2 - La corderie
Toute la famille Cordier travaillait dans l’atelier, Grive chantait et les enfants reprenaient les refrains que la mère connaissait de la sienne : des comptines souvent empreintes d’humour ou de nostalgie. Lupin travaillait en silence, sa femme prétendait qu’il hurlait. Ce n’était pas réellement son ressenti, mais ses amis tendaient à confirmer les allégations de son épouse. Ainsi vaincu, il s’en remettait à l’avis général.
La porte de la corderie trembla sous deux coups bien pesants. Lupin laissa son ouvrage et ouvrit.
Un géant massif entra, promenant son regard dans l’atelier. Il tendit sa grosse main dont Lupin se saisit, non sans faire une grimace. La poigne du paysan du Nord Trapan lui broyait les doigts.
— Sois le bienvenu Buffle, qu’est-ce qui t’amène ?
— Bien l’bonjour Cordier, j’aurais comme un p’tit problème avec ma poulie. Y a la corde qu’a cassé et je suis comme qui dirait coincé. J’ai déjà r’fait les nœuds à plusieurs endroits et là ça tient plus, elle est toute usée. Faut que j’descende les ballots d’paille et j’peux point comm’ça ! Pis mes bêtes faut bien qu’elles mangent !
Un geste de la main de Lupin enjoignit à l’homme de le suivre. Sur le sol de l’atelier construit tout en longueur, de nombreux fils attendaient d’être câblés en torons. Évitant de les écraser, ils traversèrent la pièce et pénétrèrent dans une remise où des enroulements de différentes tailles étaient rangés sur des étagères.
— Voilà, c’est tout ce que j’ai pour l’instant. Je peux te dépanner, avec celle-ci, le temps que je t’en fabrique une : le diamètre est un peu fin pour ton utilisation, elle risque de se rompre. Si je peux me permettre, évite de soulever des poids trop lourds.
Le Paysan du Nord Trapan se gratta la tête énergiquement.
— Bah écoutes, ça m’va, l’temps qu’tu m’en fabriques une nouvelle. Tu me la laisses pour combien ?
Un sourire se fit sur les lèvres du commerçant.
— Je te la prête, t’es quand même un bon client ! À moins que tu veuilles la garder ensuite !
Buffle secoua la tête :
— Non t’as raison Lupin, elle est trop fine pour mes grosses mains.
Il partit d’un gros rire. Mais le Cordier n’avait pas dit son dernier mot.
— N’empêche que tu devrais faire attention à m’en demander à l’avance, tu ne serais pas pris au dépourvu.
L’armoire à glace haussa les épaules.
— C’est qu’t’as raison, mais j’y pense pas. C’est comm’ça que j’me fais avoir.
— Tu as besoin de quelle longueur alors ?
— Ben… J’dirais une bonne douzaine de brassées.
On parle des renards comme d’animaux relativement malins, mais vois-tu, les loups ne sont pas en reste. Ainsi Lupin savait se montrer habile commerçant. Une lueur apparut dans son regard.
— Je t’en fais deux, comme ça tu seras paré pour la prochaine fois.
— C’est d’accord, combien tu me fais ça ?
Buffle n’était pas un négociateur né, et ça, lupin le savait, il proposerait un montant acceptable, un peu au-dessus de la valeur de l’objet et l’autre approuverait.
— Une pièce d’argent chacune. Si ça te va. Ça fait un prix rond.
— Eh bien tope là, il te faut quoi, une semaine ?
— À peu près. Je t’apporterai la première dès qu’elle sera terminée.
Cette commande représentait un gain intéressant en cette période où les fermes tournaient au ralenti, et les chasseurs n’usaient que peu les cordes de leurs arcs. En conséquence, l’activité de l’atelier se voyait elle aussi diminuer. Pendant cette période, la famille Cordier en profitait pour préparer du matériel.
Ils disposaient en été d’un grand champ de chanvre. Cette fabrication est bien longue, vois-tu, et le travail des cordiers de l’époque n’était pas de tout repos. Il fallait déjà récolter les tiges et les travailler pour en extraire la fibre. Ensuite ils la filaient, tressaient la corde avec un toupin, faisaient les épissures à chaque bout, puis l’enduisaient afin de la rendre imputrescible.
Le chanvre ainsi récolté produisait également des graines dont ils pouvaient se servir comme nourriture pour eux, les animaux ou pêcher à la ligne. Et c’est ainsi que vivait la famille Cordier de Trapan. Lilou et Noisi apprenaient le métier de leurs parents à raison de quelques heures par jour. Ensuite ils avaient le droit d’aller jouer.
Aussi tout le monde était présent lors de cette commande hivernale exceptionnelle, et les deux enfants étaient tout ouïs lors de la négociation. Quand ils grandiraient ce serait à l’un d’eux de tenir la boutique.
Alors que Buffle sortait de l’atelier, Noisi commençait à se dandiner sur sa chaise. Il avait suffisamment travaillé ce matin-là et demanda à sa mère :
— On peut aller jouer dehors ?
— Oui, c’est bon pour aujourd’hui.
Grive sourit aux enfants. Elle ne pouvait leur en demander plus.
— N’oubliez pas de revenir pour le repas !
