Au bord de la mer

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Sébastien pleure en raccrochant. Elle ne lui a pas dit qu’elle l’aimait. Peut-être ne s’en sent-elle pas la force. Ou encore, elle n’espère rien d’autre de cette fuite qu’une conclusion à ce rêve inachevé. Éprouve-t-elle de la culpabilité en ayant fait ses menaces de le quitter ? Devine-t-elle autre chose qui n’a rien à voir avec sa réalité à lui ?

Une fois sur l’autoroute 55, en direction sud, les nuages s’éparpillent avec timidité. La lumière du soleil décline sur l’horizon, mais la lourdeur du jour embrouille ses rayons et il peine à se faire une place dans ce monde en fin de jour. La voiture file droit vers les États-Unis, en quête d’une certaine liberté. Mais l’étroitesse de cette prison en lui ne lui donne pas grand espoir à ce point-ci du voyage.

Devant ce vaste paysage d’arbres et d’herbes folles tranchés en deux par la violence du bitume, il se remémore ses pensées dès le moment où il a ouvert les yeux.

Cette odeur de sel, d’algue et d’huile de noix de coco. Ce vent tiède et la déchirure d’une vague sur un drap de silence. Le regard d’une femme aux lèvres charnues, grande et mince. Le bleu triomphant du ciel sur la bande beige du sable mouillé. Tout cela, et bien plus encore, il en est certain, l’ont sorti de ses rêves avec l’impression d’avoir été bercé par une force externe, inconnue qui lui chanta des louanges envoûtantes.

Les bras croisés, les yeux fixés vers le plafond, il s'était demandé ce que ce rêve voulait dire et pourquoi il avait laissé une empreinte aussi nette dans son esprit. Il a été tenté d’aller fouiller dans ses albums photo et retrouver cette image de son enfance où tout lui semblait si parfait, si infini. Là où tout était possible. Là où les limites de son existence n’étaient pas encore tracées à coup de feutre noir. Là où la « mort » n’était qu’un mot de quatre lettres, certes plus long que celui de « vie », mais qui n’en signifiait rien d’autre du tout. Ce moment où toute sa famille était vivante, rieuse, folle, emmitouflée dans sa naïve complexité, mais ô combien sans danger. Ces petits instants qui, mis bout à bout, représentaient une brindille d’éternité que rien ne pouvait détruire.

Cette éternité, il s’y accrochait sans le savoir, avec l’innocence de l’enfance pour seul garde-fou. Si la route n’était jamais droite ni uniforme, elle menait toutefois à cette illusion de perfection, ce royaume de soi inexpugnable bâti d’un roc de matière éternelle.

Voilà ce que l’on traîne depuis notre naissance, depuis notre extraction du néant — qui est en fait le tout. On l’a conservée tout contre soi, en souvenir de sa présence exempte de douleurs, de peurs et de date de péremption. On l’a enveloppée d’une cape d’espoir et elle se miroite dans les yeux de chaque être vivant que l’on croise, depuis notre premier souffle dans ce monde jusqu’à l’ultime confrontation de cet inévitable destin qui nous attend. Depuis la première étincelle de vie de ces deux cellules en parfaite harmonie, l’énergie de l’âme éternelle se fond à l’esprit mortel qui se sait condamné autant à vivre qu’à mourir. Ainsi, ce qu’il a oublié tout au long de ce long chemin, et ce jusqu’au moment de son dernier soupir lui est remis. Alors tout est effacé et l’âme éternelle renaît sans ces ridicules limites.

C’est de cette essence qu’il s’agissait, lors de ce réveil. Il se rappelait tout à coup combien cette innocence l’avait bercée sans lui donner le moindre indice de sa destinée d’humain. Il était alors, comme dans ce rêve, invincible, éternel, traînant dans sa besace toute l’expectative de l’immortalité. Une utopie en soi dans le corps condamné d’avance.

C’est peut-être ce qui l’avait poussé à retourner là-bas, sur cette grève où tout était encore possible. Comme si tout ce qui s’était produit par la suite avait gommé tous ses espoirs. Comme si la mort avait fait table rase avant d’y intégrer les premières ombres sur cette arène pleine de vie où il ignorait qu'il fallait se battre contre mille démons pour apprendre à survivre.

