Hardi !
Quand on n'a plus vingt ans, quand on n'a que quelques jours, quand on n'a pas la même culture, quand on s'est fait copieusement arroser par Cupidon qui s'est barré en nous laissant en plan, on est un peu bête. La tasse de café à la main, on est plus idiot que deux grands benêts d'ados qui ont bien conscience d'avoir passé l'âge de jouer à touche-pipi. Comment s'aime-t-on à cinq mille bornes de chez soi ? Qu'est ce qui lui plaît, à elle ? Qu'est-ce qui lui plaît, à lui ? C'est vrai, ça, qu'est-ce qui me plaît, à moi ?
Alors on commence par des sons. On se parle. On ne dit rien, c'est pour le contact de la voix. On dit des bêtises. Pas des promesses, pas des déclarations, des trucs futiles. Alors on peut se regarder. On s'observe. On se voit. C'est pour le contact des yeux. On fait des sourires. On bat des cils. C'est aussi idiot que des grimaces. Alors on peut se toucher. On pose nos mains sur nos vêtements. Puis nos cheveux. Puis on glisse sur cette peau inconnue. On sent les souffles chauds s'emmêler. Et on termine dans un baiser tendre comme si c'était le dernier.
D'ailleurs c'est peut être bien le dernier. Hé ! On n'est sûr de rien, après avoir traversé un continent. Et puis bon, elle est à l'hôtel pour la semaine. D'ailleurs il faudrait peut-être que je l'y amène.
Mais ce sont des vacances à Paris. Dès le lendemain, il faut aller faire les touristes au Louvre. S'émerveiller devant le Sacré cœur. Se faire tirer le portrait à Montmartre. Faire une grimace en voyant des rats sous la tour Eiffel. Il faut aller faire tout ça. Et en revenir.
Dans le métro, les stations défilent. Cela fait clair, obscur, clair dans la voiture. Tatiana regarde le défilé des stations. Moi ? Je la regarde. Elle a les mains sagement posées sur les cuisses. Je triture la lanière de mon sac. Elle a les doigts fins et longs, les ongles au naturel, mais taillés comme les griffes d'un ocelot. J'ai les doigts d'un musicien, même s'ils sont courts, et les ongles à ras.
Je pose mon index sur le sien, dans un mouvement aussi léger qu'un trille. Elle réagit par un soupir aussi subtil qu'un vibrato. Je le sais, dans son monde, on n'est pas demonstratif. L'âme slave s'ouvre dans l'intimité. Mais c'est un joli signe. Alors je dessine d'un doigt aérien les contours de sa main. L'extérieur d'abord. C'est l'exotisme pour elle comme pour moi. Je suis la chaleur de l'amour français, elle est la pudeur orientale. Et la magie opère : elle m'ouvre sa main comme un coquillage présente sa nacre. Le terne devient chatoiement : elle m'offre l'iridescence des couleurs de son cœur. Alors je dessine l'intérieur de sa main. Sa respiration se cale sur le rythme de mes caresses. Je vois sa poitrine se soulever avec une intensité émouvante. Je presse tendrement sa paume. Elle referme ses doigts sur les miens. Le passage éclair d'une station illumine son visage. Il est légèrement rejeté en arrière, les yeux mi-clos et les lèvres entrouvertes. Elle me voit. Nos regards s'accrochent. Nos mains aussi. Nous avons le souffle court et pas mal de couleurs.
Tous les hommes et les femmes de mon âge se promènent dans Paris deux par deux.
Tous les hommes et les femmes de mon âge savent bien ce que c'est qu'être heureux.
Et la main dans la main
Et les yeux dans les yeux
On se sent amoureux
Sans attendre demain.
Oui mais nous sommes seuls
Dans l'métro parisien
Oui mais nous sommes seuls
Et on n'a presque rien...
Et dans cet autre monde où nous venons de construire un instant, un court instant, le désir est à son comble. Nous mordons nos lèvres. Ça devient insoutenable. Tous nos efforts sont tendus pour garder la situation sous contrôle. Ça serait d'ailleurs pas mal d'arriver avant que ça ne dégénère.
...
Merde.
...
J'ai raté l'arrêt.
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