Acte II : Des Surprises en Réserve

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— Moulins ! Parloir. Ton avocat !

Alban Moulins ne portait plus la barbe noire de François Muslin, et ses cheveux étaient coupés au plus court, de sorte qu’on pouvait voir les côtés de son crane, comme par transparence. Sur chaque côté, sa mâchoire portait de discrètes cicatrices témoignant de l’opération qu’il avait volontairement subie quatorze ans auparavant, afin de se faire passer pour mort et de changer d’identité. Une invraisemblable substitution du maxillaire inférieur par une prothèse métallique, le même type de modification pour l’intégralité de son avant-bras droit, lui avaient permis de laisser des morceaux de lui-même au pied d’une falaise, pour que les enquêteurs les plus tenaces renoncent enfin à chercher un cadavre partiellement absorbé par la mer. Même son ennemi le plus acharné avait dû reconnaître la qualité d’une intervention qui, en dehors de ces légères cicatrices, n’avaient laissé aucune marque sur le corps d’Alban. La motricité de sa main droite était aussi fluide que naturelle, ce qui était probablement le plus incroyable.

Alban arriva au parloir, absorbé dans ses pensées. Son avocat n’était qu’un homme sans visage, dans un costume gris clair, qui portait probablement une cravate, mais que lui importait ? Cet homme ne l’aiderait pas à sortir de prison, pas après ce qu’il avait fait, pas après les preuves qui avaient été réunies contre lui par un inconnu. Il était là pour un long moment, sauf à trouver une improbable solution de secours. En attendant, il ferait semblant d’écouter le bon à rien qui venait l’importuner.

— Bonjour Alban. Alors, ces premiers jours se passent bien ?

Alban n’avait pas rencontré d’avocat depuis dix-sept ans. Pourtant, cette voix lui était si familière qu’il eût put jurer l’avoir entendue, encore, la semaine précédente. Il sortit de ses pensées et leva les yeux de ses genoux pour voir un homme qui, malgré le costume et les fausses lunettes, fut identifié immédiatement.

— Ça alors ! Je te manquais tant que tu as fait l’effort de venir me retrouver dans ce trou ?…

— Je voulais m’assurer que tu ne manquais pas de confort, dans ce palace. Et je voulais te parler d’Angélique.

— Hélène, Nathalie, et maintenant Angélique… Un vrai cœur d’artichaut, dis-moi, mon pauvre Hector. Et ta femme, elle dirait quoi, de tout ça ? Cela dit, évite de jouer à la loterie, il semble que tu ne sois pas en veine en ce moment…

— Angélique. J’ai besoin de savoir. On a vu ce que tu lui as fait. Pourquoi ?

— Pourquoi ? Pourquoi je l’ai emmenée sur le toit ? Mais parce qu’il me fallait un moyen de pression… Mais tu as gagné cette partie…

Ce n’était pas la réponse qu’attendait Hector. Il était évident qu’Alban avait voulu avoir une monnaie d’échange pour s’échapper. Bien entendu, il savait qu’Hector avait de l’affection pour sa jeune stagiaire. Angélique avait été le meilleur choix possible pour Alban, Hector n’en doutait pas. Ce qu’il ne comprenait pas se situait à un autre niveau de cruauté.

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— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Je veux voir Monsieur Fischer ! Je veux le voir.

Sortie de la douche comme une furie, malgré la douleur, Angélique se précipita vers Marie, la seule personne qu’elle avait vue depuis son réveil. Elle avait bien parlé, ensuite, à Hector, par téléphone, mais elle n’avait encore, à ce moment-là, aucune idée précise de ce qu’elle avait subi.

— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? répéta-t-elle encore, à Marie, qui ne comprenait pas de quoi elle parlait.

Devant le regard interrogateur du médecin, Angélique se résolut à relever son chemisier, dévoilant au bas de son ventre une large cicatrice encore fraîche.

— S’il vous plaît, dites-moi ce que vous m’avez fait, implora la jeune femme.

