19.
Le plus grand coup de cul de l’univers !
C’est exactement ce que je me dis lorsque Kamel achève son histoire.
Je n’estime pas avoir été plus ou moins vernis qu’un autre dans ma vie. Cependant, au vu de l’incroyable concours de circonstances qui m’a mené jusqu’à Han-sur-Meuse, je peux me considérer comme un sacré veinard au même titre que toute cette histoire. Et quand je ramène ça au nombre d’habitants sur Terre et que j’en fais un ratio avec ceux qui survivront, je peux même m’estimer comme un véritable élu des Dieux. Ne pas s’en réjouir serait de la pure folie.
Avec tout ça, il fait définitivement jour et j’ai manqué mon dernier lever de soleil. Sauf qu’aux dires de mon ami, il pourrait bien ne pas s’agir du dernier. Je vais revoir plusieurs fois la lumière, même si celle-ci sera probablement opacifiée pour quelques temps. Un compromis qui me va bien.
Marjorie semble aussi ragaillardie que moi par ces paroles. Un rayon de soleil perce les feuillages et illumine ses cheveux dont les pointes ondulent. Je ne l’avais pas suffisamment observée pour m’apercevoir à quel point elle était jolie. Elle le serait davantage sans cet œil salement amoché et ces rougeurs dans le cou. Ce bougre de con de Tino était à deux doigts de parvenir à ses fins. Qui sait ce qu’il aurait fait d’elle après ça... Sûrement aurait-il joué les imbéciles, affirmant qu’il ne savait pas où elle était et qu’il ne l’avait pas vue depuis plusieurs heures.
Peu importe désormais, puisqu’il est neutralisé et qu’elle va bien (même si sa blessure mériterait une petite consultation chez un ophtalmo).
— Il faudra montrer ton œil à quelqu’un, lui dis-je. De si jolis yeux ne vont que par deux.
Elle sourit. Elle me sourit et se met même à rire. Chose qu’elle n’a pas faite depuis que je me suis réveillé dans le parking du Centre Saint-Jacques.
— Allez, retournons avec les autres.
Nous nous levons et prenons la direction de la clairière.
Les doutes ne tardent pas à resurgir en moi. Cette histoire paraît si irrationnelle que je me sens obligé d’interroger Kamel à nouveau :
— Mais… tu es sûr que tout ça est possible ?
— Aussi sûr qu’un gringalet comme toi étale un taulard.
Mon cœur manque un battement. Parce que j’ai failli tuer un homme ou parce que je vais perdurer en ce monde ?
À cet instant, je suis bien loin d’avoir la réponse.
Lorsque nous commençons à apercevoir les autres, trois bus de l’armée sont stationnés au beau milieu du champ. Le maire est face à une assemblée composée d’une bonne centaine de personnes, tenant une feuille entre les mains et énumérant des noms. C’est sûrement ce qui pousse Kamel à m’apporter une petite précision :
— Il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit.
— Quoi donc ?
— La raison pour laquelle Fernois et moi nous sommes entretenus si longuement.
Je le consulte d’un air qui s’attend au pire.
Il reprend :
— Fernois m’a appris qu’il n’y avait pas assez de place pour tout le monde. La capacité a été limitée à 70 personnes afin d’alléger l’avion et pouvoir aller le plus loin possible. Mais ne t’en fais pas. Pour nous, c’est bon. J’ai bataillé pour que vous puissiez en faire partie.
Je m’arrête net. Nous sommes à une cinquantaine de mètres de l’embarquement et je peux aisément voir le maire exécuter un petit calcul après que chaque famille soit montée à bord.
— Combien y’a-t-il de gens ici ?
— Environ 130.
— Tu veux dire que près de la moitié va rester ? Et que je prends la place de quelqu’un d’ici ?
Sachant qu’aucune réponse ne pourra me convenir, il se tait. De toutes façons, les choses sont ainsi et Kamel n’a aucun poids dessus. Je sais que je devrais déjà lui dire merci d’avoir négocié pour nous alors qu’il n’en avait aucune obligation. Je le devrais mais je ne le fais pas.
— C’est quoi le critère de sélection ?
— Le hasard des listes électorales. Chaque famille a été tirée au sort. Les gens ne le savent pas. Ils pensent que c’est un moyen d’équilibrer les bus et de les répartir par famille dans un souci d’organisation. Je ne dis pas que je valide le principe, Rémy, mais c’est ce qu’il y a de plus équitable.
Équitable.
Les Américains, privilégiés par leur statut de sauveurs (du moins pour le père Candless), sont déjà à bord d’un bus garé à l’écart. Ils sont épiés par une partie de la foule qui envie sûrement leur chance d’être déjà installé. Mais je ne pense pas que ces gens soient assez bêtes pour croire qu’il y a un siège pour tout le monde. On voit allègrement que ces minibus ne contiennent pas plus de 30 personnes. Quelle parade a trouvé Fernois lorsque l’appel sera terminé et que les recalés se rebifferont ? Car le contraire est impensable compte tenu de la situation.