Il lui fallut un certain temps pour repérer sur laquelle de ces étendues de sable il avait ressenti ce soudain retour vers le passé. Et pourtant, tout lui rappelait le vieux Old Orchard, dans le Maine. Situé au nord de Boston, ce petit village touristique fort fréquenté par les Québécois au cours des années 60 et 70 avait perdu des plumes. Abandonnée malgré les multiples rénovations, tout comme la plupart des plages de la côte du Nord-Est des States, la ville était devenue un vestige du passé hanté par les fantômes d’une époque révolue. En effet, qui veut débourser deux ou deux-cent-cinquante dollars américains par jour pour se tremper les orteils dans une eau glaciale bordée par une étendue de sable granuleux aux teintes plus grisâtres que beiges alors que les offres au rabais pullulent chez les voyagistes ?

Il s’était donc préparé un café et fait des recherches grâce à Google Maps. Quelques photos plus tard, son idée était faite. Il partirait en fin de journée vers ce coin perdu de son enfance afin de se baigner non pas dans la mer froide, mais dans ce qu’il en restait de ses souvenirs.

La nuit ne s'est pas encore installée. Il est arrivé au bout de la route 9. De part et d’autre du chemin, il distingue des maisons de tous les genres et de toutes les époques qui attendent en silence que le jour s’éteigne pour retrouver sa quiétude. Il tourne sur King Street et voit, droit devant lui, un motel tout à fait anonyme. Le stationnement est plein de voitures. Les initiales MS d’un rouge délavé s’illuminent sur le mur gris chaud. Il cherche en vain un « no vacancy » avant de se garer devant ce qu’il croit être l’office du Mayflower Suites.

Il s’étire longuement puis de remarque un individu sans âge assis devant la porte.

You can’t park here, sir, dit l’homme en pointant sa voiture.

Sébastien lui explique qu’il ne veut pas se stationner là, mais qu’il est à la recherche d’un endroit pour dormir. Le type affiche un sourire fendant : « Wishing you the best of luck, young man. You’re in high season and the town is jam-packed. You’re from Québec, I guess from your accent… »

Sébastien acquiesce en serrant la main de l’homme. Il se présente, un peu gêné, sans savoir pourquoi. Cet endroit était autrefois plus francophone qu’anglophone. Du moins dans ses souvenirs lointains.

« Bilodeau is my last name. That the only French thing left in body. My mom was French Canadian but she had better things to do than teaching us that language, merci bow-cooo! Jim is the name, for better or worse! »

Jim, can you get me the stew pot in the garage? fait une autre voix depuis l’intérieur de la maisonnette.

Yep, sure will do, honey bee. But before I do, we’ll need your good old school French to help a guy over here.

Une femme plutôt bien enveloppée s’amène à la porte-moustiquaire. Elle semble sortir des années cinquante avec son tablier en damier rouge et blanc.

What about my French, Jimmy dear? Oh, allo, bonjour. Vous cherchez une endroit pour dormir ? Je suis Rose Bilodeau. Rosy, si tu veux.

Elle a un drôle d’accent, mais elle sait parler un français tout à fait acceptable.

Sébastien s'introduit de nouveau et s’excuse de ne pas avoir de réservation. Il est conscient qu'il est plutôt risqué de se présenter au mois d’août sans avoir prévu son séjour surtout en haute saison.

— Je suis surpris. Je croyais que plus personne ne fréquentait ce coin-ci. Sans vouloir vous insulter, bien entendu.

You are kidding, right? Old Orchard est toujours plein de juin à septembre. Jusqu’au Labor Day, that is.

— Excusez-moi. Je ne suis pas venu ici depuis mon enfance. Depuis peut-être cinquante ans, ou plus.

— Tu dois être venu bébé, right ? You don’t look that old, Sébastien!

Thanks, but that will not help me find a place to stay tonight, young or old, right? dit-il en croisant les bras.

You’re right, all’right Sea-bass-tchan, dit Jim en se grattant la bedaine avant de remettre son cigare mouillé dans sa bouche édentée.

