11.

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La voiture s’est immobilisée à une dizaine de mètres, moteur tournant et pleins phares braqués sur nous. Je me demande pourquoi le conducteur s’est arrêté et mets tout de suite en doute ses intentions. Sûrement a-t-il repéré la fille, ambitionne-t-il de me descendre et de la violer jusqu’au jour – après l’épisode du parking et de ma rencontre avec ces gens se transformant en monstres sanguinaires à la première contrariété, je vois le mal partout.

J’entends un cliquetis métallique puis une porte s’ouvrir. Quelqu’un descend et se statufie entre nous et le véhicule. Ses traits sont indistincts. Je ne sais même pas si cette ombre est un homme ou une femme, ni si un flingue est pointé sur nous.

Marjorie ne bouge pas. Elle demeure totalement indifférente à notre invité et au sort qui lui semble promis.

— Venez avec nous.

La voix est jeune et masculine. Le ton directif. Aussitôt je devine que ma sombre prémonition n’était pas loin de la réalité.

Ce type va me tuer et violer Marjorie.

— Qu’est-ce que vous nous voulez ? demandé-je d’une voix piteuse.

Car j’ai l’impression d’être le plus grand d’une bande de gosses de CE2 face à des collégiens, obligé de montrer les dents alors que la peur le terrasse.

— Vous sauver la vie, me répond-on.

Déstabilisé, je baisse les bras. Je ne m’étais même pas rendu compte que je les avais mis en l’air.

— Ça va aller. On n’a pas besoin de votre aide.

— Je crois bien que si…

À cet instant provient un bruit de verre depuis la rue Serpenoise. Je me retourne et reconnais les bourreaux de Patrice. Ils reviennent avec du renfort.

— Alors, vous restez là ou vous montez ?

Je saisis Marjorie par le poignet, l’aide à se redresser et nous prenons place à l’arrière de la voiture. Je n’ai pas fait attention au modèle, mais au vu du tableau de bord, cela ressemble à une Peugeot des années 1990 ; sûrement une 306. Une odeur de shit y est insoutenable, malgré les fenêtres ouvertes, et un type est assis côté passager. Il paraît stressé par la vision de ces types qui accourent dans notre direction armés de barre à mines et de couteaux.

Avant de monter, le chauffeur leur hurle une insanité. Au vocabulaire, je déduis avoir affaire à du langage de rue comme j’en entendais au lycée. Je n’ai plus l’habitude.

Il passe la première, roule sur des tas de gravats et remonte la rue en direction du Palais de justice. Le tout bien avant que les fous ne nous atteignent.

— Moi, c’est Kamel, lâche-t-il. Mais tout le monde m’appelle Kaka.

Trop mignon, me dis-je.

— Et lui, c’est Tino.

— Rémy.

Je m’attends à ce qu’il demande pour Marjorie mais il n’ajoute rien, et nous continuons à rouler à travers la ville déserte.

Nous y croisons des gens seuls ou de petits regroupements ; l’un d’entre eux s’amuse même à nous jeter des cailloux. Sûrement jalousent-ils notre voiture. S’il en reste des milliers à disposition, la plupart sont en panne sèche depuis des jours.

Une lumière vive surgit au passage d’un carrefour de mon ancien quartier. Et ce dernier est en feu ; eh oui, aucun pompiers pour l’éteindre. Je repense à mon appartement, à mes rares objets personnels. Ma bibliothèque est déjà en cendres à cet instant, ainsi que tout son contenu que j’avais violemment jeté par terre. Ainsi que…

Je suis en train de repenser à la pochette Kodak. Elle a brûlée. Tout a brûlé sauf… une photo. Je passe ma main dans ma poche arrière et en extrait l’image de Sara et moi. J’esquisse un sourire et regarde vers Marjorie. Je sens qu’elle vient de tourner la tête vers la fenêtre, qu’elle m’épiait juste avant cela. Je plie la photo en deux et passe ma tête entre les deux sièges avant :

— Où est-ce qu’on va comme ça ?

— Là où tu veux qu’on te dépose, mec.

J’ai immédiatement envie de lui dire de s’arrêter, de le remercier pour tout et de lui souhaiter bonne chance. Mais nous avons la possibilité de quitter la ville et de retrouver un peu de sécurité dans des zones moins peuplées.

— Je ne sais pas, fais-je. Où allez-vous, vous ?

Les deux se regardent. Comme si aucun ne savait vraiment.

— Pas tout près.

Pas tout près… Bien sûr, encore deux couillons qui se croient capables de rouler jusqu’à Moscou ou je ne sais quelle ville kazakh parce qu’ils sont parvenus à voler une voiture.

— Déposez-nous entre ici et pas tout près alors.

Kamel ricane.

— T’as de l’humour toi.

Enfoncé dans le siège arrière et tapi dans l’ombre, je n’ai toujours pas vu distinctement à quoi il ressemblait. De ma position, je ne vois que l’arrière de sa tête ainsi qu’un bout de sa face droite. Ses cheveux sont rasés sur les côtés, ondulés sur le dessus. Il porte une barbe de plusieurs jours bien plus fournie que la mienne. Lorsque la lune n’est pas cachée par des immeubles, je peux apercevoir ses yeux dans le rétroviseur. Son regard et fixe et concentré. Concentré principalement à éviter les obstacles sur la route.

Tino, pendant ce temps, est en train d’éventrer une cigarette pour s’en faire un joint.

