Ererha

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Ererha

L’héritière désignée se dévisageait dans le miroir. Sa domestique brossait avec soin sa longue chevelure d’un bleu métallique. Une autre lui tenait la main pour s’occuper de soigner ses ongles.

“ Madame, il faut arrêter de vous les ronger ! la réprimanda t elle.”

Ererha n’eut aucune réponse. Je n’ai aucun caractère.

L’envie de se les ronger s’amplifia même. Elle préféra alors se pincer la cuisse, tordre sa robe, secouer la jambe comme une dingue.

Les appartements étaient saturés de parfums mêlés : la fleur d'oranger d'hier, et la sauge d'aujourd'hui, une fragrance lourde qu'elle n'appréciait pas.

“ Calmez vous princesse, vous bougez trop, lui fit remarquer sa coiffeuse.”

Alors la jambe d’Ererha cessa de tressauter. Dans le miroir, elle aperçut, nichée sur son lit, sa peluche d’oiseau tonnerre qui paraissait aussi la jugeait de ses orbites vides. Autour d’elle s’agitait une multitude de domestiques. D’habitude, l’héritière conversait avec gaieté. Parler, la seule chose pour laquelle elle ne décevait pas. Cependant, depuis qu’elle eut entendu le souhait de son père de confirmer sa légitime succession au trône, une véritable enclume s’était déposée dans sa poitrine.

Depuis qu'elle comprenait un peu la politique, elle avait toujours cru que l'Empereur choisirait son frère, plus apte à gouverner et père de trois fils. Si jamais le règne de Rarchos venait à durer, qu’Eftios périrait, alors Malak serait devenu l’héritier à son tour. Pour une raison qu’elle ignorait, son père avait pris le risque inconsidérable de placer la pression de l’Empire sur ses frêles épaules. Chétive, naïve, tendre et pas franchement intelligente…

Maintenant, son père exigeait qu’elle vienne le voir. Qu'allait-il lui demander ? De progresser ? De siéger au conseil d’En Haut pour apprendre ? De dompter un oiseau tonnerre pour impressionner les courtisans ? Et pourquoi ne pas jouer de la flûte enchantée en haut du donjon pour bercer le peuple ?

Ererha serra son poing, ce qui lui valut une petite tape de la servante s’occupant de ses doigts.

Père aurait préféré Manaessa en première fille. Il aurait préféré avoir un garçon capable. Il aurait préféré n’importe quel enfant d’Eftios sauf moi.

Abattue, elle sortit de ses songes quand la porte de sa chambre s’ouvrit. La benjamine de la soeurerie, Raessy, avança sur ses gambettes vers son aînée. Les domestiques s’écartèrent, alors les deux sœurs se calinèrent.

“ Ery ! Tu viens jouer ? J’ai fait du thé !

— Désolée, ma belle," murmura-t-elle en passant ses doigts dans les cheveux de paille ébouriffés de la petite, "père veut me voir.

— Oh. Personne ne peut jamais jouer avec moi.”

Ererha préféra ne pas répondre, car elle avait raison. Plus âgé que les jumeaux, Raessy, du haut de ses douze ans, ne grandissait pas, que ce soit en taille ou en maturité. Les sœurs diurnes prêchèrent que Vallia lui gardait son innocence pour lui conférer une vision différente du monde. Ererha y croyait de tout coeur. Pieuse, elle ne remettait jamais en question la parole de l’Ordre Diurne. Elle espérait cependant que Raessy ne se rende jamais compte du regard que la majorité lui portait. Les bruits de couloirs racontaient qu’elle n’avait eu qu’une moitié de cervelle, ou bien qu’elle serait victime de consanguinité, ou alors même qu’une nourrice l’aurait fait tomber quand elle n’était qu’un nourrisson.

Ne les laisse jamais te rabaisser.

Heureusement, Raessy se perdait tant dans son petit monde, qu’elle ne comprenait pas grand-chose au vrai. L’héritière demanda à ce qu’on lui apporte une chaise. Elle écouta de bon cœur les nombreuses petites histoires sans vraiment de sens de sa petite sœur. Quand elle y parvenait, elle rebondissait même sur quelques éléments, ce qui enchantait Raessy.

