26.
Nous avons mis deux heures jusqu’au pavillon des Bemaire. Deux heures pendant lesquelles j’ai roulé sans interruption et à une vitesse frôlant parfois les 160 lorsque l’état de la chaussée me le permettait.
Heureusement pour elle et son palpitant, Julia a dormi presque tout le long du voyage ; aucune peur à devoir canaliser de ce côté-là. Et même si elle s’était réveillée en sursaut et paniquée, j’aurais toujours pu lui dire qu’il se produisait quelque chose d’autrement plus apeurant à plusieurs de milliers de kilomètres. Un quelque chose qui avait déjà dû perpétrer un nombre incalculable de victimes. Un quelque chose dont le compteur morbide continuait de s’emballer chaque seconde comme ces grands panneaux lumineux qu’on apercevait parfois dans les villes, affichant fièrement le nombre de kilowatts produits grâce à l’éolienne ou le panneau solaire qui les alimentaient.
C’est à hauteur de Pont-à-Mousson, soit à près de 30 kilomètres au sud de mon objectif, que j’ai aperçu l’immense panache de fumée. Le nuage sinuait au gré du vent, sa couleur charbon tranchant avec le bleu du ciel. Il formait une base étroite qui s’élargissait jusqu’à stagner en haute altitude. Comme un champignon atomique. Mais ce n’était pas le fruit d’une bombe. C’était la ville qui brûlait depuis la veille au soir. D’ici quelques heures, la vague se chargerait d’éteindre cet incendie aussi facilement qu’on trempe une allumette dans un verre d’eau.
Aux dernières nouvelles, mes parents vivaient toujours à Vallières, un quartier situé à l’est de Metz, dans une bicoque semblable à tant d’autres bâties au début des années 1990. J’ai d’abord craint que ce secteur soit aussi en feu, mais plus nous nous en sommes rapprochés et plus j’ai vu que les flammes n’émanaient que de l’hyper-centre.
On a contourné par la rocade, que j’ai dû prendre à contre-sens tant l’autre voie était obstruée de voitures abandonnées. J’ai ressenti une petite poussée d’adrénaline en commettant cette infraction qui n’avait plus grande importance. Plus un seul policier ne risquait de me flanquer une contravention, et il n’y avait plus le moindre automobiliste non plus pour me rentrer dedans. Nous n’avions croisé personne depuis un patelin nommé Rambucourt, et j’imaginais plutôt les gens en train d’attendre dans leurs caves, leurs abris, retenant leur souffle tout en respectant le message du gouvernement à la lettre, plutôt qu’à roder sur les routes comme nous le faisions.
J’ai pris la sortie Metz-centre à hauteur de l’Actipôle Borny. J’aurais jadis choisi un détour par le centre et offert une petite visite guidée à Julia. Mais il n’y avait plus rien à y voir. La cathédrale brûlait, le théâtre brûlait, les temples brûlaient. Plus de 2000 ans d’histoire carbonisaient lentement. Metz ne serait bientôt plus que l’enfant né du mariage de Pompéi et de l’Atlantide. Il y avait un petit bout de l’apocalypse du monde réservé à cette ville que j’aimais tant. Il y en avait sûrement ailleurs sur cette terre, peut-être même à Denver qui sait. Les hommes étaient doués pour tout saccager plutôt que de laisser un morceau à l’adversaire – comme si l’adversaire du jour se fichait de notre patrimoine. À ce jeu, ils avaient bien préparé le terrain. La vague ne serait que le coup de gant qui nettoierait tout ça.
J’ai bifurqué, refoulant au mieux l’image juxtaposée du centre-ville en feu derrière les grandes surfaces dévalisées.
Il est maintenant 11 heures, et je viens de garer la 508 dans l’allée du garage.
Je suis presque sûr que des rideaux ont bougé dans la cuisine, mais je préfère répéter mon speech plutôt que de me laisser distraire. Durant le voyage, je leur ai préparé tout un laïus savamment dosé pour leur exprimer mes émotions. Je ne veux pas perdre le fil.
