Dégagements

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Les brumes s’éternisent. Le jour s’étire.

De retour à la maison, Sébastien se glisse sous la douche. Le jet est tiède, même si le robinet de l’eau chaude est poussé au maximum. Ce n’est pas grave. Ce froid qui l’étreint ne peut être chassé cette chaleur. Il faudra plus d’une sortie devant cette mer pour évacuer le lot de larmes qu’il désire lui offrir.

Il se savonne distraitement. Il savoure le moment où ses doigts passent entre ses orteils pour en déloger les grains de sable. Il n’entend pas les coups frappés sur la porte. Il laisse l’eau glisser sur ses joues brûlantes. Il a l’impression que ses yeux ont fondu. Il prend appui sur les carreaux de céramique pour ensuite pencher sa tête sous le jet. Il inspire et expire en profondeur. Rien ne peut l’atteindre dans ce moment précieux.

Lorsque Sébastien sort enfin de la baignoire après avoir tiré le rideau de tissu, il est en face de Rosy qui l’observe depuis le cadre de la porte.

Il pousse un juron et essaie de cacher son corps de la serviette qu’il a déposé sur le couvercle de la cuvette.

— Pour l’amour du ciel, Rosy. Qu’est-ce que vous faites là ? Vous ne savez pas qu’il faut frapper avant d’entrer ?

Elle rigole. Elle ne le quitte pas du regard. Elle ne semble pas du tout gênée de s’être introduite sans autre invitation.

Hold your horses, Sébastien! Je ne vais pas te manger. Je croyais que tu étais à la beach. J’ai cogné, mais tu n’as pas répond.

Sébastien lui fait signe de sortir et pousse la porte.

« Tu as trouvé le pain et les choses, ce matin. Je t’ai apporté des burgers. On vient de les faire. C’est pas une journée ordinaire avec cette brume-là. Tu es sorti à la beach quand même ? » dit-elle de l’autre côté.

Il s’essuie et grommelle encore un juron. Il a laissé ses vêtements dans la chambre. Il enroule tant bien que mal la serviette autour de sa taille, mais elle ne couvre pas grand-chose.

— Écoutez, Rosy. Je m’excuse pour m’être emporté ainsi. Mais vous comprenez, vous m’avez surpris. Je ne m’attendais pas à vous voir si tôt.

Il entrouvre la porte. Elle est à peine à quelques mètres de la salle de bain, les bras croisés. Elle ne gêne pas pour le déshabiller du regard, même si elle en a déjà eu une vision complète l’instant d’avant.

— C’est moi qui s’excuse. Je croyais que la maison était vide. J’ai l’autre clé.

Elle montre l’objet en question et hausse les épaules.

« De toute façon, je ne vais pas te violer, Sébastien. J’ai pas mal vu d’hommes toutes nus dans ma vie. C’est pas un problème. »

Il passe devant elle et se dirige vers la chambre principale. Il ferme la porte derrière lui et se demande ce qu’il va faire d’elle. Il devine qu’elle a d’autres idées en tête et il ne veut pas qu’elle se fasse d’illusions. Il n’est pas là pour se compliquer davantage la vie et cette attitude un peu désinvolte le met plus que mal à l’aise.

Mais comment aborder la chose sans que ça tourne au vinaigre ?

Il s’habille en toute hâte et retourne à la cuisine où Rosy est en train de ranger les différentes victuailles qu’elle a apportées.

— Écoutez, Rosy. J’apprécie vraiment beaucoup votre générosité. Cette maison est parfaite, mais je ne pense pas demeurer ici plus longtemps. Je vais essayer de trouver quelque chose aujourd’hui ou demain. Pour quelques jours seulement. Et puis, je vais vous payer pour la location. Et la nourriture. Et…

Rosy s’adosse au réfrigérateur, les mains derrière elle. Elle sourit. Elle affiche un air si sûr d’elle que Sébastien se sent tout à coup piégé. Tout va trop vite dans son esprit.

Que veut-elle au juste ?

Elle s’approche de lui à pas de loup. Mais Sébastien recule d’un pas. Elle ne manque pas de le voir se braquer, mais son sourire ne ment pas. Elle est prête à tout risquer pour atteindre son but. C’est du moins ce que pense Sébastien.

Elle tend une main vers le visage de l’homme qui saisit son poignet en douceur.

« Rosy, non. Il ne faut pas. »

Quelque chose dans son regard est transformé. Le sourire qu’elle affichait il y a quelque seconde est maintenant plus près d’une grimace. Ses yeux s’embrument. Malgré cela, elle ne recule pas.

Puis, elle baisse enfin les yeux.

