La résolution de Teruko
Teruko avait vu Urashima Tarô se rendre au temple avec son père pour la veillée du Nouvel An, mais elle n’avait pas osé venir lui parler. Elle-même se rendait à la veillée des plongeuses, située dans un autre temple, l’Eifuku-ji, qui se trouvait au village voisin d’Azena. Là-bas, les femmes n’avaient pas le même statut qu’à Shirahama : puisqu’elles ramenaient des ormeaux et qu’ils se vendaient mieux que n’importe quel autre produit de la mer, elles étaient tenues en haute estime et avaient le droit de participer aux rites de Sengen. Sa mère, O-Fuku, était elle-même une plongeuse d’Azena, qui avait épousé un pêcheur de Shirahama. De fait, Teruko connaissait bien les deux localités. Et elle devait reconnaître que la vie, en tant que femme, était plus plaisante dans le village d’origine de sa mère qu’ici, à Shirahama, où c’était la confrérie des pêcheurs de baleines qui décidait de tout, et excluait les femmes de toutes les affaires importantes.
Mais il y avait Urashima Tarô, le fils unique de la sœur de son père. O-Kaya n’était pas plongeuse, mais elle avait épousé un homme venu de l’extérieur, qui, vraisemblablement, n’était pas pêcheur avant de venir s’échouer ici. Il était arrivé un jour à l’extrémité orientale de la plage, vêtu du seul pagne lui ceignant les reins, la peau brûlée par le soleil. Comme il avait surgi de derrière le cap de la baleine, on l’avait surnommé Urashima Tarô, « celui de l’arrière de l’île ». Il avait accepté ce nom sans donner le sien (Teru savait par sa mère que son vrai prénom était Mitsuhiro, ainsi qu’il l’avait dit plus tard à sa femme), et, par extension, c’était devenu celui de son fils également. Certains murmuraient – pas trop fort, pour ne pas se mettre à dos le shôya, sensé être le détenteur de la plus haute autorité du village – que cet étranger venu de nulle part était en fait l’homme lige d’une famille noble ayant tout perdu lors des derniers troubles de succession impériale. Dans les villages voisins, il se racontait que des fuyards liés au clan perdant étaient venus trouver refuge ici, sur la côte. S’ils l’avaient pu, ces guerriers déchus seraient allés encore plus loin pour échapper à la rage vindicative de leurs ennemis : à juste un jour de marche, dans les terres, un combattant au nom connu avait été poursuivi puis massacré dans l’enceinte même du sanctuaire du dieu de Kumano. Mais il n’y avait pas de « plus loin ». L’océan les avait arrêtés, et ceux qui le pouvaient avaient jeté leur sabre, leur arc, leur chapeau de soie et leurs vêtements de cour dans la mer, avant de se livrer à elle. Certains, parait-il, s’étaient faits pêcheurs. C’était le cas du père de Tarô. Teru en était persuadée, car, en plus d’avoir un prénom raffiné, il savait lire, et avait appris les caractères chinois à son fils sans envoyer ce dernier à l’école du temple. C’est du moins, ce que racontait Fuku, sa mère.
— Si tu épouses le fils de ma belle-sœur, tu n’auras pas à t’inquiéter de ta situation. Il est travailleur et humble. Surtout, il te laissera plonger. Et puis, tes enfants seront les descendants de nobles guerriers de la capitale !
Malheureusement, son père préférait le fils du shôya, Kihei, à Tarô. Il avait fallu que ce paresseux arrogant vienne lui tourner autour ! Et Fuku avait beau répéter à son mari que jamais le shôya Miyachi ne laisserait son héritier épouser une fille de plongeuse, son mari ne voulait rien entendre. Pour lui, même en admettant qu’Urashima soit un guerrier déchu, un perdant était un perdant, et il considérait cet intérêt de Kihei comme une opportunité pour s’élever dans la hiérarchie du village, et, peut-être, pouvoir un jour intégrer la confrérie des fondateurs. « Il n’y a que ce statut-là, qui compte, ici, avait-il coutume de répéter. On est un descendant des fondateurs de la communauté, ou on n’est personne. »
Le soir du Nouvel An, les parents de Teru s’étaient disputés à ce sujet. Pour la première fois, son père avait grogné en voyant sa femme et sa fille se préparer pour aller à la veillée des plongeuses d’Azena.
— Tu ferais mieux de garder ta fille à la maison, comme une jeune fille convenable, avait-il dit. À force de trainer dehors, elle sera bientôt aussi cuite qu’un pruneau au vinaigre. Plus personne ne voudra d’elle, à part les poissons et le dieu des mers.
Teru avait deviné que son père comptait inviter le shôya et son fils à boire un coup sur le chemin du retour de la veillée. Il aurait voulu que sa femme soit là pour les servir, et que sa fille, si jolie dans son kimono de fête à manches longues, puisse être appelée pour aider. Mais la veillée des plongeuses – ces sorcières à la peau brune et aux seins libres, qui vivaient de la mer comme les hommes – empêchait tout cela.
La mère de Teru s’était battue pour sa fille. Elle avait hurlé que cela portait malheur de vouer une plongeuse aux êtres de l’autre monde, qu’ils risquaient d’entendre et de le prendre au mot. Puis elle avait poussé sa fille dehors, marmonnant qu’elle allait demander à la vieille Haru de conjurer le sort pour elle. Haru était la plongeuse la plus ancienne d’Azena : elle connaissait les rites, les dieux, et les mots pour les apaiser. C’était surtout une vieille femme qui avait affronté la mer pendant huit décennies, s’était battue avec des pieuvres un peu trop aimantes à mains nues, et avait enterré plusieurs maris, ainsi que quelques prétendants encore plus entreprenants que les pieuvres. Elle serait, à coup sûr, de bon conseil.
Ce soir-là, Teru avait vu Tarô gravir la colline avec son père, pour rejoindre le temple. Elle avait également vu Kihei en train de chahuter avec les jeunes du village, qui le suivaient comme des mouches suivent un bœuf. Puis, plus tard, à la veillée des femmes, elle avait annoncé à tout le monde qu’elle voulait, elle aussi, devenir plongeuse. Elle avait lu la fierté dans le regard de sa mère, mais aussi sa peur : est-ce que le père allait accepter qu’elle la forme, comme sa mère avant elle ? Pour Teru, ce problème avait une solution unique : si elle refusait Kihei et épousait Tarô, le père serait obligé de se soumettre. Pour un pêcheur, une plongeuse était un apport de force supplémentaire, et en dépit de leur liberté de mœurs, elles étaient recherchées sur toute la côte pour les précieux ormeaux qu’elles ramenaient. Les Urashima seraient ravis de l’accueillir.
Restait à convaincre Tarô. À Shirahama, on disait que cela portait malheur si c’était la fille qui se déclarait, que ça faisait des enfants anormaux, comme celui des dieux Izanagi et Izanami, qu’ils avaient dû jeter dans la mer. Alors, elle devait le convaincre par d’autres moyens.
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