Marie fit comprendre à Angélique qu’elle n’était en rien responsable de cette marque abdominale. En effet, à son retour de Santa Monica, accompagnée d’Hector, Nathalie et Joanie, elle était rentrée chez elle avec sa nouvelle alliée, laissant Hector mettre Nathalie en cellule, au centre opérationnel. Elle s’était rendue au chevet de Roger et puis avait pris un peu de repos. Revenue le matin à la base, alors qu’Hector avait déjà récupéré Joanie et quitté les lieux, elle avait eu la surprise de trouver Angélique endormie dans un canapé de la cuisine, alors qu’une enveloppe attendait sur la table. Un court texte dactylographié confiait la jeune femme à Hector et aux bons soins de Marie.

Ce qu’on appelait communément et sobrement la salle de soins était en réalité une sorte de petite clinique entièrement équipée pour apporter une aide médicalisée rapide et complète à quiconque en avait besoin. Associée à ce matériel de pointe, l’expertise de Marie avait permis d’aboutir, après examen, à la seule conclusion possible.

— Angélique, il semble que tu sois enceinte…

— Mais c’est impossible, s’insurgea Angélique.

— De quatre mois environ.

Incrédule, Angélique savait que si Marie avait été dans le vrai, elle en saurait forcément quelque chose, elle-même.

— La cicatrice, reprit Marie, quelqu’un t’a implanté un fœtus, c’est la seule explication possible. Je vais devoir t’examiner plus précisément, mais je pense qu’il est viable.

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— Non, tu penses, je n’ai pas ces compétences-là.

Alban se réjouissait de la colère de son ennemi juré. Hector avait certes remporté une victoire, à Santa Monica, et même une victoire importante. Mais lui-même venait de marquer un point décisif dans ce combat, dans lequel il s’autorisait tous les coups.

— C’est vrai que je suis un esprit affûté, mais tu me surestimes, cette fois.

— N’essaie pas de me faire croire que tu n’es pas lié à cette horreur.

— Je n’ai pas dit ça. Tu as raison, reprit Alban avec un sourire malicieux, j’ai eu l’idée de faire ça. Mais entre avoir l’idée et le faire…

— Alors qui ? s’emporta Hector. Parle !

— Allons, tu m’insultes. Tu es tout à fait capable de trouver cette information par toi-même. Tu as déjà prouvé que tu savais chercher dans les tas de cendres.

Hector reprit son calme, voyant qu’il n’en saurait pas plus aujourd’hui sur le comment. Mais le pourquoi le torturait encore. Pourquoi avoir fait subir une telle atrocité à la jeune femme innocente avec qui ils avaient travaillé tous les deux pendant six mois, avec laquelle ils avaient tissé des liens d’amitié, avec qui ils avaient atteint un niveau d’excellence technique et scientifique. Tout cela n’avait pas de sens, même pour un esprit malade, qui aurait dû s’apaiser en menant une vie qu’on eût pu qualifier de normale.

— Hector !… Hector !… reprit Alban d’un air faussement désespéré par le manque de réactivité de son meilleur ennemi. Tu n’as donc pas encore compris ? Tous ceux pour qui tu manifestes un tant soit peu d’affection sont condamnés à souffrir. Par ta faute. Je n’en aurai jamais fini, avec toi. C’est toi qui as voulu ça, c’est toi qui l’as déclenché, avec la petite Marie, quand vous m’avez pris mon père !

Sur ces derniers mots, la voix d’Alban avait changé, se chargeant d’une rage qui ressortait dans ses yeux et son regard soudainement assombri.

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Le soleil déclinait sensiblement, et, bien que ce ne fût pas encore le début de l’obscurité, la luminosité, à dix-neuf heures, à cette époque-ci de l’année, n’était plus ce qu’elle avait été trois mois et demi plus tôt, au moment du solstice. Fred roulait tranquillement en direction de l’hôpital, où l’attendait Joanie qui, depuis quelques jours, venait quotidiennement tenir compagnie à Françoise Barreau, avec qui elle s’était liée d’amitié. Elle avait trouvé une oreille attentive avec qui elle pouvait échanger sur les malheurs qu’elle avait vécus depuis deux mois et demi, une épaule sur laquelle pleurer sa famille perdue.

