Chapitre 12
L’aube pointait à peine quand j’ouvris les yeux.
Je n’avais pas dormi plus de trois heures, et pourtant, je me sentais écrasé par la fatigue.
Le rêve de cette nuit… Non.
Ce n’était pas juste un rêve.
C’était un souvenir.
Un fragment de cette nuit-là, remonté à la surface comme une carcasse putréfiée flottant à la surface d’un lac noir.
Je sentais encore le poids du silence, l’odeur de la pierre humide, et surtout…
Ce bruit.
Ce son atroce, venu d’un des tunnels du labyrinthe.
Dans mon rêve, nous étions restés figés. Mais en vrai, qu’avions-nous fait ensuite ?
Avaient-nous couru ?
Avions-nous choisi une direction au hasard, fuyant comme des proies dans un terrier ?
Ou pire…
Avions-nous vu ce qui faisait ce bruit ?
J’aurais donné n’importe quoi pour me souvenir.
Mais mon esprit refusait encore de me donner l’image entière.
Je restai assis sur mon lit, les coudes sur les genoux, le regard fixé sur le sol.
Dans le salon, j’entendais Kentin bouger, son souffle lent, encore endormi.
L’appartement était plongé dans un calme qui aurait dû être reposant.
Mais je ne pouvais pas m’empêcher de sentir que quelque chose clochait.
Comme si…
Quelque chose me regardait.
Comme si…
Quelque chose savait que nous étions en train de nous souvenir.
Un frisson me traversa.
Je savais que c’était absurde.
Il n’y avait personne ici.
Rien d’autre que mon propre esprit en train de me torturer avec le passé.
Mais cette sensation…
Elle me donnait envie de quitter cet appartement, de sortir, d’aller n’importe où, loin de ces pensées qui m’engloutissaient.
Kentin émergea enfin du canapé, grognant en s’étirant avant de me lancer un regard fatigué.
— T’as l’air d’avoir vu un fantôme.
Je laissai échapper un rire nerveux.
— T’as pas idée.
Il fronça les sourcils et passa une main dans ses cheveux en bataille.
— T’as encore fait un rêve bizarre ?
Je me mordis l’intérieur de la joue.
Je ne savais pas comment lui expliquer tout ça.
Kentin n’avait pas été là.
Il n’avait pas oublié Jordan comme nous l’avions fait.
Il n’avait pas ressenti ce poids inexplicable qui s’abattait sur nous à chaque nouvelle révélation.
Alors je choisis de rester vague.
— Ouais… quelque chose comme ça.
Il ne chercha pas à insister.
Peut-être parce qu’il savait que je n’étais pas prêt à en parler.
Ou peut-être parce que ça l’effrayait autant que moi.
Après un café avalé en silence, Kentin finit par s’appuyer contre la table et me fixa longuement.
— Finn… pourquoi t’y retournes ?
Je levai les yeux vers lui.
— Tu veux dire au manoir ?
— Ouais.
Il croisa les bras, son regard plus sérieux que d’habitude.
— J’veux dire… Vous avez déjà retrouvé vos sacs, des traces, des souvenirs. Vous savez que vous êtes allés plus loin que ce que vous pensiez. Il marqua une pause. Mais est-ce que vous avez vraiment besoin d’aller encore plus loin ?
Je soufflai.
Je savais où il voulait en venir.
— Si on arrête maintenant, on saura jamais ce qui est arrivé à Jordan.
— Mais est-ce que vous voulez vraiment savoir ?
Sa question me cloua sur place.
Parce que, pour la première fois depuis le début…
Je n’étais plus sûr de vouloir connaître la vérité.
Et si cette vérité était pire que tout ce qu’on imaginait ?
Et si nous n’étions pas censés nous souvenir ?
Je ne trouvai aucune réponse à lui donner.
Alors je me contentai de hausser les épaules, comme si ça n’avait aucune importance.
Comme si nous n’étions pas en train de déterrer quelque chose qui aurait dû rester enterré.
Mais mon silence en disait long.
Je passai le reste de la matinée à tenter d’échapper à mes pensées, en vain.
Puis, l’après-midi, alors que je laissai ma tête retomber en arrière sur le canapé, un autre souvenir m’assaillit de plein fouet.
Un souvenir brutal.
Nous étions toujours dans ces tunnels.
La lumière de nos lampes torches dansait contre les murs de briques sombres, projetant des ombres déformées qui semblaient bouger d’elles-mêmes.
Nous avions couru.
Nous étions perdus.
Il y avait trop de chemins.