Coiffée, parfumée et habillée, les domestiques laissèrent la princesse. Avant de quitter la chambre, elle effleura une dernière fois la chevelure en bataille de Raessy. Puis, se dirigeant vers la sortie, elle ordonna que l'on prévienne le chevalier posté devant sa porte. Ererha revêtait une longue robe argentée, parsemée de fils d’ors rappelant le blason de la dynastie Modron : un fond cendré et une plume ambrée scintillante au centre. Elle arpenta les corridors du palais d’Hristos. Les filles de l’empereur résidaient toutes à l’aile droite, au troisième étage. La salle du trône se trouvait au fond du palais, derrière la cour. Pour y accéder, la princesse descendit au rez-de -chaussée, où elle salua les courtisans. Elle longea les jardins par les cloîtres. Son attention se perdait dans la géométrie végétale parfaite des lieux. Les botanistes sélectionnaient avec soin chaque arbre, chaque plante ou fleur, pour qu’elles s’épanouissent à merveille dans la cour. Des jacinthes projetaient leurs auras violettes en dessous d’impériales cyprès. Une fontaine représentant Xidor Ier brandissant une lance rejetait quelques effluves d’eau vers huit points distincts, tous donnait sur une œuvre florale unique. Des coquelicots, des roses blanches, du muguet, des capucines… de somptueux bouquets et des combinaisons tels qu’un œil perdu percevait parfois des couleurs inédites. Cette richesse demandait un entretien colossal, des jardiniers experts, qui mêlait leur savoir botanique à une pointe d’alchimie pour conserver les fleurs tout au long des saisons chaudes. Elle ne pouvait s’empêcher de ressentir l’écrasante perfection des lieux, comme une métaphore de ce que l’on attendait d’elle : un apparat sans défaut, une façade sans faille... Mais en elle, le doute régnait.

Ererha rallia l’arrière-palais, de grands escaliers de marbres s’imposaient devant l’héritière. Elle les monta péniblement, pas aidée par son long apparat.

Deux chevaliers en armures lourdes gardaient l’entrée de la salle du trône. Ils portaient un plastron et une pansière volumineux, bien trop pour être efficace sur un champ de bataille. Aussi étrange que cela pouvait paraître, les gardes privilégiaient l’apparence intimidante de leur équipement au lieu d’une réelle efficacité s’ils étaient amenés à se battre. Ils s’abaissèrent en guise de révérence vers la princesse puis ouvrirent la double porte en bois de noyer ; cette matière lui procurait une teinte sombre, des veines apparentes parcouraient l’imposante entrée de part en part. Des ferronneries s’ajoutaient pour renforcer la sécurité et l’aspect massif de l’accès. Tout cet apparat permettait une démonstration de puissance, d’innateignable, avant même d’apercevoir le trône et l’Empereur.

Ce dernier siégeait sur son assise en cristal Lazelli. L’électricité qui zigzaguait en dessous du seigneur suprême lui procurait une dense lumière l’éclairant de bas en haut. Rarchos Ier se leva et descendit les quelques marches devant lui pour rejoindre sa première fille. Exceptée eux deux, personne ne se trouvait en ces lieux, aussi l’Empereur en profita pour l’étreindre. Après une longue embrassade, il l’attrapa par les épaules et la dévisagea avec une fierté inégale.

“ Tu as la beauté d’une Impératrice.

— Merci, père. Cependant, il s’agit là bien de la seule chose que je puisse avoir d’un tel titre, se lamenta l’héritière.

— Au contraire, Ererha, au contraire.”

Rarchos fit suivre sa parole par un balayement de la main qui termina sa course vers le trône.

“ Tu as bien d’autres qualités. Ton cœur est pur. Tu seras adorée du peuple et des honnêtes gens. Il ne te manque finalement qu’une formation adéquate.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ? Eftios aurait été bien meilleur héritier. Je ne suis même pas encore mariée, comment allez vous convaincre un fils de grand seigneur d’abandonner sa lignée pour prendre celui de sa femme ? A moins que vous ne songiez à ce que les Modron ne règnent plus.

— Être Empereur consort va au-delà d’une question de lignage. Des seigneurs n’ont pas qu’un fils. Regarde Lord Cressy, il a deux fils.

— Son deuxième fils n’a même pas encore fait toutes ses dents, père !

