Sombres jours

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Aucune lumière ne le tire de ses songes. Les ombres chassent les ombres. Le silence s’en plaint.

Il est couché sur le dos. La pluie a cessé. Cette grisaille qui l’a extirpé de ses songes l’intrigue. Il n’a pas ouvert les volets et pourtant il sait que le jour est là, prêt à lui offrir une étincelle de ce qu’il recherche.

Il pose les pieds sur le sol. Il entend un grattement. Une souris ? Un chat ? Ou les deux, jouant à cache-cache, juxtaposant défi par-dessus défi dans l’espoir de vaincre l’autre soit par la ruse soit par la force. Une corneille se plaint quelque part sur la cime d’un pin fatigué.

En trois pas, il se retrouve devant le mince fil de lumière qui filtre à travers les panneaux de tissu pendus devant la fenêtre. Il tire et, pour un instant, il se croit au ciel, dans ce paradis au cœur des nuages.

La brume enveloppe sans bruit les environs. Il distingue avec peine les arbres de la minuscule canopée nord-américaine isolée du reste du monde.

Bientôt, il parcourt toutes les pièces pour chasser la noirceur des lieux. L’épaisseur de ce nuage au ras du sol n’empêche pas l’étrange lumière de ce jour naissant de créer des arabesques de poussière partout où il traîne ses pieds.

Il s’assied sur la lunette pour pisser. Le robinet du bain laisse s’échapper des gouttes aux dix secondes. Il observe la chose en se disant qu’il pourrait le réparer. Puis, il sourit.

Ce n’est pas ta maison. Et tu ne resteras pas ici longtemps mon vieux.

Il se rend ensuite à la cuisine. Sans vraiment y penser, il tire sur la poignée du réfrigérateur et se retrouve devant un espace vide et sans électricité. Une odeur de plastique s’en échappe. Une ancienne boîte de bicarbonate de soude à moitié pleine.

Il ferme la porte et se penche vers la droite. Le fil de l’appareil est là, une couleuvre noire prête à reprendre du service. Il insère la fiche dans la prise de courant. Aussitôt, le compresseur et le moteur ronronnent, ajoutant un peu de vie dans cet espace silencieux.

Je dois aller chercher un peu de nourriture, même si je sais que je ne resterai pas très longtemps ici.

Il décide d’enfiler son maillot pour rejoindre la mer de l’autre côté de la rue, au-delà des hôtels pleins à craquer.

Il jette un regard à son reflet dans le miroir. Il a l’air moins fatigué que la veille, mais ce visage lui apparaît plus âgé qu’il ne l’est. Il sourit.

Le chemin sera peut-être long, mais il en voudra la peine.

En ouvrant la porte de l’entrée, Sébastien découvre que quelqu’un (probablement Rosy) est venu déposer un peu de nourriture. Un pain tranché, un minuscule pot de beurre d’arachide, un contenant de jus d’orange et un petit mot.

« En attendant de t’installé (sic), Rosy »

Sébastien pousse un soupir. Décidément, cette femme avait tout un toupet. Bien qu’heureux de recevoir tant d’attention et qu’elle ne se soit pas précipitée dans son lit au petit matin, force est d’admettre que ce comportement ne devait pas se transformer en obsession. Il se dit qu’il va y mettre un terme dès qu’il en aura la chance avant que tout son plan ne dérape.

Mais, au fait, quel plan ?

Le fait de s’être déplacé ici sans avoir aucune idée de ce qui pourrait se produire peut sembler amusante. Mais dans le concret, qu’est-ce qui pourrait bien se manifester si ce n’est que le souvenir de ces lieux réveillerait en lui des choses qu’il désirerait affronter une fois pour toutes ? Mais quelles étaient ces choses au juste ?

Il dépose le sac d’épicerie sur le comptoir de la cuisine et contemple un moment la grande pièce. Il circule entre les meubles, traînant un doigt sur le bois de la table, un dossier de chaise. Il retire les draps blancs qui recouvrent le sofa et la causeuse. Une bibliothèque plutôt bien garnie s’offre à lui. Des titres classiques qu’il connait bien, quelques autres sortis d’une époque maintenant révolue. Certaines reliures sont très anciennes. La dorure sur le cuir patiné est presque effacée. Il en tire un avec délicatesse. L’odeur du papier agace ses narines. En tournant quelques pages, il découvre des feuilles d’arbre, une fleur compressée oubliée là depuis des dizaines d’années. Elle s’effrite dès qu’il l’effleure.

La lumière parvient à peine à éclairer ce précieux écrin abandonné qu’est cette maison. Il en distingue pourtant tous les pourtours, comme s’il y avait toujours vécu.

