Acte III : Déchirures
Une semaine s’était écoulée depuis l’accident de voiture. Dans sa chambre d’hôtel, Fred rangeait ses habits dans son sac lorsqu’on frappa à sa porte.
— Alors, tu es sorti ? demanda Hector, la voix légèrement agacée.
— Ce matin, répondit Fred, visiblement absorbé dans ses pensées.
— Tu sais que j’en ai appris une bonne, en début de semaine ?
— Ça doit être la semaine qui veut ça… Moi-même…
Hector s’emporta contre son ami de trente ans.
— Tu te fous de moi ? Tu comptais me le dire un jour ? Je te faisais confiance, merde !
— Je ne le savais pas, je ne l’ai découvert qu’il y a quelques jours, par les médecins… Je ne comprends pas…
— Arrête de te foutre de ma gueule, putain ! Je m’en fous, à la limite, qu’elle soit ta fille. Au moins, il lui reste un parent, tu vas pouvoir t’occuper d’elle. Mais Hélène, putain ! Toi et elle ! Merde, t’es un enfoiré de salopard !
— Écoute je…
— Ne cherche pas d’excuses, en plus ! Tu savais ce qu’elle représentait pour moi. Et t’as pas pu t’en empêcher, salaud !
— Non, tu ne comprends pas…
— Qu’est-ce que je ne comprends pas ? Tu veux me faire croire que c’est elle qui t’a attiré dans son lit ? Alors qu’elle était mariée, heureuse en ménage, avec ses deux filles ? Et toi, elle ne te connaissait même pas ! Qu’est-ce que tu lui as dit pour l’embobiner, enfoiré !
— Ce n’est pas du tout ce que tu crois…
— Ta gueule, pauvre con ! Hector lui adressa un coup de poing rageur qui le fit tomber à la renverse sur son lit. Tire-toi, et ne reviens plus jamais dans cette ville. Si Jo en parle, on s’arrangera pour qu’elle aille chez toi, mais ne compte pas sur moi pour faire ta publicité auprès d’elle.
Hector quitta la chambre d’hôtel en claquant la porte, laissant Fred se relever tant bien que mal, et souffrir autant des suites de l’accident que de la peine enragée de son ami.
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— Ça va pas, non, maman n’aurait pas fait ça, elle ne le connaissait même pas, d’abord !
La nouvelle que Joanie apprit à son réveil la laissa parfaitement incrédule. Le médecin lui avait expliqué que ses blessures, suite à l’accident de voiture, lui avaient fait perdre beaucoup de sang et qu’il avait fallu lui faire une transfusion. Lorsqu’il lui dit, voulant la rassurer sur la source du sang qu’elle avait reçu, qu’il avait été prélevé sur son père, elle se trouva dans l’incompréhension la plus totale. Comment son père, mort depuis un mois, enterré, à des milliers de kilomètres de là, avait-il pu lui donner son sang ? L’incompréhension avait alors gagné l’équipe médicale puis Marie intervint, et éclaira Joanie.
— Demande à Hector, il te le confirmera… continua la jeune fille.
— Il est allé le voir. Une dernière fois. Il vient de le rayer de sa vie. Tu te doutes de l’état dans lequel il peut être. Il ne veut plus entendre parler de lui.
— Mais il croyait en ma mère ! Il sait que ce n’est pas possible !
— Écoute, Jo, les analyses sont formelles, une telle similarité dans les ADN ne peut signifier qu’une chose. John n’était pas ton père biologique, c’est lui.
Joanie ne voulait pas croire l’évidence. Il y avait forcément une erreur, dans l’analyse, dans l’interprétation des résultats, dans la manipulation des échantillons. Même si elle le trouvait étrange, même si elle ne le comprenait pas très bien, elle n’avait rien contre Fred, mais Hélène ne pouvait pas l’avoir connu, encore moins avoir eu une fille avec lui.
