Mes souvenirs pour oublier… (triptyque)

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I

"Le numéro que vous avez demandé n’est plus en service actuellement…"

Musique stridente qui me vrille les tympans, je raccroche. Merde ! Pourtant, j’étais sûr d’avoir noté les bons chiffres. Comment je vais faire, bordel ?

— … 60.15.

— Quoi ? 75 ?

— Non, 60.15 !

— Putain de téléphone ! J’entends rien !

Il y a ce bourdonnement incessant dans le combiné, cette angoisse de ne jamais avoir assez de pièces ; il y a aussi cette foutue flotte qui tape contre le carreau de la cabine, qui s’infiltre par je ne sais où… Il y a tout ça qui me fait chier surtout, à 11 heures du soir. Je me gèle les couilles et les doigts à essayer de griffonner ce numéro merdique avec un Bic HS sur un morceau de papier humide.

— Répète, Louis, j’entends rien !

Bip, bip, bip !

J’ai plus de monnaie pour renouveler mon appel. De rage, je tambourine l’appareil public du plat de mes mains, jusqu’à me les faire saigner.

***

16 janvier 1985. J’ai reçu une lettre ce matin. Une lettre de Louis. J’y apprends que Marie est partie sans que je puisse lui dire au revoir. Il ne comprend pas pourquoi je ne l’ai pas appelée avant qu’elle s’en aille. Plic, ploc, la pluie résonne contre la vitre de ma chambre. Je ne réalise pas vraiment que Marie n’est plus là. Je me souviens de l’époque où nous étions gamins, espiègles… On faisait les fous en dévalant les collines sur des vélos sans freins ; on piquait des myrtilles chez la mère Pilard pour aller les boulotter derrière l’église, au nez et à la barbe du curé, parce qu’on savait bien que la mère Pilard et lui faisaient des trucs pas très catholiques à confesse. Mais là où on s’éclatait vraiment, c’était à la fontaine du village, au point que cet endroit devienne notre aire de jeux préférée, notre QG. On y voyait tout ce qu’on ne devait pas voir, et surtout on y remplissait de grandes bouteilles en verre qu’on chapardait à l’épicier du coin pour s’asperger d’eau, faisant même hurler Mamie quand elle nous voyait revenir trempés jusqu’aux os, hilares d’avoir trop joué. On avait quoi, sept ou huit ans peut-être… Mais même à quinze ans, on continuait à s’amuser de tout et de rien comme des gosses. D’ailleurs, j’entends encore nos rires, son rire. Parce que Marie n’était pas en reste. C’était même la plus inventive de nous trois. Trois. C’était notre nombre à Marie, à Louis et à moi, notre numéro fétiche. Trois. Comme les trois mousquetaires. Trois, inséparables.

***

— Allô, Louis ?

— Paul ?

— J’ai essayé de l’appeler, tu sais. J’ai essayé…

Ma voix s’étrangle.

— C’est trop tard, Paul. Son rire s’est tu.

Je raccroche le combiné de cette foutue cabine téléphonique. La voix de Louis était claire, limpide. Pas de bourdonnement parasite, ni de clapotis sur le carreau. " Son rire s’est tu. " Je me laisse couler au sol, les sanglots enfin affluent. Maintenant je sais, mon petit mousquetaire nous a quittés, Marie n’est plus.

***

20 janvier 1985. J’ai trente ans. Ma jeunesse a subitement foutu le camp avec Marie. Louis se marie en juin avec une fille bien. Il veut lui faire des mômes ou lui offrir un chien. Il ne sait pas trop, il verra bien. Parce que c’est contraignant, un chien. Remarque, des mômes aussi. De toute façon, je ne ris plus avec Louis, il est devenu trop sérieux. Et puis, sans Marie, c’est plus pareil. Plic, ploc, il pleut de nouveau. J’ai apporté un vase en cristal, des fleurs sur sa tombe, pas des chrysanthèmes. Elle détestait ça, les chrysanthèmes. Ça ne lui ressemble pas, les chrysanthèmes, c’est triste et c’est moche. Alors, j’ai préféré des roses. Il pleut sur mes roses, des perles s’écoulent des pétales pour s’échouer sur la stèle. Le jour se lève à peine, le soleil finit par poindre et illuminer le doux visage de Marie. C’était en septembre, c’était à l’aube de ses trente printemps. Et il faisait beau, je crois.

***

II

Il fait nuit. Il pleut.

C’est ainsi que je vois ma vie, une peinture abstraite, monochrome.

Pourtant, elle n’a pas toujours été comme ça. Quand je ferme les yeux, les images de ma jeunesse, de mon enfance, défilent à toute allure. Des images en cinémascope, belles et multicolores. Alors, je me choisis une séquence au hasard et me plonge dans le film de mes souvenirs.