Jim, I need my pot like now, would please get it for me? fait Rosy à l’adresse de son mari, un brin impatient devant cette démonstration de supériorité mal placée.

Jim relève son bermuda coloré et fait un salut militaire à sa femme avant de se diriger vers ce qui ressemble à un garage ou une cabane plutôt vaste.

« Tu m’excuses pour ce grosse asshole ; il est un peu… what can I say ?… hum, envahissante ? »

— Pas de problème. Je vois bien que je vous dérange dans vos affaires. I’ll find a place, plus loin de la plage.

Rosy lui fait signe de le suivre dans la maisonnette. Le téléphone sonne. Elle trottine à l’intérieur.

Il hésite. Il entend des bruits de métaux brassés dans le garage et quelques grognements. Décidément, ce couple est tout droit sorti d’une autre dimension, se dit-il en faisant quelques pas vers la porte.

La pièce embaume le gras de cuisson. Sur la table, il y a des casiers à homard aux couleurs pastel et des poupées tout aussi colorées à l’effigie de crabes, homards, poulpes, requins et autres trésors de la mer.

Rosy gueule dans le téléphone et rit aux éclats. Elle lui fait signe de venir s’asseoir parmi ce fatras.

Une fois qu’elle a raccroché, elle essuie encore ses mains sur son tablier et rajuste son soutien-gorge sans démontrer la moindre gêne devant cet étranger.

Damn hot today. Vous aimez mon hobby ? C’est mon nephew qui me les achète pour son kiosque de shooting ducks, sur le quai. Je vais finir ce batch ce soir sinon il va me tuer.

Elle prononce « touer » comme un canard étranglé. Sébastien sourit bêtement en se demandant pourquoi elle l’a fait entrer. Il n’ose pas la questionner à ce sujet.

« Comment que tu trouves mon français, mon beau Sébastien ? C’est ma mère qui était franco. Elle venait du Manitoba. Jocelyne Bibeau, c’était son nom. God bless her soul! »

Sébastien acquiesce poliment. Elle s’approche de lui pour retourner à son bricolage. Un parfum de sueur mêlée à un soupçon de cannelle se dégage de ce corps dont l’embonpoint est un peu dérangeant. Elle porte un collant gris défraîchi qui souligne les boules de graisse qui roulent sous le tissu.

« Tu es pas jasant. Tu veux un iced coffee ? Limonade ? »

Il refuse et fait mine de se relever.

« Wait, Sébastien. J’ai peut-être quelque chose pour toi. C’est ma tante Génie. »

— Génie ?

— Eugénie. Elle est dans une maison de retraite. Elle a une cabin sur la mer, pas très loin d’ici. C’est pas le top shape, mais je suis certaine qu’elle pourrait te le louer pas cher. Elle ne veut pas vendre, the dear woman. Elle est un peu cuckoo, tu sais ?

— Mais, je ne sais pas si…

— Let me call her, okay? Tu vas voir. Le deal du siècle.

Sébastien se sent envahi d’une vague panique. Ce serait-il mal exprimé ? La femme semble penser qu’il est à la recherche d’une maison à acheter. Ce n’est pas du tout le cas. Et qui sait de quoi cette maison a l’air si elle n’est pas top shape ?

Dans ses lointains souvenirs, il y avait de nombreux motels déjà très défraîchis dans les années 70. Par delà les dunes, plus au nord, il se souvenait avoir vu des chalets abandonnés que son oncle Georges qualifiait de maisons hantées. Ce n’était probablement plus le cas aujourd’hui, car tout ce qu’il l’entoure témoigne d’un renouveau associé à la fortune des acheteurs. Peut-être reste-t-il quelques-unes de ces maisons en décrépitude le long de la côte.

Rosy a déjà décroché le téléphone et signale le numéro avant qu’il ne puisse l’en empêcher. Jim n’est pas reparu.

— Génie. C’est moi, Rosy.

Silence.

« Ta nièce. Rose. Oui, oui, Rose, la fille à Jocelyne. Comme ça va ? »

Elle écoute docilement tout en faisant un clin d’œil à son hôte. Elle ajuste encore sa brassière.