Sur une table de fer forgé, un modèle de téléphone des années soixante-dix côtoie une pile de numéros de la revue du National Geographic des années soixante. Un journal ouvert sur la chaise berçante attire son attention. Il découvre une copie du Biddeford Journal Tribune. Le titre en couverture intrigue Sébastien : Cleveland’s Glenville Shootout : Fred Ahmed Evans to face dead penalty. Il note la date : 9 août 1968. La même date qu’aujourd’hui, mais près de cinquante ans plus tard.

Un frisson le parcourt de la tête au bout des orteils : il se souvient de cette année où l’assassinat de Martin Luther King avait soulevé des foules et que certaines émeutes avaient secoué les États-Unis. Il se rappelle également que son père avait dit, à l’époque, qu’il n’était pas très chaud à voyager aux États-Unis à cause de ces événements — et de nombreux autres qui ont marqué cette année-là. Sa mère avait insisté et ils avaient fait leurs bagages pour se diriger vers Old Orchard, dans cet état plutôt tranquille des terres de l’Oncle Sam.

— Tu travailles déjà trop et tu ne vois pratiquement jamais les enfants, Maurice. Tu veux passer les vacances à poireauter sur le balcon de notre maison à Saint-Lambert en attendant que ça finisse, c’est ça ? avait-elle dit pour tenter de le convaincre.

Sébastien se souvient que son père avait regardé ses enfants puis avait entraîné sa femme dans la chambre à coucher où ils avaient eu, une fois de plus, une chicane « silencieuse ». Le genre de discussion orageuse murmurée les dents serrées pour éviter que les enfants les entendent. Mais Sébastien et son frère, Jacques, aimaient écouter aux portes fermées. Ils savaient où marcher pour ne pas faire craquer le bois franc et quand se défiler pour retourner à leurs jeux innocents.

Ce jour-là, leur mère, Viviane, était sortie gagnante de ce combat. Ils allaient tous passer du bon temps au bord de la mer pendant une semaine, dans le tout nouveau Royal Anchor, directement en face de l’océan. Maurice allait faire la gueule pendant les premiers jours, mais l’atmosphère se trouva améliorée après un festin au restaurant chinois.

Ce qui trouble Sébastien en voyant cette une déployée sous ses yeux, c’est l’encadré de la météo :

« Avis de brouillard. Humidité et pluie sur toute la côte. »

Il jette un regard vers la fenêtre et l’épais mur de vapeur enveloppe toujours la maison.

Sébastien dépose le journal sur la table de la salle à manger en attendant le café. Il sirote un verre de jus d’orange et grignote ses rôties grillées à point. Le goût du beurre d’arachide le fait sourire. La texture lui rappelle les sandwiches que sa mère lui préparait pour l’école. Il insistait pour qu’elle couvre la pâte brunâtre de sucre, mais c’était toujours la même rengaine : « Le sucre, ce n’est pas bon pour tes dents, mon petit Sébastien. »

Une fois son petit-déjeuner terminé, il sort enfin de la maison.

L’air lourd l’enveloppe aussitôt et une fine couche de transpiration recouvre son front dégarni. Il inspire profondément cet air chargé de sel et d’humidité. Ses épaules se détendent. Il se sent ramené à cette époque où il n’avait rien d’autre à faire que de suivre le courant sans se soucier le moins du monde des affres de la vie.

Il arrive au coin du chemin et de la route. Il porte attention aux sons autour de lui. Si une voiture surgit dans cette purée de pois, il se retrouvera sous ses roues avant d’avoir pu réagir. Le seul bruit qu’il entend, c’est celui du roulement des vagues quelque part sur sa gauche. De l’autre côté de la rue, un enfant rigole. Quelqu’un patauge dans la piscine.

Sébastien cherche dans le ciel un quelque espoir de trouver le soleil, mais la brume est si épaisse que même la brise humide qui caresse sa peau demeure silencieuse.

Il traverse la chaussée en pressant le pas. Sur sa droite se dresse la silhouette de deux hôtels à peine visibles. À gauche, on ne peut voir que les ombres d’arbres au bord de la route. Il hésite. Comment peut-il atteindre la mer à partir de là ? Peut-être existe-t-il un chemin de traverse qui débouchera sur la plage plus loin? Comme il est un peu timide, il préfère éviter de traverser les stationnements, de peur de se faire questionner. Il marche donc sans se presser le long de la route toujours silencieuse. Il note quelques sentiers qui s’ouvrent devant lui, mais ils mènent tous vers des maisons de tous les genres. Certains sont à vendre. Il remarque le nom de famille d’origine francophone sur deux panneaux. Encore quelques mètres et il rebrousse chemin. Il préfère affronter les regards inquisiteurs des gens de l’hôtel que de passer sur une propriété privée et subir un interrogatoire inutile. De plus, dans cette direction se trouve le complexe tenu par Rosy et il veut à tout prix l’éviter. En tout cas pour ce matin.

