Chapitre 1 : La Chute
Les éclats de rires d’enfants retentissaient dans l’horizon. Un ciel uniformément gris recouvrait la petite ville de Whitestone et annonçait une pluie, qui ne ferait pas de mal aux récoltes. Cette ville devait son nom à la blancheur de ses bâtiments qui n’avait rien à envier à celle du Palais de Chrysildia. Bâtie il y a, selon les sources, environ un millénaire, Whitestone est la dernière ville humaine avant la frontière entre le royaume des Hommes et celui des Elfes. La délimitation n’était pas compliquée : il n’y avait que des champs à perte de vue, jusqu’à ce que vous arriviez devant une forêt dense aux arbres épais : là commençait le royaume des Elfes.
En outre, comme les historiens n’hésitent pas à le rappeler, la ville a aussi été bâtie sur l’ancien royaume des Golems, dont le nom a disparu avec eux, après une guerre sanglante. Elle témoigne de la défaite des machines et du triomphe des Hommes, qui montrent par là même leur détermination à gagner peu à peu les terres qu’on leur a arraché.
Si Whitestone vivait principalement de ses champs et ses élevages de porcs et de chevaux, sa proximité avec le royaume des Elfes avait conduit de nombreux magiciens en herbe à s’installer là. On pouvait donc voir quelques tours crever l’horizon çà et là, demeures des sages et magiciens, la plus grande abritant la Guilde des Mages. C’était principalement là qu’on soutirait des informations aux Elfes pour mieux maîtriser la magie – en d’autres termes, on les torturait.
Les Magiciens d’aujourd’hui inspirent certes moins de méfiance qu’il y a quelques années, mais les passants ne peuvent s’empêcher de murmurer sur leur passage. « Ils amènent le mauvais œil », disait-on. « Ils sont présages de malheur, voire de mort », rajoutait un autre. Ces rumeurs venaient essentiellement de la manière dont les Hommes avaient acquis la magie, ainsi qu’une bonne partie de leur savoir : par la force. Dans leur quête d’expansion territoriale, une grande partie de la Forêt Centrale fut rasée, ne laissant qu’un quart du Royaume des Elfes de jadis. Ces derniers, affaiblis et écrasés par la puissance d’arme, n’eurent d’autres choix que de se rendre. C’est ainsi que les Elfes furent réduits en esclavage, échangeant leur survie contre leur savoir magique.
C’est dans l’une de ces tours de Mages en ruine, à l’extérieur de Whitestone, que deux petits garçons s’aventurèrent à l’aube de ce jour. Le plus petit, blond et chétif, se précipitait vers la lourde porte en bois, pendant que son ami, les cheveux bruns et l’air malade, traînait derrière. Tous deux n’étaient âgés que de huit ans alors.
— Alors Cyan, tu comptes venir m’aider ? s’exclama le blond en se détournant de la porte.
Le dénommé Cyan arriva enfin près de lui en boitillant, la respiration bruyante.
— Laisse-moi juste… un instant…
— Si on attend plus longtemps, nos parents vont s’apercevoir de notre absence ! Ça ne te rend pas curieux de savoir ce qu’il y a là-dedans ? Imagine ce qu’on trouvera dans cette tour-là !
Il y avait quelques semaines, ils avaient en effet visité une autre tour de magicien, où ils avaient découvert des bâtons, des orbes qui semblaient contenir de la fumée, et de lourds grimoires rédigés en langue inconnue, parsemés de dessins et de symboles incompréhensibles. Mais ils s’étaient fait surprendre par le propriétaire des lieux qui avait tôt fait de les ramener à leurs parents, lesquels les disputèrent et les interdirent de sortir.
Mais la curiosité étant plus forte que tout, Dekan avait de nouveau entraîné Cyan avec lui dans un tour en ruine – cette fois, ils étaient sûrs qu’elle était abandonnée.
— De toute façon, je ne pense pas t’être d’une grande aide, marmonna le brun en s’approchant.
— Tais-toi donc et aide-moi à pousser cette porte !
Le jeune garçon s’exécuta sans rien ajouter, et ensemble, ils parvinrent à ouvrir la porte dans un concert de grincements. À l’intérieur, il régnait une pénombre si épaisse que même le soleil n’arrivait pas à la dissiper. Le pas des enfants se fit aussitôt plus hésitant. Mais à cet âge, il peut se produire un phénomène étonnant par lequel la curiosité prend le pas sur tout le reste, y compris la peur et le danger.
