Les grands nous font assez de bien quand ils ne nous font pas de mal

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Le reste du séjour a filé comme dans le vide spatial : c'est la pesanteur qui ralentit le temps, et de pesanteur, nous n'en avions point. Entre tourisme et tendresse, la vie a passé en quelques battements de cils. Un incident notable toutefois : sur une vedette, nous jouissions de l'air marin et du pont de Normandie, lorsque j'ai demandé à Tatiana de changer de place. Elle était en robe, accoudée à la rambarde, et le pont supérieur du bateau était à cet endroit en verre. Au-dessus du pont inférieur, donc. Plein de touristes, lunettes de soleil en l’air, censés admirer le fameux pont.

J'ai toussé en montrant le sol.

"Vous êtes tous des voyeurs !" s’est-elle exclamée en russe avant de croiser mes yeux. Son pas de côté ne vint qu'après, tout comme une légère rougeur sur ses joues. Avec ça et la grille du métro, Tatiana est maintenant convaincue que les français sont des pervers qui aiment regarder sous les jupes des filles. Elle se réfugia dans mes bras jusqu'à la fin de la promenade.

Rentrés chez moi, nos discussions prirent une autre teinte : "J'avais tellement peur de gâcher ton séjour à Paris.
- Oh, Paris, tu sais...
- Étretat c'est mieux ?
- Oh, Étretat, tu sais...
- Mais attends, pourquoi tu es venue visiter la France ?"

Elle se mordit les lèvres.

"J'avais quelqu'un de très important à y rencontrer. Quelqu'un d'assez fondamental.
- Pour le travail ?
- Non, pas pour le travail.
- Mais j'y pense : tu n'as vu que moi ?!
- Grand benêt, va. "

Cinq mille kilomètres aller. Dix mille retour. Deux fois. Alors que convaincre mon meilleur ami de venir de Compiègne relève déjà du miracle. Ça m'a tué. Achevé. Pourquoi, comment, quelle magie, une tornade me saisit. Moi qui avais toujours refusé les relations à distance, moi avais souvent été largué dès la barrière des cent kilomètres franchie, j'étais plongé dans un raz-de-marée d'émotions. Les anglais parlent de papillons dans le ventre, je les comprenais bien. Oui, Tatiana ne parle pas beaucoup. Mais quand elle parle, elle envoie du mémorable à coups de Soyouz, et mon cœur bat alors au rythme de la musique infernale des orgues de Staline.

Mais elle avait les yeux tristes : "Je vais repartir maintenant.
- Oui, je sais."

Je faisais mon possible pour rester aussi viril que les stéréotypes le demandent. Elle sourit : "Je ressens tes émotions avant même que tu n'en aies conscience. Tu es émotif, cela me plaît."

Je fondis en larmes.

Tatiana se tordait les mains. Son regard franc se détourna un instant.

" J'ai quelque chose à te dire."

Je n'aime pas cette phrase, elle sent mauvais. Avec un demi-sourire, elle continua :
" Ne t'étonne pas si, parfois, je ne réponds pas pendant plusieurs jours.
- Oui, le voyage est long et difficile, je sais.
- Après le voyage."

On s'était toujours parlé tous les jours pendant tous ces mois. Je levai un sourcil :

" D'accord. On a tous nos vies.
- C'est ça. Mais ce serait indépendant de ma volonté. J'aime énormément tout ce qu'on se dit, tout ce qu'on échange, comment on s'ouvre l'un à l'autre."

Elle avait pris mes deux mains dans les siennes. C'était moi, à l'accoutumée, qui faisait les déclarations. Cette fois, c'était à elle de faire les annonces :
" Non, si je ne réponds pas, c'est parce que dans mon pays, certaines personnes peuvent disparaître pendant plusieurs jours.
- Comment ça, disparaître ?
- Cela m'est déjà arrivé. Trois jours. Je connais des personnes dont on est sans nouvelle depuis des semaines."

Mon souffle s’est coupé, et une sensation glaciale a envahi mes veines. Tatiana dansait d'un pied sur l'autre :
"Quand je passe la frontière, c'est un peu plus compliqué pour moi que pour d'autres. Ils m'emmènent dans un bureau à part. Je dois répondre à des questions. Toujours les mêmes, mais toujours posées avec plus d’insistance. Ils me scrutent comme si chaque mot pouvait être une trahison. Ça t'évoque quelque chose, le KGB ?
- Mais... Ça n'existe plus ?"

Je n'étais pas avec une insouciante touriste qui profitait des charmes des locaux. J'étais avec quelqu'un pour qui les choses étaient moins faciles que pour les autres. Sa tendresse gagnait encore plus en valeur.

"C'est peut-être plus le même nom. Mais je risque chaque jour d'être emprisonnée. Je suis comme tout le monde, je veux un monde meilleur. Je vois l'expression démocratique ici, c'est formidable. J'aimerai la même dans mon pays, et j'y travaille. Je suis notamment observatrice lors des élections. Je pose des questions sur l'utilisation des impôts. Je suis bien trop curieuse pour le régime. Je suis ce qu'on appelle : une opposante politique."

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