3 – Attaque
— Le tocsin ! Nous sommes attaqués !
Lupin saisit son arc ainsi qu’un carquois rempli de flèches et Grive attrapa le sien, plus petit, parfaitement adapté à sa morphologie.
Comme tu l’as peut-être remarqué, le nom du village – Trapan – n’avait pas été choisi au hasard. Il trouvait ses racines dans l’abondance et la qualité de ses trappeurs. Ainsi, chacun descendait d’une manière ou d’une autre des cinq grandes familles de chasseurs. D’ailleurs, si les Cordiers avaient choisi ce métier, c’était avant tout dans l’idée de répondre à la forte demande de corde pour les arcs, évitant aux habitants de longs déplacements.
Si Grive n’avait pas gardé l’esprit chasseur de ses aïeux, Lupin trouvait chaque année l’occasion de s’adonner, avec quelques amis, à l’art ancestral de la trappe. Mais Grive n’était pas incompétente quant à la pratique du tir à l’arc. Régulièrement, elle s’entraînait sur de petites poupées de paille disposées dans le jardin.
— Où les enfants sont-ils partis jouer ? s’inquiéta-t-elle.
Son mari écarta les bras et les laissa retomber avec une mine déconfite.
— Pas la moindre idée, je sais que Lilou a pris sa poule avec elle. Peut-être pourrons-nous suivre leurs traces dans la neige.
Les deux adultes sortirent, Lupin se dirigea directement au poulailler secondé par son épouse qui guettait de droite et de gauche la présence du moindre danger.
— Ils ont emprunté la direction du pont sur l’Impétueuse.
Leurs voisins sortaient de chez eux armes à la main.
— Mais où allez-vous les Cordiers ? Ce n’est pas la direction de la place !
— Les enfants sont partis jouer de ce côté-là, répondit sèchement Lupin.
Ses yeux bleus, froids comme la glace, transpercèrent l’homme. Celui-ci n’eut pas le courage d’ajouter un seul mot.
Le couple s’élança dans la direction des traces laissées par leurs petits. Arrivés en vue du pont, une mauvaise surprise les attendait. Une sentinelle, postée au milieu de l’ouvrage de pierre, patrouillait. Ce n’était pas quelqu’un de Trapan.
Avant d’être vus ils se dissimulèrent au regard de l’inconnu à l’abri des murs d’une habitation toute proche. Trop loin pour toucher l’ennemi sans risque de le louper. Lupin encocha une flèche et avisa deux points qui leur permettraient d’être à bonne distance : un arbre à l’énorme tronc et un peu plus loin, un buisson.
Le tocsin s’arrêta alors de sonner, mais ils n’en tinrent pas compte, la sécurité de leurs enfants prenait le pas sur tout le reste.
— On fait comment pour passer ? chuchota Grive affolée.
Lupin lui répondit dans un souffle :
— Dès qu’il tourne le dos, je file jusqu’à l’arbre, toi tu me couvres, au cas où. Quand je suis en place, tu me rejoins et ensuite je file jusqu’au bosquet. De là je serai assez près.
Dès que le guetteur ennemi eut fait demi-tour, l’homme aux cheveux de cendre se glissa furtivement jusqu’à sa première destination, suivi un moment plus tard par son épouse.
— Cette fois-ci, tu restes là, lui souffla-t-il, tu attends que je l’aie éliminé.
— Fais attention à toi.
Il embrassa Grive rapidement avant de courir jusqu’au taillis. Il y parvint sans encombre, il n’y avait quasiment pas de place, aussi dut-il s’accroupir, il souffla un instant. Il reprit une inspiration, se leva d’un coup tout en bandant son arme, visa rapidement et ses doigts rendirent sa liberté à la corde. La flèche fila tout droit vers sa cible et se planta dans son torse.