— Marie ! Oh Marie, attends-nous ! Tu vas où comme ça ?

— Ben les garçons, vous êtes pas en avance ! Vous n’avez quand même pas oublié ?

— C’est à cause de Louis. Son paternel voulait qu’il l’aide à retaper la charpente de son atelier.

— N’importe quoi ! C’est Paul qui…

— Si c’est vrai ! C’est toi qui me l’as dit d’abord !

— Non mais tu vas pas bien…

— STOP ! C’est quoi ce crêpage de chignon, les gars ? Non mais franchement, on dirait deux fillettes qui se chamaillent pour les bottines de leur Barbie.

Louis devint tout rouge jusqu’aux oreilles, et moi je devais être dans le même état. Alors forcément, comme à chaque fois dans des moments pareils, on éclata de rire.

— Incorrigibles ! Vous êtes vraiment incorrigibles tous les deux !

— Oh, toi t’es pas mieux des fois… rétorqua Louis.

Je lui fis les gros yeux. Je ne voulais surtout pas qu’il la vexe, Marie.

— Si, je suis mieux !

— Et pourquoi tu serais mieux, d’abord ?

— Parce que je suis une fille…

Et le rire de Marie se mêla aux nôtres.

J’aimais bien son rire, à Marie ; je les aimais bien, mes meilleurs amis. Nous étions inséparables, unis comme les doigts de la main, comme les trois mousquetaires. Prêts à tout pour faire les quatre cents coups.

Aujourd’hui, ces souvenirs, c’est tout ce qu’il me reste de nous. Mes souvenirs pour oublier…

— Bon, les garçons, on y va ?

Marie, on l’aurait suivie au bout du monde, et même au-delà. Mais bon, par acquis de conscience, et pour la forme surtout, Louis et moi on lui demandait toujours jusqu’où elle voulait aller comme ça, avec son vélo sans freins.

— Ben, à la rivière ! C’est là-bas qu’on peut les voir…

Elle était mystérieuse, Marie. Et espiègle. Elle n’avait peur de rien avec son regard malicieux et ses couettes blondes. Un vrai garçon manqué !

Putain ce qu’elle me manque…

On attendit un moment, planqués dans les fourrés. Louis et moi, on commençait à s’impatienter sérieusement en étouffant nos rires dans la paume de nos mains, avant que Marie ne gronde.

— C’est pas bientôt fini, oui ? Si vous faites un boucan pareil, ils sont pas prêts de se pointer.

Et c’est là qu’on les aperçut. Les lièvres. Enfin, surtout un gros, sûrement un mâle qu’on se disait. Et notre première impression fut la bonne puisque l’instant d’après, il se mit à culbuter sa femelle. Nous, ça nous faisait bien marrer, mais il fallait qu’on se fasse discrets si on voulait assister à l’acte jusqu’au bout. Et puis vint l’exaltation du lièvre, son coït (même si on ne connaissait pas encore le terme).

— Dis, Marie, tu sais comment elle s’appelle, la femelle du lièvre ?

— Non et toi, Louis ?

— Ouais, la hase !

— La quoi ?

— La hase. Et même que quand ils… Enfin quand ils font leur affaire le mâle et elle, ben on dit qu’ils bouquinent.

Marie et moi, nous partîmes dans un fou-rire mémorable, bientôt rejoints par Louis qui essayait tant bien que mal de justifier son érudition sur le sujet.

Louis a toujours été le plus intello de nous trois. Le plus sage, j’ai envie de dire. Minot, ça ne se remarquait pas plus que ça, il délirait autant que nous. Et puis il s’est éloigné, doucement. La dernière fois que je l’ai vu, c’était pour l’anniversaire de Marie. Il avait beaucoup changé.

De toute façon, Marie n’est même plus là pour maintenir un semblant d’amitié entre nous. Cette amitié, je l’ai perdue le jour où Marie nous a quittés, il y a dix ans de ça…

Les lièvres avaient détalé bien sûr, il ne restait que la rivière, grossie par les orages d’été. Nous étions des gamins, Louis et moi. Impudiques, nous plongions nus dans l’eau revigorante, sous l’œil amusé de Marie. Elle s’arrangeait toujours pour garder sa petite culotte, et je n’avais pas conscience, à l’époque, de ce privilège qu’elle nous offrait de se montrer malgré tout si dénudée. Parce qu’adolescent ou adulte, elle ne m’en offrirait jamais autant.

Elle n’a jamais su combien je l’aimais, Marie. A moins que Louis… Je crois qu’il en pinçait aussi un peu pour elle, mais on avait conclu un pacte, lui et moi : laisser faire les choses, et puis on verrait…

Seulement, elle est partie sans savoir, Marie. Et il est trop tard pour le lui dire.

— A quoi tu penses ?