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Hector s’était laissé envahir par une colère qui ne faiblissait pas. D’abord un inconnu qui avait mutilé Angélique, avec l’aval malveillant d’Alban, puis, maintenant, cette nouvelle, cette trahison de son plus fidèle ami depuis bientôt trente ans. L’Aston-Martin roulait à vive allure, sur une route de campagne, son conducteur absorbé dans ses pensées. Il fallait maintenant prendre une décision, avancer, trouver des réponses. Hector se résolut à s’occuper du cas le plus urgent, Angélique, qui comptait vraisemblablement sur lui. Remonter à la source. Qui avait pu commettre cette horreur ? Qui avait pu avoir la bénédiction de ce fou à lier qu’était devenu Alban ? Ce monstre devait avoir des connaissances avancées en médecine. Une connexion avait dû se faire entre deux complices pervers et dérangés. Et quelque malheureuse devait s’être réveillée, à l’inverse d’Angélique, en ayant perdu la vie qu’elle avait portée pendant quatre mois, jusqu’à ce moment dramatique. Par où commencer ?
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Fred avait mis à profit tout le temps du retour passé dans un train pour réfléchir à la situation. Comment pouvait-elle être sa fille ? Chercher des réponses. Commencer par le commencement. Elle avait quinze ans, environ. Quelle date ? Non, ça n’avait pas d’importance. Il lui fallait remonter en arrière, donc, entre quinze et seize ans en arrière.
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L’avion venait d’atterrir, il y avait pensé pendant presque toute la durée du vol. C’était la première fois qu’il allait les revoir depuis six mois, c’était la première fois qu’il se rendait là-bas. Le voyage lui avait été offert par le nouveau mari de son ex-femme, à la demande de Maureen et Paul. Pour leur septième anniversaire, quatre mois plus tôt, les jumeaux avaient eu le droit de choisir le plus extraordinaire des cadeaux de Noël ; ils avaient choisi une semaine de ski avec leur père. Leur vœu avait été exaucé, et voilà que Fred se présenta à un chauffeur qui l’attendait aux arrivées.
— Je m’appelle Argyle, répondit le jeune afro-américain qui semblait un peu perdu.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Fred, un rien amusé.
— Ben, à vrai dire, j’espérais que vous me le diriez, c’est la première fois que je fais le chauffeur.
— Égalité, c’est la première fois que j’ai un chauffeur…
À la surprise d’Argyle, Fred jeta son sac sur la banquette arrière et s’installa à côté de lui, à l’avant de la limousine.
Durant le trajet jusqu’au chalet, les deux hommes avaient échangé quelques banalités, sur le temps qu’il faisait, sur la vie de famille, les clichés sur la France vue par les Américains.
— Alors, c’est quoi, votre histoire ? demanda le jeune chauffeur.
— Ma femme a eu une opportunité professionnelle, du genre qu’on ne peut pas refuser. Mais il fallait qu’elle revienne aux US.
— Et pourquoi vous ne l’avez pas suivie ?
— J’étais militaire, et j’avais encore une année de contrat avec l’Armée Française.
— En d’autres termes, vous vous êtes dit qu’elle allait se planter et qu’elle reviendrait vers vous en rampant, c’est ça ? Alors pourquoi faire vos valises, hein ?
— C’est bien Argyle, vous comprenez à demi-mots…
En arrivant à destination, Argyle se voulait confiant pour son passager.
— Je vais vous dire comment ça va se passer. Votre femme retombe amoureuse de vous, elle rentre avec vous en France, et vous vivez heureux jusqu’à la fin de vos jours.
— J’achète le scénario.
— Et si les choses ne se passent pas comme prévu, vous savez où dormir ? Tenez, je vous laisse ma carte, vous n’aurez qu’à m’appeler.
— Vous êtes sympa, Argyle.
— Tâchez de ne pas l’oublier au moment du pourboire !
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Les jeunes enfants avaient sauté dans les bras de leur père, qu’ils se languissaient de revoir depuis six mois et leur dernier voyage en France. Sharon ne s’était pas plantée, sa carrière avait pris un nouvel envol, le divorce avait été demandé, puis prononcé, et elle s’était remariée avec Frank, un avocat spécialisé dans les affaires financières. Cependant, elle gardait de l’affection pour son ex-mari, dont elle savait à quel point il restait proche des deux jumeaux. Elle avait insisté pour qu’il vienne les rejoindre pour les fêtes.