J’avoue avoir un peu laissé Julia sur la touche pour vivre cet épisode. L’avantage à tirer de son handicap, si l’on peut voir les choses ainsi, c’est qu’elle n’a eu aucune forme d’influence sur ma décision. En quittant notre belvédère de fortune, je lui ai simplement expliqué que je devais voir une dernière fois mes parents. Que je n’en aurais pas pour longtemps. Je n’ai rien ajouté de plus, car j’étais presque sûr qu’elle était partie sans rien dire à son père, peut-être même à sa sœur, et que ça l’aurait sûrement rendue triste de me voir accomplir un acte qu’elle aurait mieux préparé si elle avait su une minute plus tôt qu’elle ne reverrait jamais les siens. Et puis ça m’aurait fichu une sacrée migraine de chercher tous les bons mots en anglais pour lui raconter ma vie. Alors elle ne sait rien du rapport chaotique que j’entretiens avec mes géniteurs. Et c’est aussi bien. Il ne regarde que moi et devra rester ici, à Vallières, une fois que je remonterai dans cette voiture.
Je sors.
La porte d’entrée s’est ouverte avant que j’atteigne le perron. C’est Jacques Bemaire, l’homme qui m’a donné son nom et élevé dans la foi. Il porte une barbe grisonnante qui lui ajoute dix ans de plus. Certains hommes sont fait pour la porter, pas lui.
Je l’ai toujours connu avec sa chemise blanche et sa cravate à rayures ; la seule fantaisie s’en tenant à la couleur. Et aujourd’hui, dernier jour du monde, il s’est passé de cette dernière et s’encombre d’une barbe difforme. Aurait-il changé ?
Ses yeux ne montrent ni joie ni peine en me reconnaissant. Ils sont justes là en tant qu’organe. Je le vois aussitôt s’en servir pour chercher sa femme derrière lui.
Je me tourne vers Julia. Elle marque un petit signe de la tête vers l’avant. Fais-le et reviens vite.
Une fois à sa hauteur, je ne trouve rien de mieux à lui dire que salut. Mais quoi de mieux ? Ma voix était assez nette. Elle n’avait plus rien à voir avec celle de l’ado craintif d’autrefois. J’espère qu’il l’a remarqué autant que j’ai remarqué sa cravate absente et sa barbe bordélique.
Je jette un œil dans la maison. Avant, une odeur boisée et de citron émanait lorsqu’on se tenait à cet endroit. Cette dernière a disparu pour laisser place à un parfum plus floral. Plus vieux.
Ma mère est au fond du couloir, ses deux mains sur la bouche. Elle aussi semble accuser le poids des ans. Conjugué au drame qui s’apprête à nous détruire, je me sens soudainement comme en visite dans une maison de retraite.
— Entre donc, soumet mon père.
Si son nouveau look m’avait donné un peu d’espoir, je suis immédiatement déçu en entendant ces deux mots prononcés dans mon dos. Ce ton autoritaire n’a pas perdu une petite octave depuis tout ce temps.
Je fais deux pas dans l’entrée et me fige à quelques mètres de ma mère, elle aussi immobile.
— La Maude, qu’attends-tu ? Mets donc de l’eau au réchaud pour qu’on prenne un café.
— Oh ! Oui, tout de suite, répond-t-elle en s’enfuyant vers la cuisine.
— À moins que tu ne veuilles une tisane ? ajoute-t-il en se tournant vers moi.
Je ne suis même pas encore pleinement à l’intérieur que j’ai l’impression n’être jamais parti. Rien n’a évolué ici. Toujours cet homme omniprésent donnant ses ordres. Toujours ce « la » qu’il continue à caser en bon Lorrain devant tous les prénoms ; Le Rémy ; La Maude ; La Sara. Toujours cette mère qui s’efface. Qui court. Qui obéit.
— Je ne reste pas longtemps.
