Beau de l'air

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La falaise est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois tomber d’immenses rochers.
L’homme y passe à travers en disant « Aie pitié »
Les roches l’observent d’un regard familier.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
L’écume, les galets et le vide se répondent.

Nous sommes arrivés à Étretat, après un rapide passage par Paris. Paris dont il faut toucher un mot : alors que nous faisions le tour du quartier latin, nous sommes passés sur une de ces grilles d’aération du métro, je suppose, sur lesquelles les malheureux de la capitale cherchent un peu de chaleur en hiver. Tatiana portait, comme à son habitude, une robe longue et légère. J’ai senti sa main me lâcher brusquement quand nous sommes passés sur ces grilles. Je me retourne brusquement pour… Et oui, nous avons eu un instant Marilyn Monroe. J’ai tenté de la rassurer en lui disant que c’était probablement l’une des photos les plus connues au monde, et que Paris étant Paris, ça restait beaucoup plus élégant que le mec bourré qui vidange sa vessie en public dans les souterrains. Oui, je ne suis pas forcément très bon pour réconforter.

Mais nous étions en Normandie, région qui a des charmes qu’elle ignore, principalement pendant les trois jours où Tatiana y était. Elle n’y est plus, c’est moins charmant. Enfin, je dis ça un peu péremptoirement, je n’y ai évidemment pas encore remis les pieds.

J’avais pris un jour de congé, donc nous avons commencé la journée ensemble. Ainsi, en gardant le même principe de traduction simultanée : « Quoi toi fébou tidéj ?
– S’il vous plaît ?
– Quand toi manger lit ?
– Surprise ?
– Attends, je vais y arriver : que manges-tu au petit déjeuner ?
– Aaaah…
– Tartines de confiture ? Beurre ? Céréales ? Pâte à tartiner ? Jus d’orange ? Croissants ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?
– Non non, très simple. Quelque chose de très très simple. Des légumes et des œufs, ça sera parfait. Avec un thé.
– Ah oui mais non mais oui mais c’est marrant, en France on dit « petit-déjeuner » et « déjeuner », et en fait c’est pas les mêmes repas. Là c’est le truc au saut du lit, tu vois, pour commencer la journée…
– Ben oui. Une assiette de légumes grillés avec des œufs c’est parfait pour bien commencer la journée.
– … C’est vrai, c’est vrai… Alors, omelette, pochés, durs, mollets, à la coque ? Ne me regarde pas comme ça… Je vais faire une omelette… Qu’est-ce que tu cherches ?
– Le thé.
– La boîte, ici.
– C’est pas du thé, c’est des compresses.
– Euh… Ben, il est censé y avoir du thé dedans. »

Elle tenait un de nos sachets d'infusion entre deux doigts et regardait au travers. J’arrivais à voir toute la perplexité de son regard au-delà du ridicule papier filtre. Mais ça va, j’ai une excuse, je ne bois pas de compresse. Ou de thé.

Il est écrit, dans les outre-mémoires d’outre-tombe, que le vrai romantisme, le romantisme torride des mélodrames les plus formidables, n’est pas de rester au chaud devant un dîner aux chandelles, dans une ambiance tendre au coin du feu.
Non.
Le vrai romantisme commence par une robe fuchsia douce et légère comme une brise, rapidement suivie par un « mais on se les pèle comme au lac Baïkal ! ». Le vrai romantisme, c’est passer un pull et un pantalon sans sortir de la voiture tout en gardant prestance et dignité. Le vrai romantisme, c’est de calfeutrer sa belle avec la couverture de la voiture. « Tu ressembles à une matriochka… » Le vrai romantisme, c’est d’éviter le crottin de cheval sur le sentier qui mène à la plage. Le vrai romantisme, c’est de se ramasser comme un galérien à chaque pas dans les galets : « Qu’est-ce que t’as dit ?
– Vrououououch ! Vrououououououch !
– J’entends rien à cause de la tempête !
– Crêêê! Crêêê!
– Je disais : tu as dit quoi ?
– Vrououououch !
– Vos gueules les rouleaux ! On s’entend pas causer, ici !
– T’as raison ! Vos gueules les mouettes aussi !
– C’est des goélands, mais je valide. »

Quoi de plus tendre, de plus mignon et sensuel que de chercher un recoin le long de la falaise pour être un peu à l’abri de la pluie et du vent ? Nous regardions la colère des éléments dans un renfoncement du roc. Un minuscule crabe nous salua en nous présentant ses vœux. Nous lui souhaitâmes de bien belles choses également, puis nous cédâmes cet abri à des gens qui se proposaient d’écouter de la pop en buvant de la bière. Vu les rouleaux qu’il y avait à ce moment, je crois qu’ils n’ont atteint que la moitié de leurs objectifs.

Et nous marchions trébuchions dans les caillasses entre la falaise menaçante et la mer démontée, main dans la main et parfois aussi, pied sur les pieds. Elle dit : « Comment vas-tu, Stéphane ?
– Ça pourrait difficilement aller mieux.
– Mais ? Tu pleures ?
– Hein ? Non ! Non non… C’est euh… le vent. Voilà. Beaucoup de vent.
– Évidemment. Montons sur la falaise. »
Avec l’élégance et l’enthousiasme d’un cabri, elle suivi l’étroit sentier, elle grimpa les raides et tortueux escaliers d’un pas léger pour s’installer tout en haut. Je la suivais, forcément.

