Aux frontières de la déraison
" Certaines personnes disent que je suis atroce, mais ce n’est pas vrai.
J’ai le cœur d’un jeune garçon… Dans un bocal sur mon bureau ! "
Stephen King
Ce soir, je ne dors pas. J’ai des images plein la tête, des images qui s’entêtent dans mon esprit et me laissent transi d’effroi, j’ai froid… Malgré les draps, les couvertures damassées, mon corps est glacé comme celui des cadavres qui jonchent la randonnée du tueur que je suis à mes heures perdues.
Il faudrait que je me lève, que j’allume la lumière. C’est dans le noir qu’il est le plus dangereux, mon ennemi invisible. C’est dans le noir qu’il me dicte ma conduite. C’est par lui que je deviens l’autre moi…
***
Sept heures moins le quart. Un réveil semblable à tous les autres. Mine de papier mâché, le teint grisâtre, les cernes. Qu’est-ce que je fais de mes nuits ?
Une douche tiède, un café serré, brûlant, sans sucre. Je ne m’habille pas, c’est inutile…
En prévision de ma longue journée d’écriture, je prépare ma thermos d’Earl Grey. Grey, je souris en repensant aux cinquante nuances de ce type, au succès planétaire de son auteure, E.L James, celui que je n’aurai jamais… Pourtant, je fourmille d’idées pour mon thriller, je tape des milliers de mots que j’égrène comme ça, pour rien. Personne n’a jamais lu mes lignes et ne les lira jamais. Je ne veux pas qu’on puisse découvrir la noirceur de mon âme…
Allez, une dernière clope et on s’y met ! J’ai une scène bien gore en tête, quelque chose de violent, de glauque, avec du sang partout sur les murs. Une scène de meurtre sordide. Non, pire, de torture abjecte. Oui, c’est ça que je visualise très nettement…
Et d’où te viennent ces idées, ces images, d’après toi ?
Qu’est-ce que ça peut te foutre, ordure ?
Oui, j’entends des voix, comme Jeanne d’Arc. Enfin, une voix. Une voix venue de nulle part, une voix que j’entends chaque matin. D’ailleurs, elle ressemble un peu à la mienne, mais je sais que ce n’est pas moi. Je m’y suis habitué, depuis le temps, il faut juste que je me calme, et après, après elle s’en va. C’est juste le manque de sommeil, la solitude.
Ah tu crois ça, vraiment ? Tu crois vraiment que je ne suis qu’une vue de l’esprit ? De ton pauvre esprit malade…
Oui. OUIIII ! Toi, tu n’es rien, que du vent. Rien qu’une voix, rien de plus. Rien. RIEN !
La solitude, je vous dis. Il m’arrive parfois même de parler à mes personnages, tellement je crève de solitude, c’est vous dire !
Et tu ne te rappelles pas comment ça a fini, la dernière fois ? Comment ça finit toujours ?
Non, je me rappelle pas. Oh, et puis taisez-vous ! Taisez-vous, bon sang, et allez-vous en ! Laissez-moi tranquille, je veux qu’on me laisse tranquille…
Tu me tutoies lorsque tu me méprises, me vouvoies quand tu as peur de perdre le contrôle, peur que je prenne le pouvoir… Tu me crains, je te trouble… Bientôt, tu me tutoieras de nouveau et nous ne ferons qu’un…
ASSEZ !
Très bien, je te laisse tranquille… Pour le moment. Mais tu sais que je vais revenir, n’est-ce pas ? Tu le sais !
La voix s’est tue. Je l’ai fait partir. J’ai réussi à la faire partir. A la maîtriser. Si ça se trouve, c’est Tom.
Oui, ça doit être ça, c’est avec Tom, mon héros sanguinaire, que je discute.
Oui, tout s’explique ! Il a besoin de jaillir de moi pour que j’écrive son histoire. Il faut qu’il baise cette fille, et qu’il la charcute ensuite, avant de la buter. Qu’il jouisse de voir la souffrance révulser les yeux de la minette, déformer son joli minois jusqu’à l’enlaidir, et beugler dans un cri jusqu’à s’en évanouir, insoutenable douleur… Oh oui, c’est bon ça, un double coït ! Le premier très pornographique, et le second éminemment sadique…
Je pianote, frénétique, sur mon clavier. La scène se joue devant moi, m’excite, je prends autant mon pied que Tom, je n’entends pas qu’on sonne une première fois à la porte, je suis trop loin.
Un second coup de sonnette, celui qui interrompt ma fulgurance.
Qu’est-ce que tu attends pour aller ouvrir ? C’est peut-être important, un colis, la femme de ta vie, va savoir…
TA GUEULE ! TU LA FERMES, TA GRANDE GUEULE, OK ? Laisse-moi réfléchir, j’ai besoin de réfléchir…
Un troisième coup de sonnette… Merde, merde, merde ! Qu’est-ce que je fais, bordel ? Qu’est-ce que je fais ?
Tu vas ouvrir la porte ! Tu ne réfléchis pas, tu agis !
Non, non, non. Je peux pas ouvrir la porte. Si on me voit comme ça, en transe, la queue au garde à vous, qui dépasse du peignoir, on va me prendre pour un pervers, pour un fou… Imagine que ce soit une meuf ?
Tu enfiles un falzar et tu y vas, point !
Je peux pas, je peux pas là. Je suis Tom, tu comprends. JE SUIS TOM. Je vais la buter la personne, si je lui ouvre.
Non, c’est la nuit que tu es Tom. Le jour tu es toi. Et tu n’es pas un meurtrier, toi, hein TOM…
ARRÊTE ! Arrête, c’est comme ça que tu fais la nuit, c’est comme ça que tu me persuades que je suis lui. ARRÊTE ! Je t’en supplie, tais-toi et arrête. Laisse-moi redevenir moi.
Va ouvrir, Tom, c’est un ordre !
Attends, attends…
Elle va repartir, Tom. Et tu ne veux pas qu’elle reparte, n’est-ce pas ?
Non, non…
Le tiroir de la commode, Tom, le tiroir de la commode ! C’est là qu’il se trouve, c’est là que tu l’as rangé la dernière fois…
Non, non…
***
Encore, encore, poignarde-la encore !
Voilà, cinquante-sept coups de couteau, comme dans ton roman.
Mais qu’est-ce qu’on fait, maintenant, hein gros malin ?
Tu as assassiné la nouvelle factrice en plein jour. Je ne peux pas te couvrir, ni dissimuler le corps.
Les voisins ont tout vu, tout entendu.
Tu es un monstre, Charles. Aux yeux de tous.
Non, c’est Tom qui a fait ça, c’est Tom. C’est pas moi…
Tom n’existe pas. Il n’a jamais existé. C’est toi, Charles, qui l’as tuée.
Comme toutes celles qui ont précédé.
J’entends déjà les sirènes de police, les ambulances.
C’est fini, Charles, c’est fini et je m’en vais…
Non, me laisse pas, s’il te plaît. S’IL TE PLAÎÎÎÎT ! TOM, REVIENS, REVIEEENS !
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