Rommel monte la garde devant la porte, toujours armé de sa carabine. En le voyant, Kamel lâche sans me regarder :
— On doit monter avec eux.
Je sens qu’il n’est pas fier, et jusqu’à ce que Rommel ne nous aperçoive, je suis presque sûr qu’il va faire machine arrière. Du moins, pour nous deux. Marjorie aura sa place quoi qu’il arrive. Mais Rommel ajuste un petit signe du bout de son fusil pour que l’on monte à l’intérieur. Ce connard ne s’est jamais senti aussi fort qu’avec son arme.
J’affiche probablement une moue de crétin, comme pour me détacher de toute responsabilité avec le carnage qui se prépare. C’est le genre de tête qu’on fait pour se donner bonne conscience après une grosse bêtise. Car c’est exactement ce que j’ai l’impression de commettre ici : une très grosse bêtise.
Au fond de moi, j’ai honte et ne sais pas comment le matérialiser.
Je passe devant Julia, assise à l’avant. Malgré son handicap et sa méconnaissance de la langue, elle comprend très bien ce qui se passe. Ses yeux sont vitreux et chargés de veines rouges lorsque nos regards se croisent.
Je ne lui dis rien et ne ralentis pas.
Marjorie choisit le couloir et moi le côté fenêtre. Fenêtre par laquelle je peux apercevoir un petit garçon tenir un ballon d’hélium dans la main. Celui-là même qu’il a dû gagner un peu plus tôt dans la soirée et qui fait tout son bonheur sur son visage. Son autre main tient celle de sa mère qui elle est plutôt habitée par l’angoisse.
Les deux tiers du village sont maintenant assis et prêts à partir. Le reste du cortège a bien maigri en l’espace de cinq minutes. Il se dirige désormais vers nous tandis que les deux bus pleins à craquer rejoignent lentement la départementale.
Le maire marche en tête du groupe et s’installe sur le seuil de la porte avant de reprendre son appel morbide. Sa voix chevrote dangereusement. Il laisse transparaître l’émotion et la foule le ressent. La tension augmente. Pour affronter cette petite voix qui me chuchote que je suis un salaud de voleur de place, je focalise mon attention sur la soirée fabuleuse que j’ai passée avec Julia. Je la projette dans mon esprit et ne songe qu’à ce qu’on va construire elle et moi. Je n’ai aucune pensée pour les fondations douteuses sur lesquelles l’histoire se bâtira.
Le ton monte. Rommel le sait. « Ça va mal tourner », peut-on lire sur ses lèvres. Il redresse sa carabine et vérifie qu’une cartouche soit bien engagée.
Comme estimé, il reste environ 50 personnes dont la moitié s’est agglutinée devant et autour du bus. Les autres ont compris et ont pris un peu de distance pour s’étreindre.
— Jobard, lance le maire Fernois.
Ils sont trois à monter. Et ce sont les derniers.
Le battant se referme. Les insultes pleuvent. Les mains frappent les vitres. Les pierres volent. L’une casse un carreau. Les enfants se mettent à pleurer, les adultes à beugler comme des bêtes. Et je me retrouve comme dans le Saint-Jacques : léthargique.
— Démarre, ordonne Rommel au chauffeur.
— Je peux pas, y’a tout le monde autour.
Le bus gigote dans tous les sens, si bien que les suspensions gémissent aussi fort que ses occupants en culotte courte.
Rommel réitère :
— Je te dis d’avancer. Maintenant.
Deux types parviennent à déverrouiller la porte. Pan. Le coup de feu retentit aussitôt. Rommel ramène la culasse et abat le second homme sans sommation. Il tend ensuite le canon chaud sur le chauffeur médusé.
— Avance ! hurle-t-il. Avance ou je te jette avec eux et je prends le volant.
Le malheureux ferme les yeux et appuie sur l’accélérateur.
Parmi les choses que je n’oublierai jamais, il y aura le bruit du choc contre le pare-brise et l’horrible impression de rouler sur une série de ralentisseurs.
Les hurlements sont indescriptibles. Autant depuis l’intérieur que l’extérieur de notre char d’assaut improvisé.
Marjorie a posé sa tête sur mon épaule. Je me sens obligé de couvrir ses yeux, même si elle en a vu d’autres ces derniers temps.
Dans la bousculade, j’aperçois au loin le petit garçon pointer du doigt son ballon qui monte au ciel. C’est si dérisoire et rassurant à la fois. Il n’y a rien de pire qu’un enfant qui a conscience de sa mort à venir. Celui-là a juste du chagrin pour son ballon, et ça sera probablement sa dernière peine au monde.
Nous remontons le petit chemin vers la route principale, passons à côté de l’endroit où est cachée la 306 de Kamel et partons vers Saint-Dizier, emportant avec nous quelques fanions de fête foraine dans les rétroviseurs, une trentaine de personnes dans leur fauteuil.
Et du cartilage dans les roulements.
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