Citoyenne d’un pays souvent décrié pour son second amendement à la Constitution, Julia sait manier une arme. Elle le sait si bien que lorsque je parviens à tourner la tête, elle est en train de ramener la culasse pour engager une nouvelle cartouche.

Elle met aussitôt mon agresseur en joug. Il émet un sifflement rauque puis sombre lentement sur le côté, libérant ma respiration de l’emprise de ses cuisses.

Une nouvelle fois, il se met à pleurer en marmonnant mais qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Une phrase qu’il devait répéter à tue-tête après chaque branlée infligée à sa femme.

Julia m’aide à me redresser, l’arme toujours tendue vers le type. Il ne semble plus du tout enclin à la violence. Il chougne, recroquevillé sur lui-même dans un coin. Il y restera. Il y crèvera.

Je ne sens pas de douleur particulière pour le moment. Juste une chaleur inhabituelle qui m’irradie jusqu’à la ceinture.

Je ramasse ma cagette de patates ; ou plutôt l’arrache violemment du sol, car j’ai encore pas mal de colère en moi. Je regarde cette épave pleurnicheuse qui a bien failli m’assassiner et abandonne mon envie de lui envoyer un coup de pied rageur. Ça n’aurait pas d’autre sens que de venger ma faiblesse par rapport à lui. Et puis avec Julia qui le menace, ce serait un peu facile. Si j’avais réussi à m’en sortir seul, je ne dis pas...

Nous fermons la porte derrière nous et retournons à l’hôtel après avoir ramassé mon panier.

Rendus à l’intérieur, Julia se précipite de l’autre côté du comptoir d’accueil et ressurgit avec des serviettes en papier à l’effigie de la Grange. Elles sont rangées dans des plastiques transparents qu’elle ouvre facilement.

Elle essuie mes blessures aux bras, aux mains, mais c’est celle de mon flanc qui est la plus importante. La chaleur que je ressentais était celle du sang qui dégoulinait. Elle m’applique un tas d’au moins dix feuilles sur la côte et me fait signe de refermer mon bras contre.

Nous restons ainsi quelques minutes, écoutant le silence du chaos qui approche.

Il est midi passé de quelques minutes.

Elle pointe un doigt sur son oreille tout en montrant la carabine du vieux fou. Sa figure affiche un air à la fois surpris et interrogatif. Je comprends par-là qu’elle avait entendu le coup de feu, et que c’est la raison pour laquelle elle est sortie. Je hoche la tête.

— Oui, merci.

J’ai parlé en français, mais ces deux mots font partie du peu de vocabulaire qu’elle possède dans ma langue.

Elle pose une main sur son cœur. J’ai eu si peur – pas si compliqué le langage des signes quand ils sont explicites. Puis elle me prend dans ses bras. Ses cheveux sentent bon le beurre de karité. Une odeur que j’ai toujours associée à la sensualité. Et sensuelle, je n’avais même pas vu à quel point elle l’était dans sa robe sombre. Elle a dû dégoter ça dans une des penderies de sa chambre, ce qui laisse à penser que je trouverai peut-être un costume. Ou au moins une chemise à associer à mon jean infâme.

Toujours est-il qu’elle est sublime à l’intérieur. Avec ce col en v chutant merveilleusement entre ses petits seins, ces courtes manches bouffies qui lui entourent les bras et son ourlet de robe qui effleure le dessus de ses genoux osseux. J’étais si pris par la bataille que ce spectacle m’était complètement passé à côté.

Je soulève mon bandage de fortune. La plaie est large. Cela saigne moins mais j’aurais clairement besoin de points de suture. Pas le temps, et plus aucun intérêt. Il faudra tenir comme ça jusqu’au bout.

Je décide d’aller prendre une douche pour nettoyer le sang séché. Ça ne servira pas à grand-chose d’un point de vu médical, mais je pourrai au moins appliquer de vrais pansements, si j’en trouve.

Je lui assure que rien du programme prévu ne sera modifié et lui demande de m’attendre ici un petit quart d’heure, voire une demi-heure.

Elle acquiesce timidement.

Je me relève un peu vite et vois quelques étoiles, mais elles s’évaporent après quelques pas.

Je gravis l’escalier et ouvre la porte de la chambre voisine de Julia : même configuration, même décoration.

Je me déchausse, retire péniblement mes habits et m’écroule sur le lit. Je veux juste fermer les yeux. Fermer les yeux quelques instants pour les reposer des dernières vingt-quatre heures.

Lorsque je les rouvre, il y a du sang partout sur la couette et j’ai les pieds frigorifiés.

Je regarde ma montre : 12 h 40. Ce clignement de cils aura duré plus longtemps que prévu.

Je quitte ce lit au confort supérieur et entre dans la salle de bain sans perdre de temps. Mes blessures aux bras commencent à piquer, comme on dit lorsqu’on est enfant.

Le style est antique : douche à l’italienne, vasque en grès et mosaïque sur tous les murs. À observer cet espace si ordinairement familier, il est difficile d’imaginer qu’une vague de plusieurs kilomètres de haut se rapproche de nous à 800 kilomètres heure. Difficile de se dire que tout ça sera détruit dans une violence sans pareille mesure.

