ans.
Nous savions où cela menait.
Nous savions que nous avions oublié quelque chose.
Et maintenant, nous y retournions.
Mickey passa en premier, éclairant chaque marche du bout de sa lampe.
Le reste du groupe le suivit, lentement, prudemment, un à un.
Les marches étaient glissantes sous nos pieds, usées par l’humidité. Chaque pas provoquait un écho qui s’enfonçait plus loin dans l’obscurité, comme si les ténèbres avalaient nos bruits un par un.
Mes doigts effleurèrent le mur en pierre à ma droite. Rugueux. Froid.
Tout était exactement pareil.
Comme si rien n’avait bougé.
Comme si nous n’étions jamais vraiment partis.
Un frisson remonta le long de ma colonne vertébrale.
Nous arrivâmes enfin en bas.
Le couloir s’ouvrait devant nous, étroit, écrasant, étouffant.
Et c’est là que le souvenir nous frappa.
Nous étions ici.
Il y a quatre ans.
L’air était aussi glacial, aussi étouffant.
Nos voix résonnaient dans l’obscurité, entre excitation et nervosité.
Jordan était devant nous, sa caméra fixée sur l’entrée du souterrain.
— Bon… On y va ou vous voulez rester là à trembler ?
Sofia lui avait lancé un regard faussement agacé.
— Arrête, c’est toi qui flippes, avoue.
Il avait ri, avant de s’avancer dans le tunnel.
Et nous l’avions suivi.
Sans savoir que ce serait la dernière fois.
Un vertige me prit brusquement, et je dus m’appuyer contre le mur.
Je n’étais pas seul.
Sofia avait plaqué une main contre son front, Léo se frottait les tempes, Camille respirait profondément.
Nous venions tous de nous rappeler en même temps.
— Jordan… était avec nous. soufflai-je.
Mickey acquiesça lentement.
— Il est bien descendu.
Antonin serra les poings.
— On se souvient… mais ça nous avance à quoi ?
Personne ne répondit.
Nous savions tous que ce n’était que le début.
Nous n’étions pas encore au bout du tunnel.
Et quelque chose en moi savait que nous allions nous souvenir de pire.
L’air était plus lourd.
Comme si les murs se resserraient autour de nous.
Nous avançâmes lentement, nos lampes torches balayant l’obscurité, dévoilant des murs suintants et des gravures à peine visibles sous la mousse.
Le tunnel semblait vivant.
À chaque pas, un écho répondait.
Comme si quelque chose bougeait avec nous.
Comme si nous n’étions pas seuls.
Sofia s’arrêta net.
— Vous avez entendu ça ?
Un silence.
Puis…
Crisp.
Crisp.
Un bruit de grattement.
Léger. Lointain.
Mais bien réel.
Je sentis mon souffle se bloquer.
Mickey se raidit.
— C’est juste l’écho de nos pas.
— Non. murmura Eloïse.
Ses doigts s’étaient crispés sur la lampe torche.
— C’était déjà là… il y a quatre ans.
Léo murmura :
— Et nous avions oublié.
Un frisson me parcourut.
Nous étions si proches de la vérité.
Et pourtant…
Nous ne pouvions nous empêcher de trembler.
Nous avancions, pas après pas, le cœur battant à tout rompre.
Le tunnel s’élargissait légèrement, révélant une vieille porte en fer rouillé, à moitié ouverte.
Jordan l’avait ouverte en premier.
Nous nous en souvenions maintenant.
Mais ce qu’il y avait derrière…
C’était encore un trou noir.
Antonin secoua la tête.
— C’est une putain d’erreur…
Eloïse posa doucement sa main sur la sienne.
— On ne peut plus reculer.
Personne ne parla.
Puis, Mickey s’avança et poussa doucement la porte rouillée.
Un grincement strident résonna dans le tunnel.
Et derrière…
L’obscurité la plus totale.
Nous savions ce qui allait suivre.
Nous savions que nous allions nous souvenir.
Et cette fois…
Nous étions prêts.
Ou du moins, nous essayions de l’être.
Car au fond de moi, une seule certitude restait.
Quelque chose nous attendait ici.
Quelque chose que nous avions abandonné.