— Il y en a d’autres… mais ce n’est pas le sujet.” L’Empereur lâcha sa fille, il passa sa main nerveusement dans ses cheveux mi-longs. “ J’ai convié ta mère, elle va venir nous rejoindre accompagnée de Sir Alyx.

— Que signifie tout ceci ? ”

L’héritière sentait l’inquiétude de son géniteur, cela renforça la sienne. Les portes s’ouvrirent de nouveau. L’Impératrice s’avança, d’un pas affirmé. Son visage marquait par le questionnement et la préparation d’un courroux à venir.

“ Que signifie tout ceci mon époux ? répéta-t-elle, en écho de sa fille.

— Catelyn, j’ai pris une décision.

— Le ton que tu prends ne me plaît guère, ne tournons pas autour du pot, accouche de tes pensées.

— Ererha, est dorénavant mon héritière. Elle va se rendre chez son oncle, là-bas, elle apprendra la gouvernance et participera au conseil du royaume Venteux.”

L’Impératrice s’immobilisa, les yeux écarquillés. Son regard transperçait Rarchos avec une intensité que seule une souveraine pouvait avoir. La salle du trône se plongeait dans un silence religieux. Elle inspira profondément, comme pour contenir une tempête intérieure. Mais son visage, impassible, ne trahissait encore aucune émotion. Sir Alyx se repositionna, mal à l’aise.

“ Chez… son oncle ? articula-t-elle lentement, chaque mot pesant comme une enclume.”

Rarchos hocha la tête, mais il n’eut pas le temps de répondre avant que Catelyn ne reprenne, plus durement cette fois :

“ C’est insensé ! Loin de nous, loin de la capitale ? Tu veux la cacher ? Ou la punir ? ”

La puissante voix de l’impératrice percuta les recoins de l’endroit, ricochant également sur le trône dans un son grésillant. Ererha, encore figée, sentait sa gorge se nouer. Ses mains tremblaient imperceptiblement sous ses manches, mais elle força son visage à rester neutre, comme on le lui avait appris. Les paroles de son père résonnaient encore dans son esprit, et elle tentait de comprendre ce que cela impliquait. Un exil, ou bien un test ? Pourquoi là-bas ? Et pourquoi si soudainement ?

“ Ce n'est ni une punition, ni un exil, Catelyn, répondit Rarchos d’un ton plus mesuré, mais ferme. Venteux est un bastion sûr, loin des complots qui se trament ici. Là-bas, elle pourra s'épanouir loin des intrigues de la cour, et... la menace qui pèse sur elle. ”

Le cœur d’Ererha rata un battement. Une menace ? De quoi parlait-il ? Ses yeux passèrent de son père à sa mère, cherchant une explication. Catelyn, quant à elle, sembla saisir immédiatement la gravité des paroles de son époux. Son visage pâlit légèrement, mais sa colère n'en fut pas atténuée pour autant.

“ Et tu comptes l’envoyer loin de nous pour la protéger ? lâcha l'Impératrice, glaciale, pourquoi ne pas renforcer la garde ici ? Pourquoi ne pas traiter cette menace de face, comme un empereur se doit de le faire ? ”

Rarchos soupira, sa patience mise à l’épreuve.

“ Ce n'est pas si simple. Lord Flint est déjà sur le coup, mais je ne prendrai pas le risque que cette menace devienne réalité. Ererha doit partir. ”

Un silence lourd s’installa, coupant court à tout échange. Ererha ouvrit enfin la bouche, mais sa voix se brisa en un murmure presque inaudible :

“ Père… que vais-je devenir là-bas ? ”

Son regard suppliant, empli d'incompréhension, fit vaciller un instant la détermination de Rarchos. Il se reprit cependant aussitôt :

“ Tu vas devenir celle que tu es destinée à être, Ererha, dit-il en douceur, tu apprendras à gouverner, à faire face aux responsabilités qui t'incombent. Et surtout, tu seras en sécurité. ”

Catelyn détourna finalement le regard, se résignant malgré elle. Le silence qui suivit était lourd de reproches, mais elle savait qu'aucun mot ne changerait la décision de l’Empereur.

“ Prépare tes affaires, finit-elle par dire, fébrile, à sa fille. Tu pars à l’aube. ”

Ererha, le cœur lourd et les jambes vacillantes, hocha faiblement la tête. Tout s'effondrait autour d'elle.

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