« C’est bon tout ça, Génie. Écoute, je t’appelle pour te demander si tu ne prêterais pas les clés de ton château à un ami à moi ? »

Elle hoche la tête de haut en bas et lui envoie un autre clin d’œil.

« Ta maison sur la beach. Mais oui tu l’as encore, Génie. Tu ne te rappelles pas la visite du mayor en février ? »

Un nouveau clin d’œil. Sébastien n’est pas tout à fait certain, mais il aussi vu les lèvres de la femme se serrer dans un quasi baiser. Il détourne les yeux vers les peluches.

« Oui, oui, c’est ça. Je vais envoyer Jim chercher les clés. »

Sébastien fait un signe de refus avec ses mains. Tout va trop vite. La femme n’a pas parlé de frais de location ni de la durée du séjour. De plus, elle avait des airs de femmes esseulées en quête d’une petite aventure avec un homme seul. Voilà qui n’était pas du tout dans les plans de Sébastien.

« Attaboy, Génie ! Je te l’envoie tout de suite. What? (Elle éclate d’un gros rire gras plein de sous-entendus) No, no, pourquoi tu penses ça, ma tante ? Tu vas me faire une mauvaise réputation avec des rumeurs comme ça. Dis bonjour à Walter pour moi… »

Elle raccroche, l’air satisfait.

« Pas plus compliqué que ça, Sébastien. Tu veux des fried clams ? J’ai encore de la pâte du souper de ce soir. »

Avant qu’il ne puisse répondre, elle passe devant lui, tirant sur la bretelle de son soutien-gorge pour la troisième fois en trois minutes et gueule à travers la moustiquaire :

« Hey, Jim ! What about my pot? Bring your ass over here, buddy. You gotta run to Génie’s place and pick the keys for Sébastien here. »

Elle frôle de nouveau Sébastien qui cherche un moyen de se sortir de ce bourbier sans blesser la dame qui semble pleine de bonnes intentions. Et peut-être un peu trop, d’après ce qu’il en juge.

— Écoutez, ça ne sera pas nécessaire…

Elle ignore ses paroles et ouvre la porte du frigo pour en extirper quelques plats en plastique. Elle branche la friteuse dans le mur et s’affaire à préparer les palourdes. Une forte odeur de mer envahit la pièce.

Jim entre avec trois chaudrons, l’air plus joyeux.

You makin’ more fried clams? That’s a deal, porcupine. What’s the occasion?

Why did you bring three pots? I asked for the stew pot. The white one.

Din’t asked for the white one. I’ll bring the other ones back anyway. Smells good, Rosy.

— Not for you. You need to good to auntie Génie before she gets to bed. Bring back the set of key with the rabbit tail. I’ll feed our friend here and I’ll bring him to the old shack by the beach.

Jim regarde Sébastien puis la friteuse. Il a l’air d’être un peu choqué d’être exclu de ce festin, car il se rapproche de la cuisinière. Rosy le chasse d’une tape derrière la tête. Sa casquette John Deere pirouette et tombe sur le sol.

« Hurry up, Jim. Génie will be mad if you wake her up. You know how she is. »

Il la salue encore tel un page devant sa reine et se penche vers Sébastien : « Keep some for me, if you can… »

Après que la mari de Rosy se soit éclipsé, Sébastien essaie de reprendre la conversation avec la maîtresse des lieux. Il sent que la discussion sera à sens unique dès qu’il ouvre la bouche.

— Rosy, je vous remercie pour votre aide. C’est vraiment plus que gentil, mais je ne pense pas demeurer longtemps ici. Je ne veux pas acheter de maison…

Elle dépose les palourdes enrobées de pâte dans l’huile frétillante.

— Acheter la maison. Non ! Ne fait pas ça, Sébastien. It doesn’t not worth a dime and a half, between you and me. Le mayor veut l’acheter, mais c’est pour le terrain. Mais ma tante et moi, on attend encore.

— Mais je n’ai pas les moyens de payer pour une maison sur la plage.

— Moyens ? Tu parles de la location ? On va s’arranger, sweetheart.

— Je ne pense pas que…

So, that’s the right thing to do: stop thinking, Sébastien, and try these.

Elle dépose la friture dans une assiette en carton et pousse un bol de sauce grisâtre devant lui.