La veillée de Noël se profilait, mais ce soir, Frank avait réservé la meilleure table de la petite station de montagne, et se faisait une joie d’un dîner à la française quelques jours avant le réveillon. On repartit après le repas, il fallait se reposer, une journée de ski attendait tout le monde dès le lendemain.
Une quantité incalculable de descentes et de remontées avait occupé tout le petit groupe pendant la matinée passée sur les pentes enneigées. L’après midi, Frank invita Fred à le suivre au sauna, pour une séance détente, avec quelques-unes de ses connaissances.
— Fred, laissez-moi vous présenter un ami, qui vient ici chaque année, le docteur Bernard Ashcroft.
— C’est un plaisir. Fred Wagner.
— Enchanté, Bernie Ash. Alors, Frank me dit que vous venez de France ? Que faites-vous, là-bas ?
— J’ai ouvert une sorte de bar, il y a trois ans et demi, et je m’occupe, je suis une sorte de retraité.
— Retraité ? Si jeune !
— Fred était dans l’armée, expliqua Frank, il a servi en Yougoslavie.
— Ça alors ! Moi aussi, j’ai servi là-bas. J’étais médecin militaire dans les forces de l’OTAN. Une tragédie, n’est-ce pas…
Fred n’aimait guère évoquer ces souvenirs, mais le docteur était demandeur. Probablement quelque moyen d’évacuer des traumatismes résiduels de cette période sombre.
Les trois convives convinrent de se retrouver au même endroit le lendemain, après leur nouvelle journée de ski. Cette idée n’enchantait guère Fred, qui eût préféré passer davantage de temps avec ses enfants, mais ceux-ci avaient déjà programmé une séance de cinéma pour ce même moment, en ville, à une trentaine de kilomètres de là.
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Alors que la deuxième journée de ski avec Paul et Maureen avait été un délice pour Fred, celui-ci accompagna donc Frank au spa. Une note les y attendait, les prévenant que le docteur Ashcroft serait un peu en retard, une consultation inattendue l’ayant retenu contre son gré. Frank et Fred se dirigèrent vers le bar et partagèrent une bière en attendant.
Bientôt, un grondement sinistre se fit entendre, inquiétant tous les usagers du spa, à qui l’on conseilla de ne pas quitter le bâtiment. Une avalanche était en train de sévir, et se trouver dans la rue au moment où elle frapperait relèverait du suicide. La sécurité relative offerte par le bâtiment se révéla bien faible lorsque la neige pénétra par chaque ouverture disponible, envahissant chaque centimètre cube, arrachant tout sur son passage.
Seuls les murs restaient debout, la panique avait gagné la plupart des occupants, les blessés attendaient maintenant les secours. Fred sentait une douleur vive à la jambe droite, son bras était coincé entre deux masses dont il ne pouvait déterminer la nature, son espace vital s’était réduit à sa plus simple expression, quand il tenta en vain de se dégager.
— Viens me voir à Los Angeles, se dit-il avec cynisme, imitant une caricature de la voix de Sharon. On fêtera Noël en famille, on fera la fête !
Agacé, il reprit sa propre voix en essayant de nouveau de se frayer un chemin dans les décombres.
— Maintenant je sais ce que ressent un lapin dans son terrier.
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Sortant de l’hôpital où il avait passé quatre jours à soigner une luxation du genou et une hypothermie, Fred avait offert leurs cadeaux à Paul et Maureen avec deux jours de retard, et, déjà, l’avion l’attendait pour rentrer au pays. Merveilleuses vacances de Noël !
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À quelle occasion Alban avait-il pu rencontrer un médecin aussi malveillant, ou plus simplement, un illuminé avec suffisamment de connaissances médicales pour pratiquer une telle transplantation ? Cette question torturait l’esprit d’Hector qui filait au volant de son bolide anglais vers le centre opérationnel. Il fallait commencer par reprendre ce qu’on connaissait du parcours d’Alban, ou de François, en remontant le temps depuis son arrestation de Santa Monica. Il fallait faire des recoupements, consulter des bases de données, il fallait les compétences d’un analyste. Hélas, Bruno n’était plus là pour apporter son aide. Fallait-il trouver et engager une nouvelle personne ? En avait-on seulement le temps, d’en chercher une, d’en former une, en particulier à ces activités plus ou moins souterraines ?