Il s’écarte afin que je me faufile dans le couloir. Ce couloir qui est absolument dans le même état que lors de mon dernier passage, du carrelage jaune pisse aux murs absents d’icônes, comme le culte l’impose. Pourtant, malgré l’extrême sensation de familiarité des lieux, je ne peux m’empêcher de me sentir comme un étranger.
La porte claque derrière moi.
— Eh bien, avance ! lance-t-il mi directif mi affable.
Je pénètre dans le salon. Tous les volets ont été tirés. Seules quelques bougies éclairent la pièce. L’odeur est plus compacte ici, plus malsaine. C’est l’odeur de l’endroit qui abrite une famille depuis des jours.
— Tu prendras du sucre ? me demande-t-elle de son air si mielleux de soumission.
— Ta mère doit avoir quelques gâteaux aussi, ajoute son mari.
Un instant j’ai envie de hurler. De leur hurler que si il y a bien une heure et une occasion pour cesser de faire semblant de regarder ailleurs c’est bien maintenant. Mais je ne suis pas venu pour hurler. D’ailleurs cette méthode n’a jamais fonctionné avec mes parents. Ils sont comme ça. Ils ont cultivé cette façon d’être depuis des décennies, l’ont bâtie avec l’aide de leur foi parce qu’ils étaient incapables de fabriquer leur propre histoire. Ils s’étaient bien trouvés ces deux-là. Elle aux petits soins et au travail. Lui et sa grande gueule en bon chef. Si chacun devait être la réincarnation d’un animal, je verrais bien ma mère en abeille ouvrière et mon père en un vieux jard.
— Non merci. Juste le café.
Elle me tend un mug et effleure ma main au passage. Il doit faire près de trente degrés dans ce salon, mais ses doigts sont aussi froids qu’après une balade à vélo en plein hiver. À croire qu’ils se sont déjà mis en condition pour la mort. Je note que le contact de nos deux peaux l’a perturbé. Ma mère a toujours été différente. Je veux dire, le fond de son cœur a toujours été différent. Hormis les obligations religieuses qu’elle m’imposait avec la même rigueur que le paternel, je n’avais pas trop à me plaindre d’elle. Elle était douce et, je le pense, m’aimait.
Nous aimait.
Elle n’abordait pas facilement le sujet mais je savais qu’elle avait été baptisée Catholique. « Mes parents allaient à la messe tous les dimanches », nous avait-elle appris un matin de fin de printemps alors que de petits tapis de neige ornaient encore le pied des arbres. Ils étaient de simples paysans originaires de l’est de la Moselle. Sara et moi ne les avons jamais rencontrés. Au lycée, j’ai même appris qu’ils avaient vécu jusqu’en 1997 pour ma grand-mère, et 1999 pour mon grand-père, sans jamais savoir à quoi ils ressemblaient.
Ma mère était une convertie. Une pièce rapportée chez les Bemaire. C’est mon père qui lui avait fait prendre ce chemin. J’ai toujours aimé à croire que sans cela, même si elle n’était pas très émancipée, ma mère aurait été une femme tout à fait ordinaire. En revanche, car ce n’était pas un rêve mais une certitude, j’ai toujours été convaincu qu’avec un peu plus d’instruction, elle n’aurait jamais laissé mon père l’embrigader au point de regarder mourir sa propre fille à petit feu.
J’avale une gorgée. C’est infâme. Ça manque surtout d’une bonne minute de cuisson.
— Il ne reste plus très longtemps…
— L’Armageddon, mon fils, me coupe-t-il. Ce à quoi nous nous sommes toujours préparés. Mais nous sommes prêts.
Il a posé sa main sur l’épaule de ma mère, sur sa petite épaule frêle et ratatinée. S’il ne retenait pas le poids de son bras, je pense qu’il pourrait lui briser la clavicule tant elle est maigre et faible.
Je souris. Un sourire de petit ange tellement sûr de lui.
— Ce ne sera peut-être pas fini pour tout le monde.
L’un comme l’autre semblent chercher ce que je veux dire par là, mais aucun ne me pose clairement la question. Je pourrais leur parler du commandant Dechard, de Kamel et de Marjorie, mais c’est inutile. Maintenant que je suis ici, j’ai juste envie de dire ce que j’ai à dire et retrouver Julia pour nos dernières heures.
