Fin de consultation

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Le brouillard s’étend de haut en bas et de gauche à droite. La route, les voitures, les gens, rien n’y échappe. Il les enveloppe jusqu’à l’étranglement. Il est muet. Et pourtant, toutes les voix qu’il porte murmurent des silences aux oreilles de ceux qui veulent bien les écouter.

Sébastien appuie encore une fois sur le bouton d’appel. La flèche reste muette. Il ne s’en fait pas, car il sait, depuis le temps, que ce silence sans lumière n’est qu’apparence. Derrière les portes closes, toute la mécanique travaille pour livrer la cabine à ses pieds.

Les gens passent et repassent devant la pharmacie. Des couleurs sur des visages d’immigration, des odeurs de vieillesse ou d’enfance se succèdent en parade sans cesse. Il se demande si tout ce bruit se tait parfois. À quoi peuvent bien ressembler les corridors de cet édifice après les heures d’ouverture ? Il s’imagine un concierge, des oreillettes enfoncées dans le cerveau, à écouter des salsas ou des rythmes du monde, poussant un de ces engins qui cirent le plancher après le passage de mille semelles usées.

Une mère au teint blafard tente de calmer les pleurs de son nourrisson qui ne veut pas rester assis sur le siège de la poussette. Il tend les bras en désespoir de cause tandis que la sonnerie du portable de sa mère se mêle aux cris de la chose rouge et édentée qui gigote devant elle.

Elle regarde Sébastien avec l’air de s’excuser. Ce dernier sourit. Il n’y peut rien lui non plus. Elle ignore l’enfant et tourne sur ses talons pour s’éloigner de trois pas. Un vieillard observe le manège et s’approche de l'enfant. Sébastien, par pur réflexe, appuie encore sur le bouton d’appel sans se préoccuper du nouveau venu. L’enfant se tait un moment, absorbé par cet inconnu au visage à la peau frippée qui lui fait des grimaces. Puis, il redouble de hurlements.

Les portes s’ouvrent enfin. Un couple noir en grande discussion bouscule Sébastien qui soupire. Il pénètre enfin dans la cabine et appuie sur le 4. La femme engage la poussette dans la cabine de l’ascenseur alors que les portes se ferment. Elles détectent l'obstacle et reculent, accompagnées d’un bip enrhumé.

Sorry, dit la mère sans s’adresser à personne en particulier.

Elle peine à trouver une place cet espace étroit. Sébastien tend la main vers la poignée pour ramener la poussette contre le mur. Elle baragouine quelque chose dans une langue inconnue, un remerciement obligé selon toute vraisemblance.

Les portes se referment sur le silence. L’enfant s’est tu. Il observe l’homme à ses côtés, peut-être intrigué par la brillance de ses yeux verts. Sébastien esquisse un sourire devant ce curieux observateur. Intrigué par l'intensité de ce regard, il fixe l’enfant à son tour. Malgré les yeux rougis par les pleurs, la petite chose affiche une vivacité qui étonne l’homme.

Du coup, il se retrouve à cet âge, ou à quelques années près. Il se voit assis devant des jouets colorées en plastique, fixées par une barre. Il voit ses petites mains tendues vers le soleil d’un jaune cru qui rayonne à travers les billes enfermées dans la forme. Il retient sa respiration devant cette image qui le plonge dans ce vestige du passé pourtant si éloigné de sa réalité.

Sébastien ravale la salive qui s’est accumulée dans sa bouche. L’acte en soi le ramène à la réalité. L’enfant lui semble plus âgé, comme si une vieille âme lui lançait un appel à l’aide, prisonnière de ce corps menu et fragile.

Les portes s’ouvrent sur le deuxième étage. La femme et son enfant se perdent dans la lumière de la clinique bondée. Une femme aide un vieillard à se lever. Un enfant court devant les portes et s’arrête. Il salue Sébastien alors que les panneaux se referment sur lui.

— Désirez-vous un verre d’eau ? demande le psychologue.

Sébastien s’installe. Il dépose ses verres sur la table et remarque la boîte de mouchoirs de papier toute neuve. Il croise les jambes puis les bras, mais machinalement, il décroise le tout pour adopter une posture droite, le regard vissé dans celui du thérapeute.

— Comment s'est déroulée votre semaine, Sébastien?