Il traverse le stationnement du Beach Waves sans croiser âme qui vive. Cependant, il se retrouve devant une clôture de métal. Il pousse un soupir en regardant les vagues dérouler leur tapis gris et vert sur le sable. Il contourne l’édifice, mais c’est encore une barrière qui l’accueille. Même chose derrière l’autre hôtel.

— Décidément, je ne suis pas dû pour voir la mer aujourd’hui, on dirait.

Il déambule sur le trottoir devant une maison encadrée aussi d’une clôture. Il découvre un chemin qui se déroule vers l’océan, mais un panneau « Private Property » l’avertit de ne pas passer outre.

Il décide donc de marcher un peu, gardant toujours espoir de trouver un accès à la plage sans devenir un hors-la-loi. La dernière chose qu’il souhaite, c’est de se retrouver derrière les barreaux dans ce pays aux étranges coutumes depuis l’accession au pouvoir de Donald Trump.

Puis, à moins d’un kilomètre de là, il arrive à la hauteur du Royal Anchor, ce fameux hôtel où il avait passé cet été 1968 en compagnie de ses deux frères et de ses parents.

Le Resort n’a pas beaucoup changé. Il lui paraît plus petit que dans son souvenir. Il traverse le stationnement, les mains dans les poches. Il remarque des gens sur les balcons qui le saluent. Il sourit à travers les larmes qui inondent ses yeux.

Il atteint le muret qui fait face à la plage. Il ne voit personne. La mer apparaît sauvage et mystérieuse sous cette couche de brume épaisse. Une fine pluie commence à tomber. Elle est plus que bienvenue dans cette lourdeur.

Sébastien longe le mur de pierres et revient sur ses pas. Il s’approche des chambres du rez-de-chaussée. Une jeune femme de ménage, visiblement latino-américaine, lui affiche son plus beau sourire. Une autre employée, plus âgée celle-là, lui lance un « Moveos, vamos, vamos! » bien senti qui brise le moment en mille morceaux. La fille baisse les yeux et s’éclipse alors que la vieille dame pousse du menton avant de dire « Good morning, seniòr! » sans enthousiasme.

Sébastien passe sous le balcon de la dernière chambre et rejoint les quatre marches qui mènent à la plage.

Il retire ses sandales et pose enfin les pieds sur le sable humide.

Des mouettes se chamaillent devant lui. Le bruit des vagues est maintenant plus vrai que nature. L’odeur le ramène cinquante ans en arrière. Il ferme les yeux et se laisse guider par le son de cette vie intense. Chacun de ses pas le rapproche de ce but, il le sent. Puis, il sursaute lorsque l’eau glacée vient lui chatouiller les orteils. Deux mouettes entrepreneuses piétinent à ses pieds sans dire un mot. Il ouvre enfin les paupières.

La mer est là. Il la voit même si elle se fait brouillonne devant lui. Il ne distingue pas l’horizon, bien entendu, mais l’infini se dessine de plus d’une façon, surtout lorsqu’il s’agit de faire face à son destin.

Il laisse l’eau couvrir ses pieds. Il avance doucement dans le voile déroulé à ses pieds pour mieux s’abandonner à cette nouvelle réalité qui l’accueille. Le froid engourdit la plante de ses pieds puis sa cheville subit la même torture. Il se rappelle combien il lui était difficile d’affronter vers les vagues plus profondes pour s’y baigner. La température de l’eau saisissait tellement le corps qu’elle paralysait tous les mouvements. Seul son plus jeune frère, Jean-Guy, osait courir et se laisser emporter par le défi, mais au prix de cris qui faisaient enrager Maurice.

L’eau enveloppe maintenant ses mollets. Il résiste à l’envie de rebrousser chemin pour retrouver la chaleur de l’air sur ses pieds. Il se concentre sur l’horizon. Une faible lueur rouge clignote droit devant lui. Puis, la sinistre plainte de la corne de brume se fait entendre. Elle semble ne venir de nulle part et pourtant si présente.

Le regard perdu dans l’épaisse couche de vapeur suspendue dans le vide, tout comme son âme, tout comme cet esprit recroquevillé au cœur de lui, il se laisse aller aux larmes.

Seul.

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