Forcément.

Je la trouvais assise au bord du gouffre, à côté d’un de ces piafs à la manque goéland. Une vraie position de carte postale : cheveux au vent, à hauteur d’oiseau, face à la mer infinie, sur un ciel menaçant, le visage mouillé par la bruine. Magnifique. Chateaubriand serait fier. Elle m’invita à la rejoindre. Je blanchis. « Viens, la vue est magnifique. Et je ne suis pas là pour être seule. ». Bon, ben quand faut y aller, faut y aller.
Et à quatre pattes, agrippant la moindre touffe d’herbe, je la rejoignis dans son aire. Après tout, si je ne regarde pas en bas, ça doit pouvoir le faire, non ?
« Regarde, on voit les oiseaux voler sous nous. »
Raté. Raté dans les grandes largeurs. Je peux peut-être faire illusion ? Essayons :
« Gneeu… »
Belle performance.
« Et regarde comme les gens sont petits d’ici. »
Je vais rendre l’andouillette de ce midi. Prenons néanmoins un air détaché :
« Gneeu… »
Parfait.
« Et comme on voit bien la force des éléments, avec les vagues qui explosent sur les rochers. J’aime cette intensité, j’aime quand on se sent tout petit face à la puissance de la nature. Tiens, tu te caches les yeux pour regarder en bas ?
– Vertige.
– Mais ? Vertigo ? Mais ? Tu le savais, non ? Pourquoi tu fais des choses dont tu as peur ?
– La peur n’est pas une excuse. »

« Bon, ton élément à toi, c’est la hauteur. Mon élément à moi… hé hé hé… À mon tour », souriai-je. « On va se baigner ?
– Mais il fait…
– Quinze degrés dehors, douze dans l’eau : une température idéale pour piquer une tête.
– Oh. Et quelle est la température pas idéale ?
– Quand l’eau est trop dure pour entrer dedans.
– Mais il pleut !
– Tu vois, on est déjà mouillés, ça ne changera rien. Bon, tu viens ?
– Challenge accepté. »

Nous marchâmes quelque temps en haut des falaises. La Manche était bleue malgré les nuages. Le vent nous fouettait le visage et les herbes hautes nous tailladaient les jambes. C’était merveilleux. Tatiana prenait la pose en moins de temps qu’il ne m’en fallait pour sortir l’appareil photo. Enfin, avec la même élégance qu’à la montée, elle redescendit. Avec Bibi à son bras, cette fois. Je ne garantis pas ne pas fait le quart du chemin sur les fesses, mais je l’ai fait à son bras. C’est d’autant plus vexant que j’étais en bonnes godasses alors qu’elle portait des fines ballerines qui avaient juste assez de cuir et de semelle pour appeler ça des chaussures.

Nous crapahutions sur la grève en silence. Le monde était neuf pour nous. Une caillasse nous faisait parfois nous rattraper l’un à l’autre, ce qui nous donnait une magnifique excuse pour échanger les regards les plus profonds. Tatiana regardait partout. Elle écoutait tout. Seuls quelques obstinés étaient de sortie par ce temps. Nous étions trempés et heureux. Nous nous assîmes dans les cailloux.

Et elle passa son maillot de bain. Bon, je le lui ai sorti de mon sac. Enfin, j’ai sorti un truc qu’elle m’a dit être son maillot de bain, parce que pour moi, c’était un casse-tête en cordes. Comme on était un peu légers et qu’il y avait du vent, elle a fourré ses sous-vêtements dans ma poche. J’avais l’impression d’être avec une naïade des mers lointaines tant elle survolait les galets pour rencontrer l’onde. Et puis bon, on s’est baignés. J’aime nager dans la mer, j’aime me sentir porté par les flots, j’aime essayer d’avoir un but dans un élément bien plus puissant que moi. Elle, elle n’aime pas l’eau froide. Alors, pendant que je disparaissais dans les vagues, elle est sortie de l’eau. Chacun son domaine. Puis nous nous sommes embrassés sur la plage. Oh, le charme érotique d’un baiser salé ! L’eau fraîche qui contraste avec la chaleur des cœurs, le sel qui vivifie la douceur des lèvres. Les embruns approfondissent le regard, le vent nous couvre de ses cheveux. Toute la violence de la nature sauvage est domptée par deux souffles qui s’unissent. Quels délices cela promet ! Je veux goûter ta peau toute entière, jolie slave.

Elle était déjà habillée depuis longtemps lorsque j’ai passé mon manteau. Et – c’est étonnant, j’ai senti une grosse boule dans la poche. Quelqu’un a oublié quelque chose, je ne l’avais pas en arrivant. Elle me regardait farfouiller, radieuse. Je saisis l’objet, veux le sortir. Elle m’en dissuade d’une légère pression sur le bras, et à mesure que la réalité m’éclaire, mes pensées s’emballent. Tout la sensualité de la situation me frappe d’un coup : cette boule n’est pas qu’un bout de tissu. C’est la clé d’un éclat de rire qu’elle retient à peine, et l’image de ma confusion.

« Bon, je ne vais pas tenir longtemps comme ça. Tu m’emmènes au chaud ? Et puis, je crois que la cuisine du coin vaut le détour. À moins que ce ne soit le cuistot, je ne sais plus. »

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