L’heure s’égraine comme un ruisseau au printemps. Pourtant, les secondes s’éternisent.

Avant même que le psychologue ne dise la phrase fatidique qui signifierait la fin de la rendez-vous, Sébastien se redresse, réalisant soudain qu’il s’est encore affalé sur le fauteuil au fur et à mesure que les échanges pénétraient sa carapace. Il annonce, sans sourciller, qu’il désire prendre une pause. Le regard de son interlocuteur se transforme.

— Vous savez, vous êtes libre, Sébastien. Vous n’avez pas à justifier cet arrêt temporaire. Cependant, je m’interroge sur les raisons de votre choix. Avez-vous des problèmes financiers ? Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir?

— Non, pas de problèmes d’argent. Pas de raisons en particulier non plus. En fait, j’ai réalisé en venant ici que j’avais besoin de vacances. Pas de vous, bien sûr…

— C'est légitime.

— Mais ce ne l’est pas. En fait, vous allez peut-être trouver ça curieux, mais je voudrais prendre des vacances de cet être que je suis devenu.

Le psychologue fronce les sourcils.

— Et qu'est-ce que cela signifie au juste?

— C’est simple : je me sens bien. Mieux, en tout cas, bien mieux qu’il y a seize mois, vous le savez. J’ai progressé. Je suis plus en contrôle sur ce qui ne l’était pas et je le suis moins sur ce qu’il l’était trop. Je me sens en équilibre. Je me sens bien.

Le docteur croise les jambes et dépose son carnet :

— Je n’en doute pas un instant, Sébastien, mais expliquez-moi ce désir plutôt incongru de vouloir prendre des vacances de ce que vous êtes devenu. N’est-ce pas un peu, comment dirais-je, régressif?

— Non. Enfin, vu sous cet angle, oui, un peu. Mais, le mot est un peu fort. Partir en vacances, ce n’est pas abandonner le foyer pour ne plus jamais y revenir. C’est un moment où on se laisse aller, on oublie un peu le quotidien…

— Je comprends, mais ce que je ne saisis pas, c’est pourquoi vous désirez quitter, ne serait-ce que momentanément, un état dans lequel vous dites vous-même être bien, mieux, en équilibre. Ce sont vos mots. Pour retrouver quoi ? Celui que vous étiez auparavant ?

Sébastien se lève et se dirige vers la grande fenêtre. La vue sur le boulevard n’excite aucun de ses sens. S’il exerçait le métier de psychologue, il exigerait des arbres, de l’air, de l’espace plutôt qu’une vue sur des nuances de gris dans la violence d’un boulevard achalandé.

— Je ne désire pas retrouver l’homme que j’étais. Au contraire, ce Sébastien renouvelé me plaît bien.

Le silence qui s’installe entre eux crée une distance que le psychologue n’aime pas vraiment. Mais, il ne dit rien, attendant la suite.

« Vous vous souvenez de notre première rencontre ? Ce que je vous ai dit ? »

— À propos de votre fatigue ou de vos colères ?

— Des deux, en fait.

Sébastien, à cette époque, avait recommencé, pour la énième fois, la lecture de livres de psychologie. Il en possède tout un éventail. Il lit des ouvrages sérieux qui créent en lui plus de confusion et de découragement qu’il ne le souhaiterait. En général, il les abandonne au troisième ou au quatrième chapitre en se promettant d’y revenir plus tard. Puis, il y a ces livres aux titres miraculeux, écrits par des docteurs et des spécialistes qui croient vraiment avoir trouvé la façon la plus simple de se guérir de ses maux. Le résumé de quatrième couverture et les commentaires élogieux lus sur Amazon ou sur GoodReads l’ont convaincu d’acheter le livre en format papier ou électronique. Pourtant, après la lecture de trois ou quatre chapitres, les tests et témoignages présentés dans ces ouvrages ont vite fait de dégonfler son espoir de trouver une solution profitable à ses humeurs. Veinnent ensuite les livres de motivation personnelle, de transformation spirituelle, de romans mystiques et l’éternel retour du pendule vers les livres d’un sérieux mortellement ennuyeux.

En fait, il devait se l’avouer, il apprécie ces énormes progrès par rapport à son état de jeune adulte.