Quelque chose qui n’avait jamais cessé d’attendre notre retour.
Et cette fois…
Nous étions allés trop loin pour faire marche arrière.
L’odeur de moisi et de pierre humide nous enveloppa totalement dès que nous passâmes la porte de fer. L’air était plus froid ici, comme si l’endroit refusait la chaleur, la vie. Chaque respiration était une épreuve, chaque inspiration apportait avec elle un goût métallique, presque rance.
Nos faisceaux lumineux dansèrent sur les murs rongés par le temps. Des fissures serpentaient dans la pierre, laissant perler une eau sombre qui suintait lentement vers le sol. Par endroits, de vieilles inscriptions gravées à même la roche semblaient disparaître sous une épaisse couche de mousse. Elles ressemblaient à des lettres, mais leur langue nous était inconnue.
Sofia passa doucement ses doigts sur l’une des gravures, son expression indéchiffrable.
— On est déjà passés ici… murmura-t-elle.
Un écho s’éleva, nous arrachant un frisson collectif.
Un souffle.
Court. Fragile.
Mais bien là.
Nous nous arrêtâmes net.
Le silence était si dense que je pouvais entendre les battements précipités de mon propre cœur.
Puis, juste devant nous, un objet attira mon regard.
Un petit carnet en cuir, posé contre le mur, à demi couvert de poussière.
Son coin dépassait légèrement, comme s’il venait d’être placé là.
Léo le ramassa, le feuilleta rapidement, et nous lança un regard effaré.
— Ce… ce n’est pas possible.
Je m’approchai, le souffle court.
À l’intérieur, des pages griffonnées à la hâte, des phrases tremblantes, des mots rayés, réécrits encore et encore.
Mais au centre de l’une d’elles, une phrase, écrite en lettres grasses, plus appuyées, qui nous fit tous frissonner.
"Pourquoi êtes-vous partis ?"
Mes doigts tremblèrent.
Mickey déglutit, sa lampe vacillant légèrement.
Nous avions oublié ce qui s’était passé ici.
Mais Jordan…
Lui, non.
Léo feuilletait toujours le carnet, mais je sentais que quelque chose n’allait pas.
L’air était devenu plus lourd, comme si les murs eux-mêmes nous oppressaient, nous empêchant de respirer pleinement. Il y avait dans ce sous-sol une présence, diffuse, imperceptible, mais bien réelle.
Mickey braqua sa lampe sur un coin de la pièce.
— Attendez…
Son ton me fit tressaillir.
Nous tournâmes tous nos faisceaux vers l’endroit qu’il indiquait.
Et là, posés en désordre contre le mur, se trouvaient nos sacs à dos.
Ceux que nous avions laissés derrière nous, quatre ans plus tôt.
Je sentis mon sang se glacer.
Léo s’avança prudemment, son regard oscillant entre incrédulité et panique. Il s’accroupit et ouvrit le premier sac.
À l’intérieur, tout était encore là.
Des lampes torches mortes, un vieux téléphone fissuré, des carnets, des bouteilles d’eau vides… comme si nous venions tout juste de les abandonner.
Camille attrapa l’un des sacs et le retourna, laissant son contenu se répandre sur le sol de pierre. Un paquet de biscuits moisis tomba dans un bruit étouffé, suivi d’un vieux couteau suisse rouillé.
— C’est pas normal… souffla Sofia.
Ses doigts effleuraient l’étiquette usée cousue sur son propre sac.
— On aurait dû… on aurait dû les retrouver avant, pas vrai ?
Personne ne répondit.
Puis, je remarquai l’autre détail.
Il manquait quelque chose.
Ou plutôt, quelqu’un.
Là où nos sacs étaient parfaitement alignés, il n’y avait ni celui de Jordan, ni ses affaires, ni ses chaussures.
Seulement nous.
Seulement ce carnet.
La pièce sembla se refermer autour de nous.
Une évidence s’imposa brutalement à mon esprit :
Nous étions partis sans lui.
Nous étions remontés à la surface, nous avions laissé tout ça derrière nous, et nous avions oublié.
Mais Jordan, lui…
Il était resté ici.
Et maintenant…
Il nous demandait pourquoi.
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