I’m sorry ! chuchote-t-elle

Sébastien se sent tout à coup libéré. Elle est à quelques centimètres de son visage. Elle devrait reculer, se retirer et pourtant elle n’a pas bougé d’un poil.

Que fait-elle ?

« Tu me rappelles Sonny, c’est tout. I’m so sorry. »

— Qui est Sonny ?

Elle l’observe à nouveau, le regard intense, les yeux inondés de larmes.

— Mon cousin. Il aurait ton âge. Il est mort.

Sébastien se tait. Il a honte d’avoir cru un instant que cette femme avait d’autres intentions envers lui. Mais comment pouvait-il deviner que ce n’était pas le cas ?

« Il est mort au Vietnam. Il avait dix-huit ans, goddamnit. »

Elle se jette alors contre Sébastien et le serre dans ses bras.

« My Sonny! »

Sébastien la laisse pleurer contre son épaule pendant un moment. Elle se love contre lui comme s’il s’était incarné en cet enfant disparu. Il a l’impression qu’elle abuse de cette position pour se frotter davantage contre lui. La proximité de leurs corps augmente la chaleur et leurs souffles se mêlent aux cheveux humides. Elle le serre contre elle en poussant de petits cris. Puis, elle dépose un baiser mouillé dans son cou. Elle se retire avec brusquerie et retourne près du comptoir de la cuisine.

— Tu peux rester tant que tu veux. Je n’ai pas besoin d’argent, dit-elle en essuyant furtivement ses larmes.

— Je ne peux pas…

— Oui, tu le peux, s’il te plaît. Dis-moi que tu peux.

— Rosy, c’est un peu compliqué tout ça. Je ne suis pas Sonny. Je suis marié. Je ne veux pas demeurer longtemps ici. Quelques jours, tout au plus.

— Je sais, je sais… Arrête de répéter ça. Tu peux rester ici. Mais, tu viens me voir, tous les jours. Au Mayflower Suites. Je ne viendrai plus. Sauf si tu veux, okay ?

— Je vais y penser. Mais je vais te payer la location. Tu me fixeras un prix par jour. I’m okay if you’re okay with that.

Elle retrouve sa bonne humeur. Elle acquiesce comme une adolescente à qui on vient de promettre une sortie à la belle étoile.

Sébastien sait très bien qu’il ne restera pas plus de trois ou quatre jours et qu’il retournera auprès des siens pour continuer à vivre sa vie. Si pour cela il doit faire acte de présence au Mayflower pour faire plaisir à cette femme esseulée et toujours en deuil de son cher cousin, et bien soit.

Elle veut lui réchauffer les galettes de viande, mais il la rassure : « Je suis peut-être un homme, mais je sais me débrouiller dans la cuisine, Rosy ! »

Yeah, sure. Vous dites toutes ça. Farewell, my friend. Je pense au prix aussi.

Assis seul sur le tabouret devant le hamburger et le bol de croustilles, Sébastien sirote une bière sans goût à même la boîte d’aluminium. Il observe l’étrange mouvance des couches de brume. Il y a un instant, il a cru apercevoir un rayon de soleil. La lumière du jour, dans cette soupe de nuances de gris, joue à cache-cache, s’intensifiant par moment pour ensuite se perdre dans un souffle.

Il songe à cette révélation de Rosy. La pauvresse ne savait plus où donner de la tête en sortant de la maison. Il avait eu l’impression qu’elle ne voulait plus quitter celui qui ressemblait tant à son cousin. Peut-être que cet aveu spontané n’était qu’une fantaisie pour s’extirper d’une impasse dans laquelle elle se savait perdante ou encore que ce cousin avait réellement existé, mais que son souvenir s’embrouillait avec le visage de Sébastien.

Une fois son repas terminé, il remet son costume de bain et se prépare à sortir lorsqu’une photo coincée entre le bois et la vitre du vaisselier attire son attention. Il s’approche et reconnaît les traits de Rose, avec ses joues rebondies de ses quatorze ans. À ses côtés, un jeune homme, cigarette au bec, une canne à pêche entre les doigts, plisse les yeux devant le soleil radieux. Le type a des airs qui se rapprochent de ceux de Sébastien. Même coiffure. Même air désinvolte. Seuls les sourcils un peu plus denses et les épaules décidément plus carrées le différencient de sa personne.

Étrange coïncidence. Encore chanceux que je ne m’appelle pas Sonny !

Il remet la photographie à sa place et attrape sa caméra numérique. Il a l’intention de capturer quelques-unes de ces scènes qui lui rappelle ce passé révolu. La brume ajoute un peu de mystère dans cette aventure. Et qui sait, peut-être que la météo se fera plus inventive en ce jour d’août chaud et humide.