C’est ainsi qu’elle poussa Dekan à avancer, poussant lui-même Cyan dans le dos. Le sol était en bois, usé par le temps et aux planches inégales, les murs de pierre étaient parcourus de larges lézardes, et le plafond au-dessus d’eux retenaient à grand peine de lourdes pierres, menaçant de s’effondrer à tout instant. Mais les enfants, inconscients du danger, s’avancèrent dans le noir.
Soudain, Cyan disparu, laissant place à un cri déchirant qui se répercutait en écho contre les murs de pierre. Avant même de comprendre ce qui venait d’arriver, Dekan posa un pied devant lui – le pas de trop – et glissa sur les pierres. Entraîné par son poids, il bascula en avant, dans un trou immense.
À son tour, il poussa un cri qui fut interrompu par un bruit sourd alors qu’il s’écrasait sur un rebord. Cyan ne semblait pas avoir eu cette chance. Son cri continuait de résonner dans le vide.
Une douleur lancinante déchira son bras cassé. Dekan poussa un nouveau cri, de douleur cette fois, avant de reculer contre le mur froid. Où était-il ? Pourquoi y avait-il un trou gigantesque dans une tour de mage ? Et où était Cyan ?
S’il vous plaît, quelqu’un, implora-t-il. Aidez-moi… Il n’y voyait rien, comme si un épais voile noir recouvrait ses yeux. Ce qu’il lui fallait, c’était… de la lumière.
Cette pensée lui avait à peine effleuré l’esprit qu’il ressentit une douce et bienveillante chaleur envahir son cœur, se répandre dans tout son corps et apaiser la douleur de son bras. Une lumière l’enveloppa, semblant émerger de son propre corps, baignant la pierre brute d’une aura dorée qui parvenait même à dissiper ces ténèbres d’une épaisseur surnaturelle.
Dekan retint un cri de surprise mêlé de terreur : la surprise causée par l’apparition soudaine de cette lumière, et la terreur devant ce qu’elle lui faisait voir.
Là, encastré dans la roche, un visage le regardait. Un visage ? Non, il n’avait rien d’humain. C’était une sorte d’ovale en métal perforée de deux trous semblables à deux orbites vides, ce qui était loin de rassurer le jeune homme. Une autre plaque de métal, plus rouillée que la « tête », était fixée presque immédiatement sous les yeux et pendait comme une mâchoire cassée.
En promenant son regard sur les murs du gouffre, la respiration tremblante, Dekan découvrit d’autres débris semblables : là, il pensait reconnaître une main, ici un torse qui ressemblait plutôt au plastron d’une armure, et là-bas… était-ce un cœur ? Qu’était tout cela ? Qu’est-ce que cela faisait ici ? Pourquoi y avait-il un tel lieu près de Whitestone ? Et qu’étaient ces humains mécaniques ?
Un long frisson parcourut l’échine de l’enfant en faisant vaciller la lumière qui émanait toujours de lui. Il mit plusieurs secondes à comprendre l’origine de son tremblement : la voix de Cyan s’était tue. La peur s’empara aussitôt de Dekan, resserra son emprise sur son cœur.
— Cyan… ? demanda-t-il d’une voix tremblante. CYAN ?
La lumière vacilla de nouveau avant de s’éteindre. Il se retrouva une nouvelle fois dans le noir complet, seul avec sa peur et l’écho du cri désespéré de Cyan qui résonnait encore dans ses oreilles. Sa respiration s’accéléra alors qu’il se colla contre les murs de pierre pour ne pas tomber dans le vide. Son sang martelait ses tempes et, contre son dos, il reconnut le visage de métal qu’il avait aperçu. C’en était trop pour lui, et tandis qu’il s’évanouissait, son corps glissa sur le côté et s’effondra sur le sol.
— Et le jeune Cyan ? Qu’est-il advenu de lui ?
Dekan revenait peu à peu à lui, sans pour autant ouvrir les yeux. Ses sens étaient engourdis et la tête lui tournait, il avait l’impression d’être allongé sur un nuage. Une couverture épaisse et chaude recouvrait tout son petit corps et il comprit qu’il se trouvait dans un lit.
Près de lui, il reconnut la voix de son père. Il devait être assis tout près de lui. Et, pour une raison étrange, sa voix était entrecoupée de sanglots. Cela ne ressemblait pas à son père d’être triste, ce qui inquiéta le jeune homme.
— Le dernier-né des Astia ? demanda une deuxième voix qu’il ne connaissait pas, lente et profonde. Je crains qu’il n’y ait plus d’espoir pour lui. Il a sombré dans les tunnels de la Galaïda. Qui sait ce qui se cache encore là-dessous ? Si la chute ne l’a pas tué, autre chose l’aura fait.
