CHAPITRE 3
Le pied de Marc écrasa la pédale de frein. La voiture pila à hauteur des deux participants et du caméraman. Avant même qu’il ne s'en rende compte, Marc avait déjà baissé la vitre. Les deux aventuriers du petit écran se précipitèrent vers la voiture, le visage illuminé par un sourire reconnaissant. Le plus grand des deux tendit un papier plié en quatre à Marc.
« Salut ! On participe à Pékin Express ! Regarde, c’est un document officiel de M6 » dit-il avec un accent du Sud-ouest. Marc saisit le papier d'une main tremblante. Le logo de la chaîne était là, bien visible. C’était réel.
« Ah, c’est... c’est sérieux alors. Ils tournent une émission en France ? » balbutia Marc, il essayait de garder un semblant de calme malgré l'excitation qui montait en lui.
« Oui, c’est une édition spéciale ! Est-ce que tu peux nous emmener à cette adresse ? »
Le plus petit lui fourra une carte routière sous le nez. « C’est à une dizaine de kilomètres. On est vraiment pressé, s’il te plaît, s’il te plaît mon ami ! »
Marc hocha la tête, il essayait de se rappeler la route. « Oui, je crois que je vois où c’est... mais je vais quand même mettre l’adresse sur le GPS, on ne sait jamais».
Il s’empressa de tapoter l’écran, mais ses doigts tremblaient tellement qu'il se trompa à plusieurs reprises. L'air semblait de plus en plus lourd dans l’habitacle, le silence tendu. Il sentait l'oeil de la caméra braqué sur lui. Lorsqu’il réussit enfin à entrer la bonne adresse, il se redressa et essaya de se montrer plus confiant « Bon, montez alors ! On va la gagner, cette course ! »
Les deux jeunes hommes s’installèrent à l’arrière, soulagés. Le caméraman s’assit sur le siège passager la caméra braquée sur Marc comme un fusil. Dans l’espace réduit de l’habitacle, Marc se sentait oppressé, il passa la tête par la fenêtre pour prendre un bol d’air.
Alors qu’il s’apprêtait à démarrer, le caméraman posa une main sur son bras. « Avant de partir, on a besoin de votre consentement pour utiliser les images. Ça fait partie des coulisses qu’on ne voit pas à la télé. Le droit à l’image, vous savez. »
Il sortit une feuille de sa sacoche, un stylo aux couleurs de la chaîne et la tendit à Marc. “Il suffit de signer ici, je vous laisse le temps de lire”, ajouta-t-il. Marc commença sa lecture, les petits caractères dansaient sous ses yeux. Derrière, les concurrents s’impatientaient : « Allez, allez ! » pressa le grand avec son accent chantant. « On va se faire dépasser ! ». Sous la pression, Marc signa. Il démarra enfin la voiture, les yeux rivés sur le compteur. « Par contre, je vous préviens tout de suite, je ne dépasse jamais les limites de vitesse, même pour une course. Je respecte le code de la route. » Il s’agissait surtout de ne pas se faire filmer en pleine infraction.
Un silence pesant s'installa. Marc sentit la tension. Les candidats, nerveux, jetaient des regards frénétiques derrière leurs épaules, comme s'ils craignaient qu'un autre binôme les rattrape d'un moment à l'autre. À l'extérieur, un klaxon retentit derrière eux, suivi de quelques appels de phares. Une petite file de voitures s'était formée et Marc se sentait pris entre deux feux : les candidats pressés et les automobilistes agacés. Marc savait qu’il devait dire quelque chose pour alléger l'atmosphère, c’était ainsi qu’il procédait lors des réunions engluées dans le malaise.
« Vous savez, c’est drôle... enfin, disons que c’est un peu étrange... » commença-t-il, la voix hésitante. « D’habitude, je ne prends jamais d’auto-stoppeurs. On ne sait jamais, par les temps qui courent. »
Le silence lui répondit. Il reprit vite, pressé par le besoin de combler le vide.