La conversation s’en tient là pour le moment.

Nous franchissons le Pont de fer et surplombons l’autoroute A31, totalement saturée dans les deux sens. Toutes les voitures ont été abandonnées et laissées en plan, portes ouvertes et rangées aussi maladroitement que les Majorettes d’un enfant de 3 ans.

Il bifurque à gauche et prend la direction d’Ars-sur-Moselle. Jusqu’à rejoindre cette commune, située à une dizaine de kilomètres au sud de Metz, personne ne prononce quoi que ce soit. Je commence à comprendre que leur objectif n’est pas du tout celui que je pensais.

— Alors, relance Kamel, tu veux t’arrêter où ? J’ai pas que ça à faire.

Je me tourne vers Marjorie et murmure :

— Il y a quelqu’un que tu voudrais voir ? De la famille ?

Elle ne répond pas.

Je réfléchis au mieux que je peux, mais je n’ai jamais été très performant sous la pression.

— Bon… reprend Kaka avec indifférence, moi je roule, mais faudra pas me dire que tu voulais aller dans l’autre sens.

Je le mettrais bien au défi de me trouver une seule chose qui ait du sens à cette heure-ci, mais je garde le silence. Comme toujours.

— Tu veux une latte ? me demande soudain Tino en tendant son stick fumant.

— Non merci.

— Et elle ?

— Elle non plus, lui retourné-je du tac-o-tac.

Ma voix vient d’être ferme et persuasive. J’en suis plutôt fier.

— T’es bien con, dit-il en se retournant et en aspirant une bouffée.

Contre toute attente, Marjorie tapote son siège et lance :

— Je veux bien.

Il incline la tête vers nous, dévoilant des dents pourries et un regard défiant.

— Tu vois qu’il faut demander…

Tino a la voix suave et l’œil lubrique. Cela fait deux fois que je le surprends en train de regarder les cuisses de Marjorie. Je catalogue aisément ce genre de gars. C’est précisément le genre qui sans s’en rendre compte a déjà commencé à tourner sa langue dans la bouche lorsqu’il s’adresse aux femmes ; précisément le genre de gars qui a besoin d’être tenu par les institutions ; précisément le genre de gars avec qui il ne faudrait pas être un soir comme celui-ci.

Il prend une dernière bouffée et lui transmet le joint à moitié consumé. Elle tire dessus et aspire toute la fumée. Pas une toux, pas un crachat. J’en déduis que malgré ses quatorze ans, elle doit en consommer régulièrement. Je me sens outré. Je trouve déjà ça si vulgaire, alors chez une gamine, je n’ai pas de mot.

Je la dévisage.

— Quoi ? s’écrie-t-elle. Tu vas le dire à mon père peut-être ?

Eh bien ! Elle qui ne m’avait pas adressé la parole depuis notre départ, ça valait le coup d’attendre. Mais est-ce que j’ai des raisons de lui en vouloir ? Réponse : non. Qui suis-je pour elle ? Avec ma tête de prof dépressif, de vieux con trop coincé pour fumer un joint en pleine fin du monde, je ne suis que le responsable de la mort de son père.

Ses yeux ne quittent pas les miens. Ils sont des flèches me perçant de part en part. Mes jeunes voisins avaient un peu ce regard sur moi il y a 6 jours. Ces yeux à la fois méprisants et provocateurs. Un peu pareils à ceux que j’avais enfant lorsque j’étais contraint d’embrasser les petits vieux du cloître pour prouver que j’étais bien élevé.

— Quoi ? ajoute-t-elle.

Une part de moi m’encourage à me moquer de son sort, à me dire qu’il n’y a qu’à descendre de la voiture et laisser cette petite effrontée perdre sa virginité avec ces types. Mais je suis touché au plus profond de moi ; ce n’est pas l’image que j’ai envie de donner. J’ai toujours été quelqu’un de responsable et de conscient. Ce n’est pas parce que le monde va s’arrêter demain que je dois laisser une adolescente déstabiliser mes fondements. Pourtant, ma gorge s’est serrée et mes testicules ont rapetissé. Cette fille m’a imposé son petit quelque chose qui va au-delà de ma morale.

— Tu trouves ça chic ce que tu fais ?

Chic. Mais d’où est-ce que je sors ce mot ? C’est à se demander si je n’ai pas le double de mon âge.

Elle ne prend même pas la peine de me répondre et continue de fumer.

Il fait plus frais. Le thermomètre du tableau de bord indique 19 °c. Les fenêtres sont toujours ouvertes, ce qui a pour effet de bien ventiler la voiture ; l’odeur des champs de colza a même le dessus sur le chichon.

Nous traversons Gravelotte et poursuivons sur la Nationale 3, en direction de Mars-la-Tour. Je reconnais les lieux. C’est impressionnant cette faculté qu’a l’œil à s’adapter à l’obscurité. Il n’y a plus une seule lumière artificielle, mais le clair de lune suffit à éclairer la photo que j’ai gardée entre mes doigts, et que Marjorie considère d’un œil furtif. Peut-être m’y cherche-t-elle ? Je ne sais pas.

— On va où vous allez, déclare-t-elle soudain sans prévenir.

Là encore, je pourrais m’offusquer et opposer un véto, mais je suis trop soulagé qu’elle ait dit on et pas je. Soulagé qu’une gamine inconnue veuille bien de moi pour aller mourir quelque part.

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