Appels
Le brouillard s’est épaissi. Sébastien hésite à s’engager sur la route. Il sait que sa destination ne se trouve pas à la porte, mais ce voyage s’impose, car sa vie va prendre une tournure catastrophique s’il ne passe pas à l’action maintenant.
Une fois assis confortablement dans sa voiture, il actionne les essuie-glaces. Le caoutchouc pousse l’humidité perlée sur les bords du pare-brise. Cela ne chasse pas les brumes déposées à l’intérieur de la vitre ni celle qui s’est formée dans ses yeux. Il serre les poings. Ce n’est pas en pleurnichant sur son sort qu’il va franchir cette autre étape. Et puis de quel sortilège s’agit-il au juste ? Après toutes ces sessions où il a étalé son passé devant cet inconnu qui, du reste, ne parlait pas beaucoup, il ne se sent pas bien avancé. Bergeron ne cesse de lui dire qu’il avait accompli des progrès notables en ayant pris conscience de ce cirque mental qui effectuait des acrobaties en permanence dans son cerveau. Malgré tout, Sébastien a toujours l’impression de nager en rond. Ses narines exposées aux quatre vents, le corps n’attend que la prochaine vague pour être aspiré vers le bas, vers les abîmes de cet océan de soi remplis de cauchemars.
Sébastien enfonce le bouton de dégivrage. Une bouffée de chaleur tiède caresse son visage. L’été va s’éterniser s’il continue à livrer des journées de brouillard, de nuages boursoufflés par un embonpoint d’humidité, d’éclairs qui fendent la voûte aux mille nuances de gris. Il peut voir ces visages sur lesquels les sourires ont fait place à une horrible grimace de désespoir. Un été pourri. Une saison à oublier, comme un passé en noir et blanc qu’on préfère jeter aux ordures avec les clichés écornés, ces souvenirs décolorés aux détails indéchiffrables.
Il extirpe le cellulaire de sa poche. Toujours rien. Marylina n’a pas encore vu son message. Elle doit être au boulot, occupée à répéter inlassablement les mêmes questions à de centaines d’inconnus désintéressés. Peut-être que son crétin de supérieur lui aura demandé de remplacer Shuba ou Nasrine pour l’horaire de soirée.
— Tu as le temps de rebrousser chemin, pauvre vieux, se dit-il en tapotant sur le volant. Tu fais peut-être la gaffe de ta vie en fuyant sans avertir personne.
Au travail, les choses ne se placent pas vraiment. Pigiste depuis trop longtemps, on lui a signifié que le présent mandat ne sera pas renouvelé à la fin de l’année, comme c'est le cas depuis plus de trois ans maintenant. On l’a assuré qu’on ferait tout ce qu’il était possible pour créer un nouveau poste dans un autre rôle, mais Sébastien en doute. Il est fatigué d’avoir à se vendre, à gonfler la poitrine pour cacher sa déception. Il veut pouvoir s’asseoir sur une chaise confortable et relaxer son dos et sa tête devant du concret, au moins encore pour quelques années. Un emploi permanent dans une compagnie comme Blackstone International, c’est un gros bonbon enveloppé d’une rente tout à fait raisonnable. Il est passé dans plusieurs tordeurs au cours des années, ayant cumulé une certaine somme dans ses plans de retraite. Pourtant, les mises à pied à cause de restructuration à l’aveugle ont tôt fait de dilapider cet espoir en petits REÉR à placements sans risques. Et ses divorces lui ont coûté cher, perdant sur toute la ligne à chaque fois.
Il en at assez de cette symphonie de hoquets de vie, simulacre de bonheur, soubresauts de rien du tout dans un vide intersidéral.
Il aurait espéré trouver un peu de courage au fond de lui pour se jeter en bas d’un gratte-ciel ou se trancher les poignets, mais ce courage-là, c’est aussi de la bullshit, car il aime trop la vie. Le problème, c’est que cette vie-là dont il rêve, il n’arrive pas à l’attraper. Elle le fuit comme un ver de terre trempé dans de la vaseline. Alors, chaque matin, il soupire, se dit qu’il va imaginer un moyen de lui mettre le grappin dessus et se l’attacher au cou, quitte à se pendre avec.