Après deux mariages catastrophiques, il avait décidé que tout était de la faute des autres. Il devait désormais lâcher prise sur ce passé lourd et déprimant. À la recherche d’une compagne d’un jour (ou plutôt d’une nuit), il espérait fuir ses propres démons et trouver dans le sexe sans attachement une paix relative. Ce qui le mena à rencontrer une femme sur un site de rencontre qui ne s’avéra aucunement intéressée par ce genre de relation frivole.

C’était une immigrante d’origine salvadorienne, fraîchement divorcée, avec deux enfants, âgés de huit et dix ans respectivement. Elle travaillait dans un centre de sondages téléphoniques, baragouinant à peine le français et peinant à parler l’anglais. Marylina avait vécu mille et un problèmes dans son pays d’origine et avait réussi à le fuir en mariant un cousin de la fesse gauche qui avait récemment acheté un condo à Montréal. Leur union avait duré une dizaine d’années, parsemée de colère, de violence, d’alcool et de tromperies. Après plusieurs tentatives de réconciliation, Marylina avait enfin décidé d’en finir avec l’incertitude. Elle avait obtenu son divorce avec la pleine garde des enfants. Le père avait déclaré sans gêne qu'il allait leur créer des misères, ce qui n’avait pas plu au juge qui avait également ordonné de ne pas s’approcher de son ex-femme et des enfants sous peine de poursuites judiciaires.

Donc, cette première rencontre, à travers les réseaux sociaux, par courriels et coups de téléphone où ils apprirent, Sébastien et elle, à se découvrir. Dès leur premier rendez-vous en personne, Sébastien décida qu’il pourrait tout simplement recommencer à zéro avec cette femme toute simple qui, malgré son lourd passé de violence et de problèmes, semblait chercher le même type de relation. Il avait choisi de jouer la carte de l'honnêteté avec elle et elle fit de même, par petits bouts de conversation.

Cette soirée mémorable où ils se sont vus la première fois eut lieu dans une salle de spectacle de la Place des Arts. Il l’avait invitée à un concert de musique classique où on présentait une série d’extraits d’airs espagnols, dont le célèbre concerto d’Aranjuez, de Joaquín Rodrigo.

Issue d’une famille pauvre, Marylina découvrit avec des yeux d’enfants, toute la splendeur des lieux, mais aussi la richesse de la musique classique. Lorsque l’adagio fit résonner les accords de guitare sur les murs de la salle silencieuse, elle s’effondra en larme. Réfugiée dans les bras de son nouvel ami, elle avait marmonné des mots en espagnol que Sébastien n’arriva pas à saisir.

Ce fut donc le début d’une belle relation qu’ils bâtirent tous les deux sur des bases renouvelées. Malgré leur passé à la traîne, ils se savaient capables de construire quelque chose de solide entre eux. Ce fut d’abord par une amitié tissée serrée que leurs rencontres se déroulèrent. Ils eurent leur première relation sexuelle dès la deuxième rencontre, les deux ayant été privés de ce plaisir charnel depuis trop longtemps. Mais, cet aspect purement physique de leur histoire n'avait rien à voir avec ce qu’ils comptaient tous les deux bâtir à partir de ce jour. Pas question de passion et de folie sans conséquence. Moins de huit mois plus tard, ils emménageaient ensemble et se marièrent l’année suivante. À ce stade-là de leur histoire, cet équilibre leur plaisait. Rien de parfait ni d’imparfait. Dès la première semaine, les enfants de Marylina témoignèrent leur bonheur d'avoir troqué un logement douteux contre un terrain gazonné en banlieue au nord de Laval.

Mais les démons de Sébastien revinrent bien vite à la surface. Ce furent principalement des crises de colère, jamais causées ou dirigées vers Marylina ou les enfants, mais elle en fut témoin et plus le temps passait, plus ces crises se rapprochaient. Et plus Marylina voulait prendre ses distances de cet homme qui l’avait charmé par son calme et son attitude zen et qui pétait des crises venues de nulle part pour une simple peccadille.

Sébastien, conscient qu’il allait encore bousiller sa relation, eut tôt fait de se reprendre en main. Donc, il s’était replongé dans les livres. C’était comme un pansement de plastique à l’effigie de Mickey. Rasséréné par les bonnes paroles de ces auteurs, il mettait en pratique les conseils proposés et se sentait reprendre le contrôle de ses émotions. Mais dès qu’il se sentait sur le bon cap, il lâchait son attention et un coup de barre faisait virer le bateau entre mille vagues venues de nulle part.