Comme il le faisait de façon irrégulière depuis plusieurs années, Fred avait fait le déplacement le matin pour rendre visite à son ancienne institutrice, et en avait profité pour emmener Joanie, la laissant là pour la journée. En arrivant sur le parking des visiteurs, il vit la jeune fille qui l’attendait, comme prévu, devant l’entrée du bâtiment. Elle monta avec agilité dans le pick-up qui se remit en route. Dire que Joanie rayonnait après ces visites eût été exagéré, mais la possibilité qu’elle y trouvait de se confier la soulageait d’un fardeau et cela se voyait dans ses yeux un peu plus brillant que d’ordinaire.

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— J’ai réfléchi et j’ai découvert des choses particulièrement intéressantes, ces jours-ci, mon ami, poursuivit Alban, d’une voix qui avait retrouvé son calme ordinaire… Tu as osé me reprocher d’avoir une nouvelle alliée, l’autre jour. Et tu ne voulais pas me parler de la petite, comme tu as eu raison. Elle n’a pas manqué d’efficacité. Et je ne serais pas ici pour en discuter, si ton joker n’était pas intervenu. Grand bien lui en a pris, à celui-là, tu le remercieras de ma part. C’est juste dommage qu’il m’ait laissé dans cette cabane ; en matière d’hôtel, il a vraiment des goûts répugnants.

— Ce n’est pas toi qu’il a sauvé, c’est elle, ne te fais pas d’illusions. C’est à elle qu’il a évité d’avoir du sang sur les mains. Ton sang.

— Oui, je m’en doute… J’ai fait le rapprochement avec une de nos petites altercations, il y a quelques années, quand ton taser s’était mis à ne plus fonctionner. Il était déjà là, à l’époque, et il t’avait empêché, toi, de tomber du mauvais côté. Un véritable ange-gardien, je vois. Toujours là pour sauver quelqu’un, toujours là pour me sauver… Tu crois qu’un jour, quelqu’un sera là pour le sauver, lui ? Ça a l’air d’être un type bien, ou je me trompe ?…

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Le pick-up roulait sur la départementale, en direction du centre opérationnel, où Fred avait convenu de déposer Joanie, avant de repartir chez lui. Il n’avait aucune intention de s’attarder, il savait qu’Hector était reparti depuis quelques jours pour la Californie où il voulait encore vérifier des détails sur la clinique Winter et la maison de l’ex-mari d’Hélène, Roger se remettait tout juste de ses blessures et avait besoin de repos, et Marie n’avait aucune envie de le voir. Joanie alluma le poste de radio réglé sur une station FM qui diffusait des vieux tubes des années de jeunesse de son chauffeur. Elle se retourna pour fouiller dans son sac, sur la banquette miniature, afin d’y chercher la pomme qu’elle gardait en cas de petite faim, mais fut troublée par la vision d’un camion qui s’approchait à une vitesse déraisonnable. Joanie se rassit normalement sur son siège et observa Fred qui venait de jeter un coup d’œil dans son rétroviseur et, tout en grommelant, commençait à accélérer afin d’éviter que ce routier distrait n’entre en collision avec son 4 × 4. La jeune fille sursauta lorsque, brutalement, dans un bruit de sirène, une motocyclette de grosse cylindrée les doubla en trombe. Fred grimaçait devant l’irresponsabilité de certains conducteurs en fin de journée.