— Les Golems ?
— Ce qu’il en reste, j’en ai bien peur.
— Cela ne se peut…, déplora le père de Dekan. Pauvre Lydia, son seul fils…
Dekan avait beaucoup de mal à saisir les mots que les deux hommes prononçaient, plus encore à en saisir le sens. Que voulaient-ils dire ? Cyan n’était pas… ? Il ne pouvait pas l’être !
Un long et douloureux silence s’ensuivit, pendant lequel il n’ouvrit toujours pas les yeux. Sa curiosité le piquait au vif, et il sentait que son père brûlait de dire quelque chose à l’autre homme. Il ne voulait pas interrompre la conversation sans savoir de quoi il s’agissait. Mais finalement, ce fut l’autre homme qui brisa le silence.
— À propos de ce que vous m’avez confessé…
— Je reste ferme à ce sujet, répondit aussitôt son père. Mes sens ne m’ont pas joué quelque tour, mes yeux ne m’ont pas trompé. J’ai vu la lumière qui jaillissait de son corps comme le soleil au jour du Solstice. Croyez-moi, Lyndo, je ne suis pas fou…
— Je vous crois, Rodghar. Malgré l’improbabilité de la situation, je n’imagine pas quelles raisons pourraient vous pousser à mentir. Je dois au contraire vous avouer me sentir soulagé que vous ne m’ayez pas caché cela.
— Mais Lyndo… C’est impossible.
— Je sais.
Nouveau silence. Dekan ne comprenait rien. De quoi parlaient-ils ?
Puis la scène lui revint en mémoire : il était au bord du précipice, le bras cassé – c’est à cet instant qu’il remarqua que la douleur avait disparue – et il avait imploré en son for intérieur pour avoir de la lumière… Et elle était apparue, douce, chaleureuse et réconfortante.
Cependant, la conversation de son père avec le dénommé Lyndo ne l’aidait pas à comprendre ce qui s’était passé.
— Seuls les Gardiens possèdent la Lumière. Je ne sais pas comment votre fils en a été doté, mais cela ne peut signifier qu’une seul chose… Il doit nous rejoindre.
— Non ! s’écria Rodghar si fort que Dekan manqua d’ouvrir les yeux. Je vous en prie, pas ça…
— Nous n’avons pas d’autres choix, Rodghar. Porter la Lumière signifie appartenir à la Garde d’Izindor, qu’on le veuille ou non.
— Mais les Gardiens n’ont pas de famille… Cela signifie…
— Qu’il devra vous renier, en effet.
Le ton de Lyndo s’était fait plus compatissant, mais Dekan percevait sa hâte dans sa voix. Il n’avait toujours aucune idée de ce qu’il se tramait. La Garde d’Izindor ? « Porter la Lumière » ? Son cerveau, toujours à moitié endormi, était de plus en plus embrouillé. Ce qui n’avait rien pour l’arranger.
Des pas lourds firent craquer le plancher, et il devina que Lyndo devait s’être rapproché de son père, et donc du lit. En effet, il manqua de sursauter en entendant sa lourde voix presque au-dessus de sa tête.
— Je suis vraiment navré, Rodghar. Sincèrement.
— Je vous crois, Lyndo, nous sommes amis depuis si longtemps que je n’ai aucun doute sur vos paroles… Mais abandonner mon fils…
— Il est promis à un grand avenir. Avec votre permission, je l’emmènerai à Chrysildia pour débuter sa formation.
— Et si… Et si je me trompais ? Et si j’avais imaginé tout cela ?
— Vous m’avez assuré vous-même que vos sens ne vous trompaient pas, Rodghar. J’aimerais qu’il en soit autrement, mais la réalité est ainsi. Votre fils doit devenir un Gardien.
Nouveau silence, bien plus pesant que le précédent. Dekan commençait à comprendre ce qui se passait et cela l’horrifiait. Il tenta d’ouvrir les yeux, de bouger un bras, de faire signe à son père de refuser, mais son corps semblait refuser de lui répondre. Un sanglot, puis deux, et son père pleura. Dekan n’eut d’autre choix que de l’écouter, impuissant, sans même pouvoir esquisser un mouvement pour le rassurer ou le réconforter. Il ne pouvait qu’attendre.
Enfin, après de longues minutes, Rodghar sembla se calmer et parvint à hoqueter :
— C’est d’accord…
— Alors nous partirons dès demain, lorsque ses blessures seront guéries, conclut Lyndo d’une voix calme.
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