- 3 Sabbats
3.1
La malfaisance des puritaines
Je contemplais un instant, avec inquiétude, ces nombreuses parcelles de jardins en disgrâce, résidus de potagers et de vergers, s’étalant d’un versant à l’autre des troglodytes, où ne semblaient pousser que des rosiers sans roses, des broussailles et des tapis de ronces, des bosquets d’orties, le chiendent et l’arbre fruitier sec, torve et infertile… puis je quittais la place, sans remords.
Cette fois, je pris par le sentier. Je voulais m’offrir le temps de l’anticipation, voir un peu vers quoi je me dirigeais, pétri d’angoisse, d’interrogations et de craintes. Et j’ose avouer, dès ce stade, que seul le feu du désir me poussait à poursuivre l’exploration, au lieu de remonter en courant, hurlant d’effroi.
Ce que je voyais depuis ces altitudes aurait du me dicter le demi-tour :
des campagnes d’une laideur absolue, stériles, rocailleuses, parsemées d’habitats misérables ou leurs ruines, de bocages et de marais sinistres, ainsi que des foyers allumés ou leurs braises un peu partout. Dans l’horizon, ce qui paraissait une forêt, noyée de brumes. Le tout recouvert d’un ciel de cendre, où les fumées venaient s’amonceler pour se répandre en un plafond de grisaille. Quelle désolation ! Quel naufrage !
Pourtant j’y allais…
Bientôt, à ma grande surprise, je croisai en chemin la voisine de l’un de mes anciens logements. Je la savais défunte, nous avions été amis – de lui avoir offert mon aide, puis fâchés – pour une raison que j’ignore encore, ou peut-être parce qu’elle me croyait coquin au-delà de la réalité et se voulait chaste jusqu’au bout des ongles…
Elle remontait de ce paysage, voûtée, les épaules chargées de fagots tenus par des cordages enroulés autour les poings, le pas lourd et lent, la mine âpre, la peau abondamment fripée.
— Hey, mais n’est-ce pas Geneviève que je vois là !? – ai-je lancé sur le ton le plus léger qui soit.
Elle releva un visage de mépris au rictus franc.
— J’ n’ai pas une seconde à perdre, avec des idiots qui errent en interpellant les inconnues ! Poussez-vous, monsieur… sinon,que me voulez-vous, l’étranger ?
— Mais… Geneviève ! Ne me reconnais-tu pas ?!
Elle libéra une main, prit l’extrémité du long tissu froissé qui pendait à son cou, s’en essuya le front, perlant de sueur, les yeux et me regarda mieux.
— Oh, toi… ici... !?
— Ma foi… pas vraiment de mon propre chef, tu peux me croire.
— Ah… et que fais-tu alors, dans les parages ?
— Je visite, dirons-nous… et j’essaye d’aller d’où tu viens.
— D’où je viens ? – affichant un air étonné.
— Oui, là-bas – je montrais la plaine.
— J’viens pas d’ là, idiot. T’es toujours aussi bête, j’ vois. Regarde c’ que j’ trimballe, du con ! Tu crois qu’on peut trouver ça dans cet endroit ? Tsss. C’est d’ la forêt que j’ viens !
« Toujours aussi aimable sous ses airs, désormais révolus, de politesse hypocrite », me dis-je, reculant d’un pas, comme pour éviter un postillon de malfaisance.
— Et j’ te conseille de n’ pas y mett’ les pieds, l’idiot. Après… tu fais c’que tu veux, m’en fout.
— J’ n’en ai pas l’intention… mais pourquoi ?
— Parc’ que, qui n’ connaît rien à cette maudite forêt n’en ressort jamais, ou en morceaux, bons à jeter aux loups... qui rôdent dedans. Bon, allez... assez palabré pour rien, laisse-moi partir maint’nant.
— Je note le conseil. Et bien merci, Geneviève et…
— Et fout-moi la paix, surtout. C’est assez de t’avoir eu en voisin, autr’fois.
— Je te renvois le compliment. Adieu donc.
Elle cracha un glaviot verdâtre entre mes pieds, venimeuse : gerbant une suite de mots inintelligibles. Rechargea son fagot aux épaules, encore vociférante. Et je la regardais monter le sentier, une pitié naissante dans la poitrine, tout en songeant qu’elle était bien à sa place ici, la vioque, aucune doute possible.