« D'ailleurs, ça me fait penser à une blague... »
Les yeux de Marc croisèrent l'objectif de la caméra, mais il ne pouvait plus reculer. « C’est l’histoire d’un conducteur qui prend un auto-stoppeur. L’auto-stoppeur lui demande : "Vous n’avez pas peur de tomber sur un tueur en série ?" Et le conducteur répond : "la probabilité qu’il y ait deux tueurs en série dans une même voiture est extrêmement faible." »
Il regretta instantanément sa tentative. Un rire nerveux s’échappa de ses lèvres, mais personne ne réagit. La chaleur lui monta aux joues et lui donna l'allure d'une grosse tomate bien mûre. Il allait devenir un mème sur les réseaux sociaux, moqué pour cette blague ratée. Ses collègues allaient se régaler, et il serait le sujet de toutes les blagues dans les prochaines réunions. Il n'oserait plus sortir de chez lui, finirait en ermite au milieu des déchets accumulés dans son appartement, dévoré par Polisson, son matou à poils longs…
Il se maudit intérieurement et planta ses ongles dans le volant en cuir : pourquoi avait-il quitté sa zone de confort ? Quitter sa zone de confort revient à abandonner le paradis originel. On laisse derrière soi un bonheur dont on ignorait l’existence et il est impossible d’y retourner.
Enfin, l’un des candidats éclata de rire, suivi de l’autre. Marc se joignit à eux, un peu plus détendu. « C’est vrai, on pourrait être des psychopathes déguisés en candidats de Pékin Express ! » plaisanta le grand.
Marc rit à nouveau, cette fois un peu plus sincèrement, avant de poser une question pour changer de sujet « Au fait, vous participez en tant que quoi ? Genre… vous avez un petit nom pour votre duo ? »
“Pardon ?”, répondit le petit.
“Eh bien, les binômes… La production s’arrange toujours pour former des duos rigolos et leur donner un petit nom, pour que le spectateur les identifie bien. Alors, vous êtes les “frères farceurs”, “les cousins toulousains”, “le binôme d’inconnus”, “le couple gay” ?
Sitôt ces mots prononcés, Marc sentit une vague de honte le submerger. Il tenta de se rattraper. « Enfin, je veux dire, je ne suis pas homophobe, j’aime beaucoup les homos… mais… euh… ne croyez pas que je suis gay… oh là là, qu’est-ce que je raconte, moi… » Puis, il se tourna vers le caméraman : « S’il vous plaît, coupez ça au montage, je vous en prie ! » Le caméraman hocha la tête avec un sourire amusé, tout le monde éclata de rire, la tension se dissipa à nouveau.
“Nous sommes amis, tout simplement, répondit le grand. Nous étudions dans la même école”.
“Sympa”, se contenta de répondre Marc, à cours d’inspiration pour leur trouver un qualificatif adapté autre que "les amis psychopathes". En les observant dans le rétroviseur, il se demandait ce que pensaient vraiment ces jeunes hommes de lui, un cadre en BMW qui s’était arrêté presque par hasard, racontait des blagues nulles et se montrait aussi maladroit qu’un puceau dans une maison close. Il se dit qu’il devait redorer son blason, montrer à quel point il était cool. D’une main décidée et sans quitter la route des yeux, il glissa un CD dans le lecteur, et les premiers riffs de Highway to Hell d’AC/DC explosèrent dans l’habitacle. Pris par l'élan, il mima des cornes avec ses doigts et commença à chanter à pleins poumons : “Je suis sur la route départementale vers l’enfer, route départementale vers l’enfer ! ”. Derrière, les candidats se regardèrent et pouffèrent dans leurs mains. Vexé, Marc coupa le son net.
Les candidats, dans le rétroviseur, échangèrent un regard amusé. Marc se mordait la lèvre inférieure « Ça me fait faire n’importe quoi, cette histoire… pourquoi ai-je signé ce fichu droit à l’image ?»
Une idée lui traversa l’esprit, il se tourna vers le caméraman. « Mais, euh… vu que c'est une chanson d’AC/DC, vous devrez sûrement payer des droits d’auteur, demander leur autorisation, non ? Ca va coûter cher, ça va être très compliqué, vous pourriez couper tout ça au montage, hein ? Je ne vous en voudrai pas » tenta-t-il désespérement.
« Ne vous inquiétez pas », répondit le caméraman, toujours souriant. « Vous êtes parfait comme ça. On adore les personnages comme vous. »
Marc ne savait pas comment prendre ce commentaire. Il n'eut pas le temps d’y réfléchir davantage, le GPS annonça leur arrivée imminente. Concentré sur la route, il bifurqua sur un chemin forestier cabossé puis roula encore pendant cinq minutes, le visage sombre. Il n’avait plus envie de parler.
Après quelques minutes, une cabane apparut au loin, avec un drapeau “Pékin Express” planté devant. Le grand candidat s’écria : « Le drapeau rouge ! On est arrivés ! »
Marc freina brusquement et fronça les sourcils. “Bizarre, il n’y a personne pour les accueillir”, murmura-t-il.
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