Weirdo
Le brouillard ne se lève pas. Ses filaments diaphanes collent à la carrosserie, s’accrochent aux phares de la vieille Ford. Ils roulent depuis un bon moment et le soleil devrait déjà être bien haut. Pour autant, seule la grisaille commande le paysage terne, étouffé du lourd manteau brumeux.
Les mains serrées sur le volant éraflé, il mobilise toute son énergie pour se focaliser sur les longs bras goudronnés, perdus dans la grisaille. Malgré le café et la gifle d’eau croupie, il se sent nauséeux, presque frigorifié, en dépit des poussées de chaleur erratiques du chauffage de l'habitacle.
Son front brûlant l’élance et son corps entier est toujours plus moite. Le long de sa nuque frissonnante, un filet de transpiration glaciale vient coller son sweat humide. Il a dû attraper quelque chose, c’est sûr. Un coup de froid ou un maudit virus de plus.
Il préfère chasser cette pensée. Une parmi des centaines qui l’assaillent depuis bientôt une heure. Il ne sait pas où il va, ni vraiment ce qu’il voit. Au détour d’un coude, ils avaient traversé une bourgade paumée, quasi déserte. Les habitations délaissées, leurs pelouses en friche, une station service aux néons capricieux. Seul un abbé hagard, planté à côté de la panse ouverte d’une chapelle crayeuse, avait croisé son regard. Vide, détaché, éteint.
Mais l’histoire se répète ! Il avait bien pris la route tout empressé, la nuit dernière. Il se souvient d’une fille aussi. Pas farouche, mais foutrement floue. Un visage en cœur, le regard craquant. Elle s’était assise côté passager, avait fait courir sa main sur sa cuisse, au contraire de sa nouvelle passagère.
Concentré sur la route, il fait tout pour ignorer sa présence. D’ordinaire les jambes nues d’une femme titillent sa libido, mais pas ici. Caressées par le jour blafard, de fines veinures noirâtres remontent sous son short tâché et se canalisent en un noyau visqueux autour de son nombril dénudé. Il jurerait par tous les dieux qu’il n’y était pas lorsqu’il l’avait rencontré dans le diner. Mais s’il n’y a que ça…
Son attitude a changé. Du cabaret coloré des patronymes fauniques, ne subsiste que la rudesse de sa diction. Ses remarques sont plus acides, confuses. De toute évidence, elle le connait et lui… un peu. Il n’arrive pas à mettre le doigt dessus, le plongeant davantage dans la mélasse de sa caboche. À la fois malsaine, inconnue et familière, il croit discerner d’un regard en coin, les traits de la belle Alice… puis la chimère s’égare.
“Qui es-tu à la fin ?” finit-il par demander. “Une amie de… enfin…”
“D’Alice, c’est ça ? T’as qu’ce mot là en bouche, mon pochtron.” s’esclaffe-t-elle. “Mais non, je suis plutôt ton lapin blanc, mon chou. Une note de conscience pour monder ton esprit englouti. Et tu es très en retard, alors dépêche-toi.”
“En retard de… écoutez, je n’ai pas le temps avec ces devinettes. J’ai eu une nuit très agitée, je ne sais même pas ce que je fous actuellement et la seule chose que j’aimerais là, plus que tout c’est…”
“Te souvenir de tout” conclut-elle avec un geste agacé. “Oui, oui, je sais… Eh bien dépêche-toi. Ton temps est compté, idiot et c’est pas en fuyant ton passé que t’y mettras de l’ordre. Fais ce que tu fais de mieux !”
“Je ne comprends rien ! Vous êtes cinglée, c’est tout ! Si vous n’êtes pas Alice, alors qu…”
“Ah… Alice…” soupire-t-elle soudain.
L’évocation du nom par une bouche extérieure le fait frissonner. Il n’a pas besoin de tourner la tête, pour sentir les yeux de son “lapin blanc” le lorgner. Il avale sa salive, attend la suite et n’est pas déçu.
“Tu veux la jouer comme ça, hein ? Les nanas, toujours les nanas, qu’est-ce que tu ferais pas pour une paire de roberts. Mais le jour où il y a plus d’encre, on se retrouve toujours, hein ? Qu’est-ce que cette fille t’as fait, Lucas ?”
“Tai… Taisez-vous…”
“Me taire ? C’est toi qui demandes ! T'as bien regardé la télé ? Tu fuis pour une raison, non ? Ton esprit torturé de scribouillard à deux francs n’attend que ça : la raison, des réponses, une muse, de l’inspiration, ton Jabberwock nocturne ! Il faut croire que t’as poussé les potards au max cette nuit !”
“Silence… Merde, ma tête !” s’exclame-t-il, manquant, d’une violente embardée, de traverser la glissière de sécurité.
“Ça revient un peu, dis donc.” renifle l’autre. Ses mains vont se balader le long de la boîte auto, trempant le pommeau de ses ongles crasseux. “Tu veux aussi tuyauter le pompiste ? Ça t’as bien plu, il me semble. Arrête de te réfugier dans tes putains de mots et souviens-toi ! Un rude abbé mondant autant d’épineuses noix pour un cabaret perdu entre pelouse et rivière ? Oublie la sécurité des phrases fétiches, Lucas ! Suis plutôt la trace d’Alice, enfin… ce qu’il en reste…”
“La ferme !”
Les pneus crissent, ajoutent la gomme brûlée aux odeurs malaisantes des spectres passés. Il se précipite hors de la voiture, va quicher le café par-dessus le garde-fou proche. En contrebas, les eaux noires d’un large lac paraissent bouillonner sous les volutes brumeuses.
Il n’a pas déjà passé cet endroit ? Depuis le temps qu’il roule, tout ça devrait être loin derrière, mais… Ses yeux balayent le smog. Falaises, conifères, asphalte, personne.
Où est-ce qu’il est, en fait ?
Dans son dos, le caquètement de l’inconnue se répercute dans le silence poisseux.
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