Il se retrouve sur la plage, la caméra en bandoulière. Il a saisi quelques clichés au hasard du chemin, dont un de cet hôtel mythique où il a passé quelques semaines au cours de son enfance.

Toujours aucune trace de soleil bien qu’il puisse le deviner à travers les épaisses couches de brume. Le bruit des vagues est assourdissant. Il s’avance vers l’eau et laisse ses pieds renouer avec l’impression glaciale du matin.

Étrangement, la température de la mer s’est élevée de quelques degrés. Il aimerait croire que cette constatation est en fait un bon signe pour la suite des choses.

Deux mouettes rieuses se chamaillent pour un bout de pain. Il tente de se rapprocher, mais les oiseaux décident de poursuivre leur discussion à quelques mètres de là, près des herbages de la résidence voisine.

Sébastien s’accroupit pour choisir un angle intéressant de prise de vue. Les vagues déroulent leur ruban d’écume dans un zigzag inégal. Il joue avec la vitesse d’obturation et l’ouverture. Il se rappelle ce temps où il ne se gênait pas pour souffler sur la lentille pour créer des effets de brume. C’était l’époque des images plutôt controversées de David Hamilton et ses nymphettes pubères à la Lolita. Combien de filles Sébastien a-t-il lui-même approchées pour mimer ce style (et combien de refus a-t-il essuyés en retour !).

C’était une drôle de période.

Tout juste après la mort de son frère qui suivait de près celle de sa mère…

Il marche dans l’eau sans trop savoir où cette route de sable le mènera. Il croise toute une panoplie de vestiges de la mer qu’il pose sans trop de fantaisie. Des crabes à moitié mangés, des méduses flasques au teint grisâtre, des coquillages brisés, un bébé requin couvert de mouches vertes, des jouets aux couleurs vives, des bouteilles d’eau vides, un condom… Personne n’ose s’aventurer sur la plage malgré la beauté mystérieuse qu’elle transpire en ce milieu de journée.

Puis, une ombre se profile au loin. Un homme d’un certain âge qui traîne sous son bras un bidule pour repérer du métal. Ils se saluent poliment.

Une vingtaine de minutes plus tard, il arrive enfin au fameux « pier », un quai qui s’avance jusque dans la mer. Cet étrange assemblage de boutiques et cabanes le sépare des manèges et restaurants de fortune qui attirent les touristes tout l’été. L’endroit est silencieux bien que plus vivant que la longue bande de sable qu’il vient de parcourir.

Des employés s’affairent à ramasser, essuyer, déplacer et nettoyer tout ce qui leur tombe sous la main sous le regard déçu des enfants qui n’ont rien d’autre à faire. La plupart des manèges sont immobiles et certaines boutiques de souvenirs sont fermées. Les kiosques de jeu d’adresse sont d’un calme déconcertant, comme si toute cette lourdeur du temps affectait autant les humains que les constructions et les machines.

Un clown au costume jaune citron passe près de Sébastien et lui lance un « howdy » dépressif. Un enfant pleure alors que ses parents tentent de le convaincre de retourner à leur chambre de motel.

— Je veux aller dans la grande roue, pleurniche-t-il en français.

— Mais elle est fermée aujourd’hui, Émile, tu le vois bien. On va aller au Walmart pour regarder les jouets américains. Ça ne te tente pas ?

Sébastien rigole. Un jouet américain… D’un, il doute que le petit soit intéressé par une bébelle qui a sa propre existence en dehors de l’écran de son téléphone intelligent ou sa tablette. De deux, les jouets, ça n’a plus de nationalité depuis belle lurette.

Il déambule entre les manèges et les gens qui traînent leur corps désabusé par là eux aussi.

Cet endroit est assez déprimant lorsque le soleil n’y est pas. Il ne peut s’imaginer de quoi a l’air, ce parc d’attractions en hiver. Bien que l’attrait de la mer entourée de neige lui parait tout de même une possibilité de paix, il doit s’avouer qu’on doit bien vite s’ennuyer de la frénésie de la ville après les premiers émois.

Il préfère donc retrouver le calme plus serein de la plage et décide de rebrousser chemin. Mais un étrange objet attire son attention. Il s’agit d’une machine qui grave des mots sur une pièce d’aluminium pour un dollar. Dans son souvenir, la pièce ressemblait plutôt à une étoile centrée dans un cerceau. Et il n’en coûtait que 25 cents pour y inscrire son nom.

Il fouille dans sa poche et trouve un dollar qu’il insère dans la fente. Des lumières se mettent à clignoter et une voix rocailleuse retentit de ses entrailles.