Le garde glissa au sol, le dos appuyé sur la rambarde. Aucune place pour le doute, il mourait. Mais avant de finir sa vie, il tira une corne attachée à sa ceinture et sonna. Lupin arriva le premier et lui arracha l’instrument des mains.
Trop tard. Lorsqu’il leva les yeux, deux hommes le menaçaient de leur arme. Il jeta un œil en arrière et il put constater que trois ennemis menaçaient Grive.
Une voix forte et grinçante s’éleva. Elle appartenait à une femme qui, à priori, dirigeait le groupe.
— On ne bouge plus !
En général, une fois la bête acculée, elle devient dangereuse. Mais c’est avec soulagement que j’ai constaté que Lupin n’était pas loup jusqu’au bout des ongles. Il lâcha son arme. Grive, elle, s’affolait, regardant ses adversaires tour à tour sans savoir quoi faire, son arme bandée. L’oiseau, pris au piège, ne pouvait s’envoler. Sa trop grande nervosité, stressant leurs agresseurs, pourrait lui valoir une flèche. Heureusement les yeux bleus et calmes de son mari la rassurèrent. Elle se détendit, la tension baissa d’un cran dans le camp de leurs assaillants.
— Lâche ton arme ma chérie, lui dit-il avec calme, ils sont plus nombreux que nous.
L’arc tomba à ses pieds.
— Deux jeunes en bonne santé, une belle prise ! reprit la femme.
— Ils vont bien nous rapporter, ricana un des hommes.
Il avisa leur camarade agonisant sur le pont.
— On fait quoi avec celui-ci, Hyène ?
La femme se para d’un rire sadique :
— Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? Pas le temps de le regarder crever, va ramasser ses armes, ça se revend. Un de moins dans la troupe, ça fait plus d’argent à se répartir.
Pendant ce temps les deux autres hommes fouillèrent les prisonniers et leur attachèrent les mains, ramassèrent arcs et flèches, les saisirent par-derrière et les conduisirent à la place principale.
Alors qu'ils étaient maintenus côte à côte, Grive, toujours terriblement inquiète, chuchota à son mari :
— Les enf…
— Chut ! la coupa-t-il avec un regard appuyé.
Puis il désigna des yeux celui qui la tenait. Grive comprit et se tint coîte.
Arrivés devant la maison du bourgmestre, une quinzaine de villageois gisaient au sol, leur arme étendue à leur côté. Ceux qui ont résisté, se dit Lupin. Déjà, les bandits désignaient quelques forts gaillards parmi la population qui traîneraient les corps plus loin.
Les autres étaient comme eux, liés par les poignets en une longue file, sous la garde d’une dizaine de soldats. Presque tout le village est là, mais qui sont ces gens ? Avec espoir, ils cherchèrent la présence de leurs enfants.
Ils ne les trouvèrent pas.
Grive et Lupin furent ensuite attachés à l’arrière de la colonne et purent alors échanger ensemble sur le devenir probable de Lilou et Noisi.
Plusieurs hypothèses s’affrontaient dans leur tête, ne leur laissant pas de répit. Ils avaient pu être transportés ailleurs. Impossible : les autres enfants, ligotés ensemble, étaient regroupés dans le même coin. La seconde, pessimiste : leurs petits avaient émis une quelconque forme de résistance, et dans ce cas… mieux valait ne pas y penser. Enfin la troisième, plus optimiste mais tout de même préoccupante : ils auraient réussi à se cacher. Dans ce cas, comment allaient-ils survivre ?
Le premier villageois de la file fut emmené avec sa femme dans la bâtisse administrative, ils en ressortirent quelques minutes plus tard alors qu’on emportait le prisonnier suivant dans le bâtiment.
— Qu’est-ce qu’on va leur dire si on nous interroge ? demanda Grive complètement déboussolée.
— Tu peux leur dire tout ce que tu veux sur nous, mais nous n’avons pas d’enfants. Tu es stérile, d’accord ? Si jamais ils sont encore libres…
Elle souffla.