Elle allume la radio, un vieux transistor avec une longue antenne.

Night in white satin.

Sébastien frissonne en la voyant se dandiner devant lui.

Never reaching the end.

Il grignote les clams sans la quitter des yeux.

« Dans quel cauchemar me suis-je fourré » se dit-il alors qu’elle s’approche de lui avec un sourire entendu.

Elle essuie ses mains sur son tablier et l'une d'elles se glisse sur son sein droit.

La musique envoûtante des Moody Blues fait écho dans la mémoire de Sébastien, mais les mimiques suggestives de Rosy le mettent de plus en plus mal à l’aise. Il cherche un moyen de fuir tout en restant poli.

Soudain, quelqu’un frappe doucement à la porte.

— Missus Rosy ? fait une jeune voix derrière la moustiquaire.

La propriétaire jure entre ses dents et arrête son manège, ses joues empourprées de honte et de colère.

Eat, before it gets cold ! dit-elle avant de sortir de la maison.

Elle n’est toujours pas revenue lorsque Jim entre avec le trousseau de clés muni d’une patte de lapin. La radio transmet une chanson de Rihanna, plus en phase avec l’air du temps.

L’homme dépose les clés devant Sébastien et pige sans gène dans l’assiette à peine entamée de son invité.

Il s’assied dans une chaise berçante d’aluminium dont le siège en cuir est couvert de ruban gris et noir. Il s’ouvre une bouteille de bière qu’il boit d’une traite.

Beware of the bitch, dit-il en faisant un clin d’œil à Sébastien qui provoque en lui un hoquet.

Il voudrait bien profiter de cette pause pour s’enfuir sans remercier ce couple des plus bizarres, mais une étrange fatigue s’empare de lui. Il ne sent pas capable de bouger de sa place, comme s’il attendait le jugement dernier.

Il se souvient d’un moment troublant où il s’était réveillé debout, les pieds nus sur le plancher froid du sous-sol chez ses parents. Il devait avoir 8 ou 9 ans. Quelque chose de liquide et chaud sur ses jambes l’avait tiré de ses rêveries. Il avait ouvert les yeux, terrifié devant cette scène persistante où s’alignaient des hommes à la barbe longue et vêtus de robes anciennes. Assis derrière une table oblongue, ils l’observaient en silence, l’air grave. Il s’était réveillé au moment où le personnage central, le maître de cette assemblée aux allures bibliques s’apprêtait à délivrer sa sentence. Il s’était mis à pleurer et c’est son père qui était venu le chercher, fâché de voir le plancher mouillé d’urine. Ce cauchemar était revenu le hanter à plus d’une reprise à cette époque. Mais, il n’avait jamais atteint le niveau de terreur que cette nuit-là, devant le mur nu en imitation de bois, à quelques pas du bureau où son père s’enfermait pour répéter les pièces de Myles Davis à la trompette.

Sébastien esquisse un sourire et se lève. Il balbutie quelques mots en anglais alors que Jim enfile sa deuxième bouteille de bière sans le quitter des yeux.

You din’t like the fried clams? She’s making the best. She smells like that, you know?

Jim éclate de rire en voyant le visage de Sébastien pâlir.

« I mean the sea. The sea smells like those clams. That’s how she smells. What did you think I meant, Sea-Bass-Tchan? »

Sébastien se dirige vers la porte alors que Jim se frotte le ventre après avoir poussé un rot.

Rosy est devant la moustiquaire : « Tu es prête, Sébastien ? On va aller au cabin pour te reposer. Jim, hand me both set of keys. I’ll take the Jeep, okay? »

Le mari s’exécute et envoie un baiser à sa femme qui l’ignore.

Sébastien entre dans sa voiture et suit la vieille Jeep dont le métal est grugé par le vent et le sel. La pénombre s’est installée. Il se demande ce qui l’attend au bout de ce voyage dans la nuit.

Ils circulent sur la 9, la Grand Avenue, sur environ un kilomètre. Puis, la Jeep de Rosy s’engage sur la petite rue Little River et s’arrête devant une maison qui, somme toute, ne semble pas si défraîchie.

