6.
Il sera 23 heures dans moins d’une minute. Je suis assis sur le parquet inconfortable, tentant de me souvenir de ce que j’ai fait depuis la réapparition de Sara sur ce bout de papier. Je crois qu’à peu de chose près, c’est comparable à ses six derniers jours ; autrement dit rien de très palpitant.
Lorsqu’a cessé l’électricité, j’ai perdu mes rares loisirs qu’étaient l’informatique et le cinéma. Mon PC portable disposait bien d’un lecteur DVD, mais comme j’avais la fâcheuse tendance à le brancher que lorsqu’il indiquait moins de 10 pour cent d’autonomie, je n’en ai pas profité longtemps ; juste le temps de visiter mon répertoire qu’il s’est mis en veille éternelle. Je n’ai donc pas visionné de dernier film, de dernier classique ; je me demande ce que j’aurais fini par choisir d’ailleurs – sûrement pas Deep Impact, sans mauvais jeux de mots.
Heureusement, mon iPod était chargé. J’en ai profité jusqu’à ce qu’il s’éteigne mystérieusement à 8 pour cent d’autonomie. Lorsque son écran a viré au noir, j’écoutais l’œuvre d’un inconnu nommé Fabien Delaley : La fable du fondeur ; et ce n’était même pas tant une chanson puisque cet artiste était plutôt compositeur que chanteur. Si j’avais su que cette musique serait la dernière, je n’aurais certainement pas opté pour un concert d’instruments électroniques, mais pour un titre plus circonstancié comme Imagine ou SOS d’un terrien en détresse. J’ai eu beau tout tenter pour le rallumer, mon nouveau compagnon ne s’est plus appelé Dell ni Apple, mais Silence.
Abandonner toute notre technologie n’a pas été simple. J’avais beau affirmer ne pas être attaché aux choses, que je pouvais vivre une semaine sans internet, sans voiture ni téléphone, je me suis retrouvé comme un fumeur en sevrage. Je suis même descendu trouver ma DS4, dans l’espoir d’utiliser le chargeur 24 volts pour mon iPod. Mais sur le parking une surprise m’attendait. Toutes les voitures étaient sur cale, capots levés et portes ouvertes. Comme les autres, on m’avait volé ma batterie et siphonné tout mon réservoir. Je suis resté pantois face à ce cimetière de bagnoles désossées, et je n’ai pas eu d’autre choix que d’accepter mon nouvel ami. Ça n’a pas eu que de mauvais aspects. J’avoue que, assis sur une chaise ou couché sur mon lit, le temps est passé beaucoup moins vite qu’en enfilant les films ou en écoutant des chansons pour la centième fois. Enfin, jusqu’à ce que je retrouve ce vieux transistor à piles que je n’avais pas allumé depuis des années – appareil qui a fini par s’éteindre, lui aussi, il y a maintenant presque deux heures.
Là, tout de suite, j’apprécierais bien un morceau de musique d’ailleurs. J’en ai même très envie. Autant envie que d’une fringale de chocolat à une heure du matin, comme du temps où tout allait bien. Il doit forcément demeurer une source d’énergie que je pourrais détourner pour quelques pourcents supplémentaires sur mon iPod, mais… je ne vois pas franchement laquelle. J’ai déjà tout passé en revue et mis à part une bonne vieille prise murale 220V, il n’y a rien qu’y puisse se substituer à une batterie. Rien que je puisse bricoler.
À moins que…
Je viens de repenser à cette batterie externe que j’avais reçue en cadeau de fin d’année de mon généreux patron ; ce genre d’appareil qu’on recharge d’un côté pour le vider de l’autre avec le même câble. Et, de fil en aiguille, je me souviens que je l’ai laissée dans la boite à gant de la voiture après l’avoir rechargée il n’y a pas si longtemps. Ni une ni deux, enjôlé par cette superbe activité qui va bien m’occuper la tête pendant deux minutes, je passe une chemise dont je ne ferme que deux boutons, ramasse une lampe torche, me cogne un orteil dans un Stephen King qui gisait dans l’entrée et ouvre la porte tout en enfilant mes baskets. La cage d’escalier est totalement noire. Mais ce n’est pas ça qui me frappe en premier. C’est l’odeur.
Une odeur de fumée.
J’allume ma baladeuse et là je décèle l’épais panache gris sinuant à travers les couloirs. Le feu. Il y a le feu quelque part. Je tousse, porte une main à la bouche et claque la porte. Celle-ci à peine fermée, je réalise que si je ne fais rien, que je reste planté là, à attendre, les flammes vont soustraire au moins un mort à Kathairesis.
Je cours à la fenêtre, penche la tête en bas et constate un petit attroupement au pied de l’immeuble. À peu de chose près, je suis presque sûr que tous m’ont repéré. Je jette un œil au-dessus et vois au même moment une ombre filer devant mes yeux. Je recule. Quelqu’un vient de se jeter depuis un étage supérieur. Alors, tout doucement, je m’approche du bord et regarde en bas. La foule s’est amassée autour du corps. Un type s’est agenouillé et vérifie probablement si la victime est vivante. Puis j’entends crier. Les gens s’éparpillent et un second cadavre heurte le sol.