Je m’installe face au mitigeur et ouvre le robinet préréglé sur 38 degrés. L’eau qui me tombe dessus ne se réchauffe que faiblement. Je doute qu’elle atteigne la température escomptée, car les ballons n’ont pas eu assez de temps pour monter en température. Peu importe, c’est agréable. Surtout sur la bosse que l’autre cinglé m’a fait sur la tête. J’ai l’impression de palper une grosse hernie lorsque mes doigts passent dessus.

Je laisse durer le plaisir quelques minutes, en ne bougeant presque pas, puis je me savonne et me shampouine. L’eau qui s’écoule a une couleur indescriptible, composée de sang, de crasse, de suie ; le tout mélangé à la mousse, c’est assez étrange.

Mon petit plaisir aquatique achevé, je me sèche rapidement et me mets à contempler ma grosse plaie face au miroir. Contrairement à celles de mes bras, celle-ci a recommencé à saigner. Et en y regardant de plus près, je constate que des boursouflures de chair pendent sur la partie horizontale, et il y a également une espèce de paille sectionnée. Une veine. Une grosse veine. Mais pas une artère, pas à cet endroit. Enfin… j’espère.

C’est quand même idiot tout ça. Si un coup pareil m’était arrivé dix jours plus tôt, j’aurais été transporté dans un hôpital que j’aurais quitté dans la même soirée avec un petit sac de médicaments et des bons conseils à suivre pour ma rééducation. Et là j’en suis à me demander si je vais tenir assez longtemps jusqu’à la déferlante.

Je fouille dans un tiroir et dégote un gant de toilette que je dépose délicatement sur mon flanc gauche. Je ne trouve rien de mieux qu’un morceau de drap déchiré et noué grossièrement pour le maintenir.

Ce que j’ai vu de cette entaille m’inquiète. Non pas que j’ai peur d’une gangrène et de souffrances atroces, mais de me vider de mon sang et de laisser Julia seule avant le terme.

Pour l’instant, le gant a l’air de tenir le coup. Positif, Rémy. Positif.

Je me rase, me brosse les dents et parviens même à me coiffer d’un peu de gel Vivelle Dop contenu dans un échantillon – je ne savais pas que ça se faisait.

Je m’en vais ensuite découvrir ce que renferme le côté masculin de la penderie. Je suis assez surpris que l’établissement propose des tenues de soirée – le patron devait souffrir d’un drôle de complexe pour se vouloir si chic en pareille région.

Je sélectionne un pantalon et une veste à ma taille. C’est noir, c’est simple, mais ça fera l’affaire. Pas sûr qu’on aurait trouvé même dressing dans un Ibis ou un Holiday in.

Manque néanmoins un point important : les sous-vêtements. Que ce soit pour homme ou pour femme, il n’y a ni chaussettes, ni caleçon, ni slip. Aussitôt une pensée me conduit à Julia, et plus précisément à sa jolie robe ; à sa seule et unique jolie robe si je conclus bien.

Ce n’est pas possible. Les filles sans culottes sont… Non. Pas elle. Pas Julia.

J’en suis là, à me questionner sur ces détails, ces obscénités auxquelles j’ai honte de penser. Puis je me dis que ça n’a rien d’obscène, qu’il n’y a rien de sale à se demander si la femme qu’on convoite porte une culotte ou pas dans les circonstances qui sont les nôtres. Ce n’est qu’une interrogation, un songe après tout.

Je ne peux pas dire que j’abordais la sexualité d’une manière chaste et puritaine avant, j’étais même plutôt actif et gourmand avec mes rares conquêtes, mais j’avais toujours ce petit côté coincé et interdit avec les femmes que je côtoyais au quotidien. Je refoulais toujours ce que je ressentais avant même que ça n’émerge. Comme si c’était mal de trouver une femme désirable et sexy, d’imaginer ses formes sous sa robe. Tant que cela reste privé et qu’on ne s’affiche pas d’un air vicieux, ça n’a rien de malsain en fait, c’est la nature humaine ! Nous sommes des mammifères. Des mammifères aux mœurs contrôlées. Mais des mammifères quand même. Et si Julia n’a pas mis de culotte, parce qu’il n’y en avait pas ou qu’elle n’avait pas envie d’en porter, ma foi je trouve ça délicieusement excitant.

Je passe le pantalon en premier, choisis une chemise blanche une taille au-dessus, permettant de laisser flotter et respirer mon gant-de-toilette-pansement.

Je revêts la veste, ignore la cravate et enfile la seule et unique paire de chaussure que je trouve. Elles ne sont qu’un chiffre au-dessus de ma pointure. Heureusement pour moi, parce que si nous devions courir nous réfugier je ne sais où, ce serait bien fâcheux de le faire dans des chaussures trop petites et sans chaussettes.

Je me fige ensuite face au miroir. Rien. Il n’y a définitivement rien qui indique une mort imminente. Je suis un homme d’âge moyen et plutôt élégant qui s’apprête à conduire une femme au restaurant. Quoi de plus rationnel là-dedans ?