Il sourit en songeant à cette pensée tout à fait insensée : embrasser la vie à bras raccourcis et se pendre avec. Que déduirait le docteur Bergeron de cette ridicule boutade ?
Quelques grains de pluie s’écrasent sur le pare-brise. Les essuie-glaces effectuent toujours leur va-et-vient dans un concert de grognements d’âne dépressif. Il arrête le mécanisme et observe les gouttes s’éclater en petits enfants rondelets avant de dégringoler et former une colonne zigzagante jusqu’au bas de la vitre.
15 heures 30. Il se décide enfin à faire démarrer sa bagnole. Il jette un coup d’œil sur la route et constate que le nombre de voitures a déjà commencé à augmenter.
— Merde ! L’heure de pointe qui s’amène. Avec les cônes orange et cette température de chiotte, j’en ai pour des heures et des heures de soupirs avant de voir le bout de cette aventure.
Il s’engage sur la rue et se faufile entre deux rangées de voitures dès qu’il rejoint le boulevard. À quelques kilomètres de là, le panneau indique l’entrée de l’autoroute. Tout de suite à sa droite, c’est le retour à la maison, au nord de Montréal. Une voiture de police est garée sur le coin de la rue. L’agent surveille les délinquants qui utilisent la voie réservée pour se diriger vers Laval. Comme il est plutôt visible avec ses gyrophares aux clins d’œil rouge et bleu, les automobilistes ne font qu’obéir aux règlements et passent devant lui sans être dérangés.
Sébastien poursuit son voyage. L’entrée de l’autoroute en direction sud est presque déserte. Par contre, sur la chaussée, comme la pluie s’intensifie, les automobiles effectuent un ballet prudent, laissant derrière elles des volutes d’eau aux arabesques variées. Le tonnerre se mêle à ce concert de chuintements sur l’asphalte mouillé.
On aurait dit le début de la nuit. Devant, une multitude de formes rouges s’entremêlent alors que derrière, des yeux lumineux flashent à travers les grimaces de la météo. Bientôt, l’autoroute débouche sur le boulevard métropolitain avec son éternelle cacophonie de métal, de klaxon et d’impatience. Bloquée dans les deux sens, elle vomit le surplus sur les rampes d’accès et les voies de contournement.
Sébastien passe près d’une benne où un gros homme au visage rougeaud mâchonne un sandwich dans la cabine, tout en observant le cortège funèbre du retour à la maison. Un type revêtu d’une combinaison fluorescente agite un drapeau pour inciter les automobilistes à ralentir alors qu’ils sont presque immobilisés. Sébastien étouffe un rire devant cette ridicule pantomime qui a l’air de sortir d’un camp de concentration.
Sans s’en rendre compte, Sébastien se retrouve au milieu de cette artère bloquée qui ne va nulle part, à l’écart du cœur de cette ville moribonde, grise et sale. Il klaxonne deux fois pour réveiller le quidam devant lui, probablement penché sur son portable en train d’envoyer des messages textes à sa maîtresse esseulée. La Mustang bondit puis s’arrête trois mètres plus loin, prise au piège de l’attente infernale.
La pluie cesse. Un brin de soleil caresse la tôle des patients banlieusards qui rêvent de se tremper le gros orteil dans l’eau de leur piscine avant de prendre un apéritif, prélude au classique barbecue du vendredi soir.
— Je suis un idiot, chantonne Sébastien en observant le pas de deux aux chaussures de caoutchouc devant lui. Je devrais me retrouver chez moi et oublier tout ça.
Et pourtant.
Soixante-douze minutes. La pluie a repris du service, comme si les nuages avaient fait le plein dans le majestueux Saint-Laurent. Sébastien a entamé la montée vers le plateau du pont Champlain. Devant lui, des masses de stratocumulus dansent une java au ras du ciel alors que derrière s’achève le concert d’orages qui ont balayé l’île tout au long de cette éprouvante traversée.