Je suis horrifié. Tant et si bien que je mets mes deux mains sur la bouche pour contenir un cri.
— Vous, là-haut. Sortez !
J’observe les petites masses et distingue que l’une d’elle me fait des signes. Une nouvelle fois, je me fais presque un torticolis à vérifier si c’est à moi que l’on s’adresse ou au futur suicidé. Je regarde plus haut, distingue des flammes et comprends que l’incendie se joue en partie un étage au-dessus de ma tête. Je regarde tour à tour les cadavres en bas, le feu en haut, et une curieuse opération s’effectue en moi ; l’affrontement de deux idées farouchement opposées. Je sais que je suis condamné, je n’ai pas d’abri, pas de moyen de transport pour rejoindre les confins de Sibérie ou d’Amérique. Alors à quoi bon vouloir sauver ma vie ? Mon dénouement sera funeste quoi qu’il arrive. Et à choisir, je préfère peut-être sauter que brûler. Sauter que de me noyer. L’idée s’étudie. Mais je sous-estime cette force plus ou moins développée que chaque humain recèle en lui, formidable mécanisme naturel empêchant de mettre sa propre intégrité en péril : l’instinct de survie.
Je me retourne et cours jusqu’à la cuisine. Je saisis un torchon, le mouille sous le pauvre filet d’eau qui reste au robinet, le plie en triangle et me le noue derrière la tête tel un contrebandier californien du XIXe siècle. Je rejoins ma porte d’entrée au bas de laquelle une petite lueur scintille. Au moment d’ouvrir, j’espère ne pas créer un appel d’air me transformant en torche humaine. J’hésite. Je tergiverse. Mais le fait de savoir qu’on va mourir donne un drôle de courage, car je tire le battant de toutes mes forces. Rien. Il ne se passe rien. Il y a bien quelques flammes, mais elles restent où elles sont, à une dizaine de mètres. Il en faut sûrement plus pour créer cet effet brasier.
Je me dirige vers la cage d’escalier lorsque des cris jaillissent. Je tends l’oreille. Cela vient d’au-dessus. Nouveau dilemme, nouvelle incohérence. Pourquoi sauver un condamné ? C’est comme soigner un cancéreux en phase terminale ou un militaire agonisant sur un champ de bataille avec deux balles dans la poitrine. Je me dis que je ne suis pas un héros. Mais je me dis que je ne suis pas une ordure non plus. Enfin je pourrais en devenir une pour quelques heures après tout. Quelle importance ? Personne ne saura jamais rien de ma lâcheté.
Allez, je me tire.
Je m’élance dans l’escalier lorsque le cri se fait plus aigu, plus strident. Plus enfantin. Je m’immobilise. Certaines ordures ont un code d’honneur. Du genre ni femme ni enfant. Et l’enfance a un parfum particulier pour moi. Je laisse le héros chasser le pourri et remonte les marches quatre à quatre. Je n’ai aucun mal à analyser la situation qui se présente face à moi. Il y a un gamin d’environ 4 ou 5 ans en plein milieu du couloir, hurlant à côté d’un corps vautré sur le tapis sale. Je m’approche et saisis le petit. Il n’oppose pas de résistance mais hurle encore plus fort au fur et à mesure que l’on s’éloigne du cadavre. Alors je me dis que le cadavre n’en est peut-être pas un. Je fais demi-tour, pose l’enfant et remarque qu’il s’agit d’une femme après m’être suffisamment approché. Après un bref examen, je réalise qu’elle respire. Je ne sais absolument pas ce qui l’a mise dans cet état. Je pose la question au garçonnet, mais il ne sait plus rien faire d’autre que geindre. Je soupire. Il y a 5 minutes, je rêvais d’écouter The End des Doors, et je suis désormais au cœur d’un incendie, à tenter de sauver une femme et un enfant qui vont mourir.
La femme est menue – maigrichonne même. Pourtant, je me sens incapable de la soulever et encore moins de la hisser sur mon épaule. Je confie ma lampe torche au gamin, retourne sa mère – ou je ne sais qui – sur le dos et attrape ses poignets. Doucement je recule en m’arrangeant pour que sa tête reste le plus haut possible. Après quelques pas, je m’aperçois qu’elle n’est pas très lourde et que de descendre les escaliers comme ça risquerait d’aggraver ses blessures potentielles. Je change de méthode. Je passe mes mains autour de sa poitrine, la soulève et la tire en faisant rebondir ses pieds sur chaque marche. C’est mieux que la tête. De toute façon, je ne peux pas faire grand-chose de plus…
En marchant, je sens ses seins contre mes bras. C’est un acte qui m’aurait rendu terriblement mal à l’aise quelques semaines plus tôt. Il n’exerce plus la moindre considération désormais. Ni embarras ni excitation déplacée. Je suis un corps qui transporte un corps.