Et je repris la mienne, de route, me disant à moi-même que cela ne me dérangerait pas outre mesure de creuser ma tombe au pays des idiots, s’il existe, pourvu qu’il soit loin de ce lieu infâme.
3.2
L’art de l’émancipation sexuelle
Des cris stridents, sortis de créatures invisibles, sillonnaient les épaisses nappes anthracites, au-dessus, et de dessous s’élevaient des chants lointains, entrecoupés de hurlements lugubres. Je commençais sérieusement à regretter mon obéissance aveugle à la pulsion insatiable du bas-ventre, et ma satanée curiosité maladive. Cette famine sexuelle me conduisait à l’abattoir, pour sûr.
Il me fallut parcourir les champs désolés de la contrée, pour découvrir ce qu’étaient vraiment ses foyers écarlates. Le premier ne m’effara pas plus que ça, sans être rassurant : des braises crépitantes, attisées par des tiges et des tisonniers, autour de quoi des femmes encapuchonnées se tenaient assises, se balançant et psalmodiant continuellement une litanie marmonnée en chœur. Pour ma veine, elles n’auront pas remarqué ma présence et pour rien au monde je ne me serais amusé à les approcher.
Je continuais…
Plus loin, au devant des maisons et des masures, ou dans leurs cours, qui constituaient des bourgs, des groupes d’hommes ou de femmes, les deux sexes à part, se parlaient entre eux, jetant parfois des regards suspicieux vers les alentours. Et leurs paroles ne s’avérèrent être que des ‘’messes basses’’. Je compris assez vite qu’ils se contentaient de prolonger ce qu’ils avaient tant aimé faire de leur vivant, à la surface du monde : colporter des rumeurs et des ragots, interminablement, entretenir leur précieux besoin de médisance continuelle, se croyant meilleurs qu’autrui et finalement pires.
« Encore du venin », me dis-je, en quittant les habitats pour aller voir de plus près ce qui flamboyait autant au cœur des terres. Sans m’attarder eb passant devant les étals malfamés des marchands, qui vendaient en les vantant à la criée leurs poisons le long des lisières...
Le premier fut un tel bûcher, que ses flammes dansaient dans les hauteurs en esquissant des monstres impulsifs, soit grotesques, soit hideux. Tout autour, des femmes grasses et nues faisaient une ronde mouvante, se tenant par la main et chantant à tue-tête, pour ne pas les dire ‘’aboyantes’’. Derrière elles, allongés, chevilles et poignets liés, des hommes, nus également, gesticulaient en vain, la bouche bâillonnée.
Je me félicita de ne pas en être, et ne m’attarda pas ici non plus…
Hélas, le suivant ne révéla rien de plus encourageant : non seulement son feu redoublait de voracité, son cercle de femmes sauvages dansait en sus de maugréer des incantations, sans se tenir entre elles, mais les deux sexes copulaient intensément dans un fossé qui entourait le sabbat de débauche. Exhalations de sperme et d’alcool à la clef, venant piquer mes narines. Des bouteilles vides par dizaines, gisant au sol, indiquaient que beaucoup étaient saouls et certains autrement drogués : des narguilés posés aux quatre directions.
Et bien que je fusse terriblement tenté de m’abandonner à mon tour, à cette orgie magnétique, et m’émanciper de toutes mes frustrations cumulées, ce que je vis en m’y attardant plus longuement m’en passa l’envie, tout net :
quand les ébats du ravin étaient consommés, des bougresses allaient à quatre vers le bonhomme, afin d’entamer un rituel sur lui, jusqu’à ce qu’il entre en transe, le corps soulevé de soubresauts, les yeux révulsés, poussant des râles de plaisir incontrôlé. Alors, l’une d’elles le chevauchait, pareille à la chienne lubrique en rut, et bien vite des ombres venaient, entraient et en ressortaient, la rendant furieuse de désir. Le laissant au final comme mort, quand cessait leur sorcellerie.
J’étais horrifié.
Je préférai alors garder pour moi l’appétit des pulsions animales – qui me poussait toujours plus loin, et satisfaire seulement ma curiosité en m’approchant du territoire interdit qui, disait-on, abritait le nid de tous les dangers. Faisant fi de l’avertissement de l’ex-voisine.
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