L'odeur - 2
Enfin ! Ça l'a fait ! Ma supplique a donc payé, bon sang ! L'abominable hululement a enfin retenti. Je vois courir les premiers sacrificiés. Ceux dont les corps serviront de boutoir et viendront grossir les lances de ceux d'en face. Je vais devoir suivre. Peux pas me débiner, de toute façon j'ai pas le choix, si j'bouge pas, je serai pilonné par l'arrière-garde.
Soudain, le signal, c'est notre tour. J'ai le choix : j'cavale allègre, joie au ventre, j'coupe ce qui passe ; ou j'pleure en course, regret au bide, détestant les coups que j'assène, criant la vie que je perds. Vivant ou mort, je serais de toute façon devenu un monstre, mais souriant ou tragique, j'fais encore ce que j'veux ! Ce fût l'émotion qui eut raison de moi, le sourire m'emporta. J'devais avoir l'air fou en fonçant dans la mêlée, autant mourir dans l'éclat.
Comme prévu, l'avant-garde vint s'affaler mollement sur les lames adverses, qui s'écroulèrent sous leur poids. V'là qu'on leur déboule dessus recta. Je repère un gars, j'lai focal, j'vais le choper. C'est lui ou moi de toute façon. Lame à la main, je vise. Sa tronche est sur ma route, la lame vient s'y enfoncer. J'pourrais trouver ça horrible, mais dans le feu de l'action, c'est comme si j'avais taillé un poulet. Le gars s'effondre. Au suivant ! Coup latéral sur son voisin, qui voit rien venir car il est sidéré par notre vague haineuse. L'épée se plante dans son bras, il s'effondre sur le côté avant de se faire planter par un des miens. L'entraide ? Bof... C'est juste qu'il a profité d'mon coup pour l'achever.
Autour, c'est l'enfer. Le biblique, feu, flamme et sang - Mais pas que ! - le démons aussi sont là. Et j'en suis ! Ma lame c'est l'enfant du malin. Mais si j'en sors vivant, promis, j'irai à confesse !
Je tranche, j'estoques, je tumulte, je sépare, je vrie, je coupe, j'assomme, je scie, je dévore, je me vautre, j'lâche rien et j'reprends, j'évite et je pivote, j'assène, j'enfonce, profond ; ça traverse, je ris, mais pourquoi ? Car je vis ? Car je triomphe ? Ou parce que je suis un monstre ? Qu'importe, c'est la dernière danse, je me relance. Je saute, j'abats, je me redresse, je pare, je tournois et tranches dans le lard. Ça crève à tout va, autour de moi. J'hennis, hilare !
C'est plus calme. Je mets quelques instants à le remarquer. On s'arrête. L'ennemi et nous, on se ressemble un peu, on sait pas trop se distinguer. Ça met le doute. J'ai peut-être tué des copains ? On se regarde tous, comme s'il fallait se rappeler qui était avec qui, qui affrontait qui ? Comme si un rapide instant on se rendait compte qu’on s’entretuait pour deux cons. Mais cette conscience ne pouvait pas durer, à cause de l'humiliation de comprendre que toute cette merde c'était pour rien. Qu'on avait déjà écharpé les autres pour... des rivalités de gamins. Alors pour mieux l'ignorer, pour bien justifier le massacre, on a continué. Y avait que ça à faire.
J'ai repris. Un pauvre gars en face de moi, l'air un peu glauque, n'attendais que ma lame. J'éructe pour m'annoncer, puis j'fonce. Et là ! Planté ! Mais dans le vide.
L'avait évité le bougre, mais comment ? Était-ce un des autres ? Ce serait bien ma veine... Dans ce cas l'occire serait une autre paire de manches. Je laisse échapper un filet de bave hors de ma bouche moite. Autour, les imbéciles avaient recommencé à se chatouiller de leurs armes, ils nous voyaient plus.
Nos deux regards se toisent. Il est comme moi... conscient... ses airs glauques cachaient son acuité, mais maintenant j'le vois bien. Il sait. Et il a aussi compris pour moi.
Est-ce qu'on se connaîtrait ? J'essaie de repérer à l'allure, le mouvement, la posture ; ce petit quelque chose dans les yeux qui dit à qui on a affaire. Mais je crois pas que je le connais. Et puis de toute façon, on doit pas se connaitre, il faut suivre, jouer le jeu. En somme, s'entretuer sagement.