Sébastien a changé de fréquence radio plus d’une fois. Il est passé de la circulation à une vieille chanson d’Aznavour. Puis, irrité par une promotion de climatiseurs à rabais, il s’attarda un moment à un débat sur la nécessité d’accorder aux médecins le droit de pratiquer l’aide à mourir. Il s’arrête enfin sur le célèbre tube de Queen.
« Oh mama mia, mama mia, let me go! »
Il dandine de la tête.
« Let me go, oh, oh ! »
Les nuages ont soudain pris des teintes de bleu, comme si le ciel lui-même transpirait à travers la grisaille. Au terme d’une profonde inspiration, il poursuit dans ce karaoké improvisé :
« For meeeeee, for meeeeeeeeeee! ».
Les instruments se déchaînent. La guitare électrique qui chiale en long et en large provoque en lui un frisson issu de son passé. Les baisers de Jojo — et ses petits seins d’une timidité frustrante. L’haleine fruitée de Monique — et ses copains d’ailleurs qui flottaient sur des vapeurs d’herbe. La voix tonitruante de Pat — et sa délicieuse Karine. Les virées en vélo sur la piste cyclable et les soirées au bord de l’eau à jouer au « couteau ». Une odeur poussiéreuse de nostalgie embaume l’habitacle.
La musique s’achève.
« Nothing really matters to me… Anyway the wind blows! »
Cymbales.
Pause.
L’appel est entré vers 18 heures. Sébastien venait de voir passer le panneau annonçant la ville de L’Ange-Gardien. Il se demandait ce qui avait inspiré les fondateurs de cette ville pour la baptiser de la sorte. Une bien étrange désignation dans ce pays où tous les villages et les villes, les églises, les écoles, les rues et les cours d’eau portaient des noms de saints.
C’est Marylina, évidemment. Elle sera en larmes, c’est certain.
Avant d’appuyer sur le bouton, il cherche à mettre de l’ordre dans les multiples scénarii qui ont occupé son esprit depuis qu’il a quitté le pont. Mais ne s’attend pas à ce qu’il entend après un « allô » plutôt neutre.
— Où es-tu rendu ? fais la voix de sa femme.
Il perçoit son calme olympien.
— L’Ange-Gardien.
— Quoi, Ange-Gardien ?
— Une ville.
— Je sais. Je voulais dire « où ».
— Un petit peu avant Granby.
— Le zoo.
— Oui, le zoo.
— Le zoo de Granby.
Silence.
Que fait-elle ? À quoi joue-t-elle ? Souffre-t-elle ? Pourquoi tant de silence ?
— Tu vas revenir ?
— Je crois, oui. Oui, je vais revenir, ne t’inquiète pas.
— Alors, je ne m’inquiète pas. Et je ne te dérange pas.
Sébastien déglutit. Pourquoi ne trouve-t-il pas de mots à lui dire pour la réconforter ? Il sait qu’il reviendrait. Il sait qu’il l’aime. Peut-être pas comme on aime à la folie, comme on en perd la tête, mais il aime de cette manière où tous les murs de la maison sont solidement ancrés à la fondation. Il voudrait tant pouvoir le lui dire, mais que comprendra-t-elle à travers cette traduction simultanée, cette suite de raison qui n’a pas plus de sens à lui qu’à elle ?
— Tu ne me déranges pas, Lina. C’est moi. Ce n’est pas toi.
— Pas nous.
— Exactement.
Pause. Peut-être un soupir perdu dans le ronron du moteur. Il n’arrive pas à le confirmer.
— Je dois me retrouver. Je ne sais pas comment te dire ça.
— C’est une femme ?
— Une quoi ? Non ! Ce n’est pas une… Écoute, Lina, je sors de chez le psychologue. Je lui ai dit. Je n’ai pas pu lui expliquer, alors, je ne peux pas t’en dire davantage.
— Avantage ?
— Je t’aime, tu le sais.
— Je le sais.
Vide.
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