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À trente-cinq ans, Luc n’avait pas les qualités d’un athlète exceptionnel. Il ne les avait, d’ailleurs, jamais eues, le sport ne l’avait jamais intéressé. Il avait suivi les cours d’éducation physique, à l’école, mais ça s’était arrêté là. Il n’avait pas eu de père, et sa mère avait eu d’autres priorités. Son cursus scolaire avait été une ligne droite sans accident, jusqu’à un doctorat en mathématiques, et dorénavant, il dispensait des cours à l’université, ce qui l’occupait une douzaine d’heures par semaine, et proposait diverses formules de formation pour les professionnels utilisant toujours des logiciels informatiques de plus en plus spécialisés. L’un de ses atouts majeurs était sa faculté de comprendre plus rapidement que la moyenne des gens les problèmes qu’on lui posait et les explications qu’on lui donnait. Ainsi, il lui suffisait de suivre une conférence ou de lire une série d’articles spécialisés pour maîtriser les tenants et les aboutissants d’un sujet, quel qu’il fût, bien que n’en ayant jamais entendu parlé auparavant.
Luc avait compris depuis longtemps que sa mère et celui qui n’était pas son père exerçaient une activité pouvant comporter quelques risques, même élevés. Ainsi, lorsque Marie lui avait annoncé le décès d’Élisabeth et de Bruno, même si la douleur l’avait presque étouffé, il n’avait pas été surpris.
— Merci, Marie. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-moi signe, avait-il proposé, paradoxalement, alors que Marie n’avait même pas eu le temps de lui faire elle-même cette offre.
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Roger avait amené Luc au centre de contrôle et lui montrait les travaux de remise en état. Le bâtiment commençait à retrouver sa forme originale, les intérieurs étaient en cours de réaménagement. Tout le système informatique, cependant devait être remis à neuf, de façon à être de nouveau à la pointe de la technique et d’avoir, autant que possible, toujours une longueur d’avance sur la concurrence.
— On dirait que tu parles d’une entreprise manufacturière ordinaire, se moqua gentiment Luc.
La fourniture d’un matériel de pointe était parfaitement de son ressort, la mise au point d’une architecture informatique sûre et performante, au sens où c’était entendu entre les deux hommes, ne l’était pas moins, en revanche, tout cela prendrait du temps, il fallait en tenir compte.
Un accord de partenariat avec Luc en free-lance fut rapidement trouvé, après quoi Roger emmena Luc dans le quartier des cellules.
— Tu sais, Nathalie a été une amie de tes parents, expliqua Roger, mais elle a fondu un câble, à cause d’Hector. Elle n’en voulait qu’à lui, mais il y a eu des dommages collatéraux. Certains plus graves que d’autres, ajouta-t-il en montrant ses béquilles résultant de ses blessures qu’il qualifiait de bénignes, en comparaison de ce qu’avaient subi ses deux employés.
Dans le fond de sa cellule, Nathalie, était assise sur le sol, entourant ses genoux dans ses bras, fixant le mur d’en face, sans bouger alors que le verrou de la porte claqua. Une larme coula sur sa joue droite lorsqu’elle vit le visage de Luc dans l’entrebâillement de la porte.
— Roger m’a expliqué ce qui s’est passé, toute l’histoire. Je ne comprends pas, tout le monde t’aimait, ici. Mes parents t’aimaient.
— Je suis désolée, Luc, s’il y avait…
— Rien, coupa Luc, il n’y a rien que tu puisses faire pour te rattraper. Je ne reverrai plus ma mère, je ne reverrai plus Bruno. Mon fils ne reverra plus jamais ses grands parents. Par ta faute.
Luc quitta la cellule, laissant Nathalie pleurer toutes les larmes de son corps. À chaque minute qui passait, elle prenait un peu plus conscience de la tragédie qu’elle avait orchestrée, et ça lui déchirait le cœur.
Au moment où Luc allait quitter la base, il se tourna une dernière fois vers Roger.
— Vous n’allez quand même pas la garder ici ? Ce n’est pas une prison, ici. Elle doit être, je ne sais pas, placée devant la justice, non ?
— Elle était blessée, on l’a soignée, mais c’est prévu, pour demain, à la première heure, répondit Roger.
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