J’observe ce couple étrange, m’épiant comme si j’étais encore ce petit garçon docile et obéissant du passé.
— Vous m’avez donné la vie, je ne pouvais pas partir sans vous dire au revoir.
Ma mère a déjà commencé à hocher la tête avant que je finisse ma phrase.
Mon père a pris son air grave et s’apprête à m’interrompre.
— Attends, lancé-je en anticipation.
Je pose ma tasse et m’éclaircis la voix.
— Je sais qu’il y a eu beaucoup de discordes dans cette maison. Beaucoup de cris, de non-dits, de mots échappés puis regrettés à une époque pas très lointaine. Peu importe où nous partirons, je sais qu’elle sera toujours un obstacle entre nous. Qu’elle restera notre éternel regret à chacun. Mais je voulais vous dire que nous n’étions pas malheureux. Que vous faisiez tout pour bien nous élever à votre façon. Et je sais que vous ne vouliez rien de ce qui est arrivé. Aucun parent ne voudrait ça. Vous avez fait ce que vous pensiez être le meilleur. Vous aviez vos raisons et, même si je ne les comprends pas, sachez que je regrette de ne pas avoir voulu les entendre.
Ma mère a remis ses mains sur sa bouche comme lorsque je suis arrivé, et mon père a les yeux qui pétillent, mais aucun des deux ne prononcent un mot.
— Je vais partir maintenant. Nous nous reverrons peut-être tous les quatre de l’autre côté. Là où les mauvais aiguillages n’existent pas et où doit régner la paix de l’âme j’imagine. Je pense avoir commencé à trouver la mienne. Du moins à en préparer de bonnes fondations.
J’esquisse un brin de sourire. Toujours celui d’un petit ange qui s’y connaît en parole sage. Je ne suis pourtant pas convaincu par ce que je dis. Je comprends qu’on puisse avoir des convictions, des principes. Je veux bien admettre qu’on puisse dévouer sa vie au culte d’un créateur invisible, mais je doute encore trop qu’un tel être sacrifie des enfants. Dans tous les textes, toutes les religions, les enfants sont sacrés, pas vrai ?
Ça devra néanmoins en rester là. Je n’ai plus assez de temps pour un grand discours théologique avec mes parents, même si j’ai l’impression que celui-ci aurait été moins rhétorique qu’autrefois. Et des deux côtés.
Mon passage jusqu’à la porte les sépare en deux, chacun s’appuyant contre un mur du couloir.
De dos à eux, j’ouvre la porte et me sens obligé de conclure :
— Au revoir papa. Au revoir maman.
Toujours le silence en écho.
Je franchis le seuil et prends la direction de la 508.
Je donne un coup d’œil au ciel et note qu’il a pris une teinte étrange. Quelque chose de ni bleu ni gris. Quelque chose de nébuleux et d’aussi artificiel que ces saloperies qu’il a été contraint de digérer durant des décennies. Mais mes yeux sont gorgés de larmes, autant que Marjorie lorsqu’elle me tendait cette petite main d’adieu à travers le hublot, et peut-être que cela leurre ma vision.
Je contourne la voiture, ouvre la portière et m’apprête à m’asseoir, mais l’irruption soudaine de mon père, debout du côté de Julia, m’en empêche. Son corps oscille de tremblements.
— Nous l’aimions, Rémy, confie-t-il d’une voix étouffée. Nous l’aimions comme nous t’aimons et comme nous continuerons à vous aimer où que le Seigneur décide de nous conduire. C’est ce qu’on a toujours voulu que tu comprennes. Pas que tu l’acceptes, pas que tu y crois, mais seulement que tu en admettes l’existence.
— Je le sais, papa.
Sur quoi mon père exécute un demi-tour chancelant, après m’avoir considéré d’un air sincère et authentique comme je fus peu visé dans ma vie.
Puis il claque sa porte. Je claque la mienne. Et je pleure.
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