— Je m’accroche à cet espoir !
— Je suis comme toi, mon amour. Il faut y croire ! Dis-toi bien que tant qu’on est en vie, on a une chance de s’en sortir. Montrons-nous dociles.
Elle se colla alors à lui, cherchant désespérément un peu de réconfort dans la chaleur de l’être aimé.
— Tu sais, ils ont dit qu’on était une belle prise tout à l’heure, j’ai l’impression qu’ils veulent nous vendre. Faut que l’on reste ensemble.
— Oui tu as raison, lui chuchota-t-il dans le creux de l’oreille.
Il savait que ces trafiquants d’êtres humains ne reculeraient devant aucune ignominie. Mais rassurer son épouse lui semblait, sur l’instant, la meilleure chose à faire.
— Tu as remarqué ? Ils n’ont pas pris les vieux ! s’exclama Lupin.
— Ah ! Mais tu as raison, tu crois qu’ils les ont laissés comme ça ? J’en connais certains qui seraient encore capables de rébellion.
— Ça m’étonnerait…
Il regretta d’avoir prononcé cette phrase, il se douta soudain que ceux qui n’avaient pas d’utilité auraient été éliminés.
Les soldats surveillaient le moindre geste brusque de la part de leurs prisonniers. Ils punissaient même les paroles véhémentes à leur encontre, les réprimant immédiatement par des coups de bâton. Les villageois devinrent rapidement dociles comme des agneaux. Même l’immense Buffle s’était suffisamment fait rosser pour abandonner toute velléité de rébellion. Le géant avait désormais l’œil vide et les muscles lâches.
Lupin était un loup mis en cage, il bouillait d’une rage intérieure. La privation de liberté le rendait malade, mais il gardait un contrôle absolu sur lui-même. Les prédateurs savent être patients, ils peuvent parfois attendre des heures avant de passer à l’attaque. Ici, en tant que victime, il guetterait la moindre défaillance de ses ennemis. Quand le jour viendrait, il passerait à l’action et alors, sa nature sauvage reprendrait le dessus.
À leur tour, ils furent conduits chez le notable du village. La bâtisse n’avait rien de particulièrement impressionnant. La population de la petite commune ne dépassait qu’à peine la centaine d’individus, le bourgmestre était donc un simple habitant ayant reçu une instruction meilleure que la moyenne. Le couple connaissait bien les lieux : les deux époux s’y rendaient régulièrement afin d’assister aux différentes fêtes qui marquaient l’année. Mais en lieu et place de leur bourgmestre, un être sec et sinistre se tenait. Deux sbires les gardaient à bonne distance de cet homme.
— Nom, profession.
— Grive, je suis Cordier, avec mon mari.
L’homme nota les informations sur un parchemin.
— Ah une bonne nouvelle ! Notre maître sera content. Des enfants ?
— Je suis stérile, annonça-t-elle d’un ton probablement trop rapide pour être naturel.
Un silence s’installa. Leur interlocuteur leva les yeux vers la mère qui trembla de tout son être.
— Bien, annonça-t-il froidement. À vous. Votre nom, je suppose que vous êtes le mari Cordier.
— Oui, Lupin.
— Mmm… donc, Lupin, Cordier, sans enfant j’imagine ? demanda-t-il tout en notant.
— C’est exact.
— Bien. Suivant !
Il tendit deux morceaux de parchemin aux gardes. On les emmena dans une autre pièce où un autre homme, fil et aiguille en main, leur cousit rapidement la pièce de peau sur les vêtements. Dessus était inscrit : « Grive, Cordier, épouse Lupin » et « Lupin, Cordier, époux Grive ». Mais ça ils ne le savaient pas, car tu t’en doutes, ni l’un ni l’autre ne savait lire.
Enfin, ils retournèrent à l’extérieur où on les enchaîna à nouveau avec les autres.
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