§
Les deux gamins avaient déjà déguerpi et Lilou cherchait Potecote dans le poulailler.
— Allez, viens avec moi, on va se promener.
La poulette la suivit sans difficulté.
— On va à la cabane ? s’enquit la petite fille.
— Oui, super idée, ça fait longtemps qu’on n’y est pas allés.
— Pooooot !
— Je prends ça pour un oui, s’esclaffa la petite fille.
Chose pratique, Potecote donnait toujours son accord et Noisi ne s’opposait que rarement.
Dix minutes de marche les conduisirent jusqu’à leur cabane dans la forêt. Dans leur petite maison, tout semblait possible : jouer à la marchande avec des noisettes comme monnaie, faire de la cuisine dans des casseroles imaginaires, jouer à la princesse et au chevalier, parfois en inversant les rôles…
Lilou proposa donc de jouer à ce dernier jeu. Depuis qu’ils avaient vu un théâtre ambulant sur la place du village, ils en raffolaient.
— Bon, alors, qui fait la princesse aujourd’hui ?
— Poot ?
La petite fille, très sérieuse, confirma ce choix :
— D’accord. La dernière fois tu as déjà fait le chevalier Noisi, alors aujourd’hui c’est moi.
Celui-ci haussa les épaules, résigné.
— Bon eh bien je fais le père acariâtre.
— Potecote, il faut que tu ailles à la fenêtre que je te fasse la sérénade. Noisi, aide-la, tu vois bien qu’elle n’arrive pas à monter.
La petite poule choisit juste cet instant pour décoller et se poser sur le rebord de l’ouverture. Les deux enfants battirent des mains. Honnêtement, je me demande moi-même si elle n’avait pas compris.
Lilou depuis l’extérieur de la cabane se mit alors à déclamer une ode à sa belle.
— Oh princesse Potecote, vos cheveux blonds sont le soleil de mes jours…
— Coooot…
— Et vos yeux bleus sont comme deux étoiles dans le firmament de mes nuits.
— Coooot… cooot… cooot…
— Mais je vois arriver votre père courroucé, cachez-vous, que vous n’attiriez sa colère.
Noisi arrivait d’un pas bien décidé.
— Que faites-vous, chevalier, je vois que vous courtisez ma fille ! Vous méritez un châtiment !
— Calmez-vous, noble père acariâtre, j’épouserai votre fille, je suis un honnête chevalier.
Noisi, les deux poings sur les hanches, ne comptait pas se laisser faire.
— Vous devez m’affronter en duel, si vous gagnez, vous aurez la main de ma fille. Sinon… ben, je ne sais plus trop le texte, mais prends ton épée Lilou.
— Vous ne perdez rien pour attendre, dit celle-ci en brandissant une branche morte. Vous êtes un vieux croulant et moi un preux chevalier.
À son tour, Noisi dégaina ce qu’il avait trouvé et le duel s’engagea. Malheureusement pour le petit garçon, sa branche était pourrie et se brisa au premier assaut.
— Ha ! Ha ! je vous tiens, faquin, vous devez vous plier aux règles et je vais épouser votre fille ! Potecote vient ici.
Ensuite le chevalier et la princesse défilèrent avec beaucoup de fierté devant le père déconfit.
§
Tu t’imagines bien que je n’aurais pas choisi de te raconter cette histoire si un élément perturbateur n’allait intervenir ! Tout aurait pu aller bien pendant de nombreuses années, mais le destin en décida autrement.
Cela commença par des bruits de sabots. Dès qu’ils les entendirent, les deux gamins, suivis par leur poule, grimpèrent dans la cabane et observèrent les alentours. Au loin, un défilé de silhouettes encapuchonnées se découpait sur la neige. Derrière, quelques charrettes surmontées de grandes cages suivaient, tirées par des bœufs.
— Des cavaliers ! dit le gamin avec une certaine excitation.
— Chut, on ne sait pas qui ils sont, chuchota sa sœur.
— Cooot.
— Chhh…
Les étrangers avançaient lentement, en direction du village. Les enfants pouvaient distinguer l’ombre d’une épée pendre à leur flanc, ainsi que des arcs dans leur dos.
— Tu crois que c’est des chevaliers ? demanda Noisi de sa voix la plus basse possible.
— Je ne sais pas, mais ils ne m’inspirent pas confiance. On dirait ces bandes de voleurs qui circulent parfois dans la région.
— On fait quoi ? On reste là ? On les suit ?
— Poot.
Lilou garda le silence, un doigt sur ses lèvres. L’un d’eux venait de diriger son regard vers leur humble cabane de jeu. Les enfants s’immobilisèrent, et la poule semblant comprendre le danger de la situation, ne bougeait plus une plume.
Mais rien. Ce regard devait être seulement une coïncidence.
— Pfiou !
— J’ai compté quatre fois tous mes doigts.
— Oui, on dit quarante, Noisi. Mais j’ai peur, ils vont vers le village.
— Cooot.
— Alors, on y va ?
— Ce serait peut-être dangereux ; ils n’ont pas l’air gentils ; restons cachés.
Quelques minutes plus tard une cloche retentit.
— Le tocsin ! On est attaqués !
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