Anna me pose toujours cette question à laquelle je ne réponds jamais. Elle s’est habituée à mon mutisme, mes absences, mon spleen. Pourtant, je suis sûr qu’elle se doute. Elle a un sixième sens, elle sait. Je ne lui ai jamais dit mais elle sait. Elle sait que c’est à la Marie devenue femme que je fais l’amour ; c’est peut-être dans mes songes le seul prénom que je murmure. Alors forcément, elle sait.

Je n’arrive pas à oublier. L’exaltation d’aimer vraiment, je ne l’ai jamais connue. Marie, je n’ai jamais pu l’aimer.

 ***

III

Louis est passé me dire bonjour ce matin, à Sainte-Anne.

Et on s’est baladés dans le parc de l’hôpital, tous les deux, comme avant.

Sauf que c’est plus comme avant. Sauf que je reste bloqué sur nos souvenirs en noir et blanc, que j’arrive pas à en sortir, à oublier…

C’est pour ça qu’Anna est partie. Parce que je vis en décalé, que je poursuis des rêves qui se sont échoués sur la grève quand le rire de Marie s’est tu.

— Ça sert à rien de s’accrocher à elle, Paul, elle est plus là. Moi aussi j’ai mal quand je pense à elle, moi aussi je l’aimais, Marie. Mais pour avancer, faut que tu fasses ton deuil de tout ce qu’on a vécu, tout ce qu’on a rêvé.

— Je peux pas, Louis. Sans elle, je peux pas…

Un long silence. Notre complicité d’antan s’étiole. Parce que je décartonne. Ou parce qu’il a trop changé, Louis.

Lui est bien installé dans sa vie, marié, un chien, des gosses… Mais moi, j’ai rien. Et le peu que j’avais, je l’ai laissé filer.

De toute façon, je détestais ma réalité, je préfère de loin vivre dans mes chimères, celles où Marie me sourit, espiègle et insouciante…

— Qu’est-ce que tu vois ?

— Je sais pas, ça ressemble à un cheval, non ?

— Un cheval ? N’importe quoi, ça ressemble à tout sauf à un cheval…

— C’est parce que t’as aucune imagination, Louis ! Moi, je suis comme Paul, je vois un cheval, ou même mieux, une licorne…

On pouvait rester des heures comme ça, Louis, Marie et moi, allongés dans les herbes hautes, blondies par le soleil. A regarder les nuages dans le ciel, et deviner la forme qu’ils prenaient au-dessus du champ du Gros Charles, près de cette statue qui nous paraissait surgir de nulle part.

— C’est Dieu qui l’a déposée ici, pour veiller sur les récoltes et protéger les paysans, affirmait avec aplomb Marie.

— Mais Dieu, il existe pas ! contre-argumentait Louis.

— Si, il existe ! Et même si c’est pas vrai, je préfère imaginer le monde avec un type qui nous couve d’un regard bienveillant depuis son nuage plutôt qu’un ciel vide avec rien dedans…

Elle avait des rêves, Marie, des tonnes de rêves. Et moi, j’aurais bien aimé les mêler aux miens.

— Hey, les garçons, si on jouait à ce qu’on voudrait faire comme métier plus tard ? On dirait que moi, je serais magicienne…

— C’est pas un métier ça ! s’offusqua Louis.

— Si c’est un métier ! Même que je te ferais disparaître derrière ma cape…

— Eh ben moi, je serais le vétérinaire du village, pour soigner tous les animaux. Et toi, Paul, tu voudrais être quoi ?

— Moi, je veux être le mari de Marie…

— Ah ouais, trop bien ! On dirait qu’on serait tous les deux le mari de Marie !

— Ce que vous êtes bêtes ! gloussa Marie. D’abord, ça se peut pas, je peux pas avoir deux maris, ça ferait trop bizarre. Et puis de toute façon, moi je me marierai jamais. Je veux être une femme libre.

Mes souvenirs s’éteignent subitement. Je n’ai jamais été le mari de Marie, je ne suis même jamais sorti avec elle. J’étais trop timide pour oser, et puis j’avais trop peur de la perdre. Alors j’ai rien dit pour la garder.

— Je vais y aller, Paul. Promets-moi de te ressaisir, vieux. Je repasserai.

Il n’y a plus que dans mes songes qu’elle vit encore, Marie. Il n’y a plus que dans ma tête et dans mon cœur de naufragé qu’elle rit encore, que je danse avec elle pour l’éternité.

Louis m’a laissé. Pour rejoindre sa vie, sa femme, ses mômes… Et je me retrouve assis tout seul comme un con sur ce banc. A attendre quoi ? Je sais bien qu’elle ne reviendra pas, Marie. Je sais bien que je ne ferai jamais l’amour dans ses draps. Mais j’arrive pas à la laisser partir, à lâcher mon rêve.

Ce rêve qu’elle était.

Marie…

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