Soudain un nuage de fumée apparut devant le pick-up, et s’étendit rapidement, de sorte que Fred fut aveuglé. Alors qu’il posa par réflexe son pied sur la pédale de frein, un violent choc se produisit à l’arrière du véhicule, plaquant les deux passagers sur leurs ceintures de sécurité respectives. Le pick-up se mit à pivoter, l’arrière glissant sur le côté, puis Fred et Joanie firent soudain face au camion qui revint à la charge. Le second choc, frontal, déclencha le gonflage des airbags, Fred perdit le contact avec le volant, le véhicule tourna de plus belle, dans un crissement de pneus qui glissaient et renvoyaient toutes les sensations d’irrégularité de la chaussée. Enfin, le son déchirant des gommes sur l’asphalte cessa, les secousses de la route disparurent, le camion aussi, Joanie ne vit plus que l’asphalte derrière le coussin de sécurité déjà dégonflé. Le 4 × 4 s’envolait par l’arrière, la chute fut brutale.

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Le service des urgences s’activait comme une fourmilière. Les secours avaient amené, toutes sirènes hurlantes, les deux victimes d’un grave accident de la route. Leur véhicule avait fait plusieurs tonneaux avant de finir sa course folle dans un champ, en bordure de départementale. Des automobilistes s’étaient arrêtés, avaient coupé le contact et sorti les deux passagers du véhicule qui commençait à brûler. L’un d’eux avait décroché son téléphone portable.

Les pompiers étaient arrivés rapidement sur les lieux, accompagnés d’un véhicule de gendarmerie. Alors que les premiers avaient pris en charge les deux passagers apparemment gravement blessés, les gendarmes avaient commencé à enquêter afin de déterminer les circonstances de l’accident. La voiture brûlait maintenant entièrement et les pompiers encore là s’employaient à éteindre le feu.

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Marie fut prévenue par ses anciens collègues de l’admission de ces deux inconnus, qui n’avaient aucun papier d’identité lorsqu’ils avaient été amenés par les pompiers, trois jours plus tôt. Avec Hector, elle s’était rendu à l’hôpital pour avoir des nouvelles, aussi rassurantes que possibles. Un médecin semblait serein en répondant à ses questions.

— Lui s’est réveillé ce matin, c’est là qu’il nous a parlé de vous. C’est comme ça qu’on a pu vous contacter. Il s’est rendormi assez rapidement. On va le garder en observation quelques jours.

— Et la jeune fille ?

— Elle est toujours sans connaissance, mais son état n’inspire plus d’inquiétude. Elle a fait une hémorragie, elle a perdu beaucoup de sang.

— Mais son groupe est O-, s’inquiéta Marie. Vous avez pu trouver des réserves ?

— Oui, répondit le médecin, vous avez raison, par chance, son père est parfaitement compatible, on a pu prendre directement à la source. On n’a même pas attendu qu’il se réveille, il y avait urgence. Il va bien, malgré le choc. On n’a pas pris de risque à le prélever.

Hector et Marie se regardèrent dans les yeux. Ils étaient abasourdis par ce qu’ils venaient d’entendre.

— Docteur, s’inquiéta Hector, de qui parlez-vous exactement ?

— Eh bien, du père et de sa fille, qui ont été admis ici il y a trois jours, après un grave accident de la route.

— Dites, continua Marie, vous pouvez nous conduire jusqu’à eux, s’il vous plaît ?

— Vous savez, ils ont besoin de repos. Je veux bien vous emmener, parce que vous êtes médecin, mais ne les réveillez pas !

Devant la porte de la première chambre, les deux amis n’eurent aucune hésitation, il s’agissait bien de Joanie, qui semblait dormir paisiblement. Vingt pas plus loin, un doute s’insinua dans leurs esprits quand ils reconnurent Fred, endormi lui aussi.

— Docteur, je ne suis pas de la partie, s’intéressa Hector, mais pouvez-vous m’expliquer comment vous êtes arrivés à la conclusion que vous aviez affaire à un père et à sa fille ?

— Les analyses de sang ! Comme vous l’avez mentionné, le sang de la jeune fille est du groupe O négatif, comme par hasard, celui de l’homme est le même. Nous avons poussé plus avant notre recherche, afin de ne pas faire d’impair et de ne pas risquer le rejet. La comparaison de leur ADN est significative. Nous n’avons aucun doute. Il s’agit bien du père et de la fille.

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