Il vivait des brûlements d’estomac, dormait plutôt bien, mais se réveillait tous les matins avec une sensation d’avoir encore tout gâché et commençait sa journée en mode dépressif. Sur les conseils d’un collègue de travail, il avait commencé à s’entraîner, courant quelques kilomètres chaque matin sur le bord de la rivière des Mille-Îles. Le reflux gastrique avait disparu. Mais l’impression glauque qui restait au fond de sa gorge laissait des vapeurs noires dans son esprit. Il se sentait fatigué mentalement.

Puis, lorsque Marylina se retrouva clouée au lit par une grippe carabinée et qu’il dût se démener comme un diable pour gérer la maisonnée, il se laissa emporter par une crise de rage à cause d’un petit commentaire de sa compagne. Cette dernière, bien qu’encore éprouvée par la maladie, s’habilla en toute hâte et se dirigea vers la porte en pleurant de désespoir :

— Je ne peux plus vivre avec toi, Sébastien. Je veux juste mourir. Laisse-moi passer. Je ne veux plus te voir…

Il la convainquit de rester avec une panoplie d’excuses qu’il avait utilisées plus d’une fois et des larmes qui lui brûlaient la peau. Et il lui promit d’aller consulter pour guérir ce qui le rongeait par en dedans.

Plus d’un an plus tard, les choses se présentent pour le mieux. Le thérapeute, le psychologue Antoine Bergeron, a écouté, semaine après semaine, les mots de Sébastien qui ne coulaient pas si aisément entre ces quatre murs. Au gré de ces entretiens, il a découvert que cette forte estime de soi qu'il cultive n’est en fait qu’une épaisse carapace où se terre un enfant abandonné, traumatisé par une série d'événements peu reluisants. Au fond, il n’a aucune estime de lui-même. Il a caché cette pyramide de maux derrière un mur de béton qui, malgré son épaisseur et sa hauteur infranchissable, chambranle dangereusement sur ses bases. Un pas de plus vers la dépression qui le guette au moindre hoquet émotionnel.

— Partir.

Le docteur Bergeron regarde ses doigts et jette un coup d’œil au cadran. Dix minutes de trop.

— Sébastien, j’aimerais bien poursuivre cette réflexion avec vous, mais notre session se termine bientôt. Je ne veux pas être impoli, mais…

Sébastien retourne à sa place, un sourire serein accroché sur le visage.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, docteur. Je ne pars pas pour la planète Mars. Je vais revenir à l’automne. Je ne crois pas avoir besoin de vous expliquer pourquoi je veux faire ce voyage. Je sens que je suis à un tournant important de ma vie et…

Quelques coups frappés discrètement à la porte font soulever un sourcil au psychologue.

« … et si je peux vous rassurer, ce passage sera nécessaire. Je n’ai pas d’autres idées en tête que de me sortir vivant de ma propre quête. Jusqu’à y laisser ma vie d’avant. »

Sébastien se lève et lui tend la main.

Ils se regardent un instant et le docteur baisse les yeux, comme s’il s’avouait vaincu l’espace de quelques secondes.

Il se déplace ensuite vers la porte et pose une main sur la poignée. Il ouvre la bouche pour parler, mais aucun son n’en sort. C’est la première fois qu’il ressent un tel vertige devant un patient. Il ne sait pas ce qui se trame derrière ces yeux, mais cela relève de quelque chose de plus grand que lui. Et il n’arrive pas à mettre le doigt dessus, ce qui le frustre.

Sébastien salue la secrétaire qui se tient coite devant la porte. Elle trottine derrière lui jusqu’au comptoir d’accueil.

Il sort son chéquier et griffonne le montant alors que la jeune femme tend le reçu.

Elle prend le chèque et hoquette :

— Vous vous êtes trompé dans le montant, monsieur Grégoire. Vous avez mis deux cent au lieu de cent.

Sébastien prend le reçu et la remercie d'un clin d’œil avant de se diriger vers la sortie.

Il ne sait pas s’il va revenir dans ce cabinet. S’il reprend ses séances, ce sera dans la peau d’un autre homme. Ce ne sera pas celle de cet être tapi au fond de lui qui hurle de sortir au grand jour pour réclamer son désir de vivre.

Enfin peut-être.

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