Sébastien arrête sa voiture derrière la Jeep, mais Rosy lui fait signe de se garer sur l’étroite entrée envahie d’herbes sauvages.

— Voilà le trésor caché de ma tante Génie. You like it?

Avant qu’il ne puisse répondre, elle lui prend la main :

« Wait, wait, wait! Tu n’as rien vu encore. C’est plus beau dedans. »

Elle déverrouille la porte d’entrée et ils se retrouvent dans le salon qui occupe près de la moitié de la surface de la maison. Sur la droite, il y a une cuisinette avec un îlot de granit au centre duquel une cuisinière au gaz démontre qu’il y a eu ici quelques récentes améliorations. À gauche, trois portes. Celle de l’extrême gauche est la chambre avec vue sur le boisé derrière. La minuscule salle de bain communique avec la chambre principale. L'autre pièce, munie d’une fenêtre ronde, a su conserver le charme de la Nouvelle-Angleterre tant recherché, avec ses dentelles et ses meubles en bois foncé. Entre les pièces et la cuisine, un escalier recouvert d’un tapis usé monte aux combles.

Rosy tire sur les draps et couvertures qui protègent le mobilier. Elle affiche une exubérance enfantine, comme si c’était elle qui allait passer ces quelques heures dans cette maisonnette qui ne manquait pas de charme.

— Alors, tu penses quoi ? demande-t-elle en se rapprochant de lui, le visage couvert de sueur et le souffle court. C’est fantastic, right ?

Sébastien est tenté de refuser et se prépare à rebrousser chemin. Il ne sait pas ce qu'elle a en tête, mais il n’a pas parcouru tous ces kilomètres pour occuper une maison avec une femme qui, il y a quelques heures, lui était tout à fait inconnue, mariée par-dessus le marché.

Il ouvre la bouche pour parler, mais elle pose un doigt sur ses lèvres :

— Ne dis rien, Sébastien. Installe-toi. On se verra demain, okay ?

Il retrouve avec le trousseau de clés dans sa paume humide et les traces d’un baiser mouillé sur sa joue droite. Rosy s’éclipse en chantonnant un air de rock and roll.

Le silence revient peu à peu occuper l’espace. Quelque part au-dessus de l’océan, un grondement se fait entendre, s’étalant sur plusieurs kilomètres.

Sébastien a ouvert son unique valise et disposé les quelques vêtements dans le premier tiroir de la commode. Il a posé deux livres sur la table de chevet et s’est assis sur le matelas qui s’est plaint d’un faible craquement.

La solitude l’enveloppe, tout en douceur. Tantôt, il est sorti pour s’assurer que la femme a bel et bien quitté les lieux. Il se demande s’il n’a pas un peu trop fantasmé sur les intentions de Rosy. Elle était certes très enthousiaste et démontrait une attitude enfantine en face de cette arrivée impromptue d’un French Canadian dans son univers fermé.

Il a marché sur le chemin jusqu’à la route 9. En face de lui se dressaient deux hôtels récemment construits. Il entendait le bruit de la mer, ce concert de vagues qui se fracassent sur le sable mouillé. Il a observé le mouvement des nuages, cette couche dense qui valsait dans un ciel lourd et humide. Des formes naissaient et mourraient à chaque éclair qui frappait le tableau. Le tonnerre murmurait ses menaces sur l’horizon masqué par la tempête qui s’y déroulait. Il est entré dès que les grosses gouttes se mirent à le marteler telles des larmes puissantes venues d’un enfer inversé.

Sébastien s’empare du livre qu’il a apporté. Un ouvrage de Guy Corneau. Il l’a déjà lu, mais il veut se l’approprier davantage en écrivant sa propre compréhension de ce sage qui est mort beaucoup trop jeune.

Il l’ouvre au hasard.

« C’est ce qui émane de notre être qui produit l’effet d’aimantation, et pas seulement ce que nous souhaiterions présenter. Tout se résume à une disposition d’esprit. Aimez cet élan en vous qui tend vers une amélioration. Les crises sont quête de vérité, quête d’authenticité et recherche tâtonnante du meilleur. »

Il ferme les yeux.

Le martèlement de la pluie sur le toit le ramène à lui, à ce qu’il était.

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