Nous avançons dans la grisaille, toussant et crachant à même le sol. L’enfant s’est calmé mais éclaire tout et n’importe quoi. Je l’invective pour qu’il dirige le faisceau vers l’escalier. Nous descendons ainsi jusqu’au rez-de-chaussée. Il me tient la porte et nous quittons le bâtiment beaucoup plus facilement que dans un film où un tas de trucs dégringolent sur les héros. L’air réanime mes poumons aussitôt. À ma grande surprise, des gens viennent à notre contact. L’un veut prendre l’enfant par la main. Je le reconnais. C’est un voisin. Je laisse faire et les regarde s’écarter de la zone. Un autre s’agenouille près de ma victime et déploie le contenu d’une valise. Dans son dos figurent les sigles ght lorraine nord et, en plus petit, hôpital de mercy. Il s’agit très probablement du dernier des derniers sauveteurs-docteurs-urgentistes-hommes-à-tout-faire du coin. Tandis qu’il installe un masque à oxygène sur la femme inconsciente, j’en profite pour observer ce qui m’entoure.
Je ne peux pas compter combien de cadavres sont disposés sur le trottoir, ni préciser s’ils sont morts suicidés ou autrement, mais ils sont bien là… Immobiles, raides, froids, tièdes ; voire encore chauds. Aucun drap ne masque leur dernière expression. Le seul traitement post mortem s’en tient à un alignement méthodique, mêlant membres de mêmes familles à des inconnus. Il y a des vieux, des hommes, des femmes. Des enfants.
Je me retourne vers mes deux rescapés. Le garçonnet est dans les bras du voisin, qui lui caresse les cheveux. Ce dernier a prudemment tourné le gamin vers un bosquet afin qu’il ne voie pas sa mère. Je remets mieux sa tête et me souviens que c’est un gentil type. Le genre de gars qui vient sonner à la porte quand on a oublié de couper les phares de la voiture. « Pas que vous soyez emmerdé demain pour aller au boulot ! »
Je vois ses lèvres remuer. Il console le petit tant qu’il peut. Je me demande bien quels mots il utilise.
De son côté, le docteur s’active toujours auprès de la mère, alternant diverses injections et doses d’oxygène. Je m’assois sur le rebord du trottoir, contemplant la triste scène qui m’est offerte, lorsqu’un homme s’approche de moi avec un regard de dément.
— Mon fils. Vous avez vu mon fils ? Je le cherche depuis hier.
Je ne sais pas quoi dire. Je hoche la tête, ni pour oui ni pour non. Il se retourne et je vois un porte-bébé vide dans son dos. Tout est envisageable. Le kidnapping par un inconnu. Peut-être par la mère qui se serait enfuie avec. Ou bien qui sait s’il n’a pas tué son propre enfant pour lui éviter le pire, et que, traumatisé par cet acte, il en aurait perdu la raison pour errer depuis. Allez savoir. Maintenant que mon appartement brûle et que je suis dehors, je risque de me mêler plus d’une fois au désespoir jusqu’au lever du jour.
Le type s’en va finalement poser la même question à d’autres gens, le pas lourd et instable.
Je baisse les yeux, m’attendant à sentir les larmes déferler sur mon visage. Rien ne se produit.
Lorsque je relève la tête, le médecin n’est plus là. Un frisson me parcourt. Je cherche le petit garçon. Il n’est plus là non plus. Et pour cause : il a rejoint sa mère. Cette dernière, faible et fatiguée, porte une main bienveillante sur sa joue. Elle est tirée d’affaire pour le moment et au moins pour quelques heures. J’esquisse un sourire. Sauver cette femme n’était pas vain ; cela a permis d’empêcher un enfant de mourir seul. Tout ce que mes parents n’ont pas su faire, en somme. L’envie de les rejoindre me traverse l’esprit. Mais je ne sais pas comment les aborder. Je n’ai jamais aimé être congratulé ni mis en avant, que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Et puis je n’ai pas envie qu’elle me dise un truc du genre : merci de nous avoir fait gagner toutes ces heures.
Dans mon dos, mon immeuble flambe. À ma gauche, des gens errent parmi des blessés. À ma droite et en face de moi s’entassent des cadavres. Les enfers ont vraisemblablement gagné la terre, recouvrant le macadam de nos villes qui s’effondrent.
Et maintenant, que faire ? me demandé-je.
Puis la question se dissipe sans que je ne l’ordonne. Nous ne sommes plus à l’heure de la réflexion et de la concertation. Nos agissements doivent être directs et spontanés. Uniquement guidés par nos instincts. Alors je me lève et traverse la foule geignarde, me disant simplement que je me suis toujours bien senti dans le centre-ville.
Alors pourquoi ne pas y faire un dernier tour ?
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