Ça beugle autour, le sang commence à percer l'air et recouvrir les autres odeurs. Puissant et vif, métallique sur fond de métal entrechoqué, il emplit mes narines. L'autre va attaquer.
Et méchamment, car c'est une hache qu'il porte, ça risque de couper sec, sans bavure, et l'épée de mon père ne va peut-être pas supporter ses assauts longtemps. Faudra tailler à vif, dès la première attaque, viser là où il s'y attend pas, le bougre ; viser les jambes !
Il va se lancer, le sourire nait sur ses joues, il jouit d'avance. Je surveille ses pieds plus que son arme. Il va tenter de feinter, c'est un malin. Et de fait, il profite d'un cri de rage adjacent pour se lancer "par surprise" mais je suis pas débile, j'avais capté la manœuvre et abstrait le reste, il y avait plus que lui dans mon univers. Il me regarde, je suis ses yeux, il vise mon épaule en traçant l'oblique, ses muscles parlent. L'aubaine, je file diagonal, m'abaissant, j'vais le fendre dans l'angle pendant que sa hache se perd dans l'atmosphère.
Merde, terrain marécageux, il dérape d'un coup et se réceptionne grosso modo, tandis que moi, j'coupe net dans rien. Il perd pas de temps et, comprenant ce que j'allais faire, m'assène un rictus haineux tout en m'envoyant sa main dans la tronche. Je tombe, la boue s'imprime sur ma joue, marquant ses empreintes comme si j'avais voulu un souvenir. Fallait pas trainer, rebondir, planter, couper, taillader sec, n'importe quoi, du moment que j'contre-attaquais. Ce fut mon pied qui trouva la première opportunité, en plein dans sa gueule. Il s'échoue, projetant des gerbes de boues mêlées de sang.
Je vois s'élever sa hache comme l'aurore promettant le crépuscule. Ça y est, j'vais me la prendre, elle va séparer mes yeux et mes oreilles, fendre et faire fleurir ma tête. Je m'apprête.
Soudain, sa hache s'envole. Oiseau de paradis. Sa tête suit, son bras aussi. Rasés, ras, comme on fauche les blés. Heureusement que j'étais allongé, sinon j'l'aurais suivi dans les airs.
Seconde fauche, juste après. Bon sang ! J'lui échappe de justesse. J'vois d'autres têtes et membres voler sur un périmètre étendu. Des gerbes de sang et d'organes s'envolent autour de moi, comme une fête en enfer, cotillons de chairs !
J'ose un regard à l'épicentre de la fauche sauvage. L'impossible s'y trouve, c'est un "quelque-chose" qui fait tournoyer son gigantesque membre tranchant à la surface du champ de bataille. Le truc va vite, il est presque imperceptible et surtout silencieux, les gens s'font dégommer sans même comprendre. C'était un truc invraisemblable, quelque-chose qui pouvait pas exister, ça n'avait rien d'humain ou d'animal, rien !
Après deux ou trois tourbillons de plus et un bon nombre de meurtres discrets. L'être aux formes absurdes qui baigne dans une mare de sang se contracte, devenant presque plat. Puis, élastique, rebondit sur lui-même et plonge dans le ciel. Comme s'il s'envolait, perçant les nuages, tel un ange vengeur qui eut fini sa sale besogne.
Je me redresse, un peu étourdis. Le Diable vient-il de nous faire un petit coucou avant de retourner... Au ciel ? Je tremble de plus belle. Dieu, explique-moi ! Qui, quoi ? Quelle était cette horreur, le démon de quel enfer ? Et surtout, dois-je lui rendre grâce pour m'avoir épargné ?
Je reprends mes esprits. Les bouts de corps retombent comme une pluie poisseuse. L'odeur est telle qu'elle excède même le concept d'odeur. À ce point-là, c'est plus une chose qu'on sent, c'est de l'ambiant, du on-baigne-dedans et on s'y noie, ça remplace tout et ça se confond au reste. C'est une odeur qu'on voit, qu'on entend, qu'on touche, qui s'infiltre dans votre peau et vous prend au bide.
Je regarde l'entour, j'essaie de percer la brume rouge. Où sont les autres ? Un peu d'humain serait rassurant, des gens en vie. Même des guerriers s'entretuant seraient les bienvenus. Une main me tombe sur la tête, une tête s'écrase derrière moi, une dague se plante à mes pieds, à quelques pas la hache tournoyante de mon ennemi vient se ficher dans un corps étalé. Je crois que l'averse s'achève.
Annotations