Trop de tournants.
Nous avions paniqué.
Puis, soudain, une lumière.
Une faible lueur venant de l’un des tunnels.
Nous nous étions arrêtés, essoufflés, nous échangeant des regards incertains.
— Quelqu’un d’autre est là ? avais-je murmuré.
Jordan s’était avancé le premier.
Toujours lui.
Toujours en avant.
Mais nous ne savions pas ce qui nous attendait au bout.
Et maintenant, nous allions nous en souvenir.
Je sursautai, reprenant conscience dans mon salon.
Mes mains tremblaient.
Mon cœur battait beaucoup trop vite.
Je n’avais jamais eu ce souvenir auparavant.
Et pourtant…
Il était vrai.
Je savais maintenant que nous n’étions pas seuls dans ces tunnels.
Quelqu’un… ou quelque chose…
Nous avait précédés.
Et la seule question qui comptait désormais…
L’avions-nous suivi ?
Ou pire…
Avait-il attendu que nous venions à lui ?
L’appartement me paraissait soudainement trop étroit.
L’air y était lourd, oppressant, chargé d’une tension invisible qui me compressait la poitrine. J’avais l’impression qu’une présence inconnue s’attardait encore sur moi, comme si mes souvenirs eux-mêmes me suivaient, me traînant lentement vers une vérité que je n’étais pas certain de vouloir entendre.
J’essayai de ralentir ma respiration, mais chaque battement de mon cœur résonnait trop fort dans mes tempes. J’avais le sentiment absurde que si je me retournais trop vite, je verrais quelque chose—une ombre au coin de la pièce, une silhouette dans l’entrebâillement de la porte, une preuve que mon passé n’était plus seulement dans ma tête, mais dans mon monde.
Un bruit.
Infime.
À peine un frottement contre le bois du sol.
Je me redressai d’un coup, mon regard fouillant la pièce, prêt à voir l’impossible.
Mais il n’y avait rien.
Juste Kentin qui bougeait dans la cuisine, inconscient de l’angoisse pure qui rongeait mes nerfs.
Je fermai les yeux une seconde, forçant mon esprit à rester dans la réalité.
Mais la réalité elle-même se déformait.
Mes souvenirs ne m’appartenaient plus.
Ils revenaient par vagues, incontrôlables, brusques, comme si quelqu’un les avait retenus trop longtemps avant de me les lâcher au visage.
Je ne pouvais pas dire quel était le déclencheur.
Peut-être était-ce le silence.
Peut-être était-ce le simple fait d’être encore en vie après tout ce temps.
Mais plus j’y pensais, plus cette vérité s’imposait cruelle et implacable :
Pourquoi Jordan était resté en bas… et pas nous ?
Il y avait une raison.
Une raison terrible.
Et je commençais à avoir peur de la découvrir.
Parce qu’à mesure que je rassemblais les fragments du passé, une certitude horrible grandissait en moi :
Nous n’avions pas juste oublié ce qui s’était passé cette nuit-là.
Nous avions peut-être fait exprès d’oublier.
Comme un instinct de survie.
Comme une barrière mentale posée par notre propre conscience pour nous protéger de quelque chose que nous ne devions pas savoir.
Et maintenant que nous forcions cette barrière à s’effondrer…
Qu’allions-nous retrouver de l’autre côté ?
Une nausée violente me prit à la gorge.
J’avais besoin d’air.
J’ouvris la fenêtre et laissai l’air froid s’engouffrer dans mes poumons, mais ça n’apaisa pas l’oppression qui me tordait les entrailles.
Kentin s’approcha, une tasse de café à la main, et me lança un regard inquiet.
— Finn, t’es sûr que ça va ?
Je voulais lui répondre oui.
Je voulais dire que tout allait bien, que je n’étais pas en train de perdre pied, que je n’étais pas en train de sentir le passé se refermer sur moi comme un piège.
Mais ma gorge resta sèche.
Et à la place, je soufflai :
— On aurait peut-être jamais dû revenir là-bas.
Kentin ne répondit pas tout de suite.
Il observa mon expression, mon souffle irrégulier, mes mains crispées sur le rebord de la fenêtre.
Puis, il posa sa tasse et croisa les bras.
— C’est pas trop tard pour arrêter.
Mais il savait que ce n’était pas vrai.
Tout comme moi.
Nous ne pouvions plus arrêter.
Nous étions trop loin.
Trop proches de la vérité.
Et je savais que cette vérité…
Elle nous attendait.
Quelque part, dans ces tunnels.
Là où nous l’avions laissée.
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