« Ho, ho, howdy-ho. Please use the arrow and hit the button below. Ready, set, go-ho-ho! »

Sébastien tourne la flèche vis-à-vis les lettres de son nom et ajoute « N-A-M-A-S-T-E » en souriant. Il appuie ensuite sur le bouton « ENGRAVE ».

La machine émet une série de cliquetis et la pièce apparaît enfin dans le réceptacle. Sébastien hésite à la prendre comme si elle allait lui révéler autre chose que ce qu’il a demandé. Il tend un doigt et ramasse le jeton. Il ferme les yeux et tâte les aspérités du métal froid avant de le porter, de manière purement symbolique, contre son cœur.

Il le dépose dans sa poche sans même le regarder et descend sur la plage, tournant le dos à cet espace qui le chavire.

Les deux mouettes sont là, à quelques mètres de lui, les pattes dans à peine un millimètre d’eau.

Sont-ce les deux mêmes oiseaux que tantôt ? Que me veulent-elles ?

Il passe près d’elles sans qu’elles bronchent.

Peut-être qu’elles m’observent depuis un moment sans que je m’en rende compte.

Bouh ! lance-t-il avant d’éclater de rire lorsqu’elles se bousculent et s’envolent vers le large.

Il refait le chemin en sens inverse, ses pensées perdues dans l’épaisseur de la brume. Les bruits de la mer sont étouffés par l’enveloppe blanche qui avale tout sans distinction. Le décor a des allures de fin du monde.

Il croise des ombres qui le saluent sans parler. Il trempe ses pieds dans le mince filet d’eau qui s’éteint tout en lenteur après le passage d’une vague. Il chantonne un air de Trenet :

La mer
Qu’on voit danser le long des golfes clairs
A des reflets d’argent
La mer
Des reflets changeants
Sous la pluie

Il repère enfin l’hôtel de son enfance. La lumière s’intensifie, comme si les rayons du soleil tenteraient de percer l’épaisse couche de brume qui étouffe le jour. Il regarde le ciel et distingue, comme un peu plus tôt, la forme des nuages qui se superposent et se cherchent une direction.

Un homme dans la jeune trentaine, le corps musclé et huilé le croise en lui décochant un sourire plus blanc que blanc. Cette brillance contraste avec son teint basané. Il porte un gilet de flottaison et une quille orange sous son bras. Il chantonne un air qui rappelle quelque chose à Sébastien. Une vieille chanson des Stones. Angie?

Le gars grimpe sur la chaise blanche qui lui sert de point de vue sur la plage déserte.

Que fait-il là sous la brume ?

Sébastien poursuit sa route sur quelques mètres puis redescend vers la mer. Cette fois, ce n’est pas une illusion : l’eau est définitivement plus chaude. Rien de tropical, bien entendu, mais assez pour l’inciter à marcher un peu plus en avant et laisser l’onde recouvrir ses mollets.

Il ferme encore une fois les yeux.

Une brise réconfortante venue de l’horizon le caresse comme un soupir. Il inspire une fois de plus le parfum de l’océan chargé d’iode et d’algues. Une vague soulève la masse humide jusqu’à mi-cuisse. Il a toujours les yeux clos.

Puis, sans vraiment s’en rendre compte, une lumière intense s’impose sur ses paupières fermées. Le sombre rouge vire au rosé incandescent. Sa peau surchauffe. L’été frappe à son âme repliée sur lui-même. C’est entendant un rire d’enfant qu’il ouvre les yeux.

Le soleil est revenu. L’immense bloc de nuages se retire sur l’horizon dans un repli d’abandon. La saison reprend ses droits. Le bleu du ciel est d’une pureté presque indécente.

De nouveau ce rire, près de lui, derrière…

Quand il se retourne, il plisse les yeux. Ce petit être maigrichon le regarde à travers un bocal transparent où une eau embrouillée de sable tourbillonne.

— Tu as vu passer mon crabe ? demande l’enfant qui a à peine sept ou huit ans.

— Ton crabe ?

Sébastien jette un coup d’œil autour de lui. L’eau se retire pour se préparer à la prochaine vague. La couche cristalline glisse, entraînant avec elle des milliers d’infimes bulles et une multitude de grains de sable. Aucune trace du crustacé.

« Il était gros comment ton crabe ? »

L’enfant cligne des yeux. Il colle ses pouces et ses index l’un contre l’autre et le cercle qui en résulte rétrécit un peu alors qu’il l’ajuste en haussant les épaules.

— Pas gros. Juste comme ça. Je l’ai perdu.

Il fait une moue.

Sébastien se rapproche lorsqu’une nouvelle vague, plus fraîche celle-là, lui fouette les mollets.

— Tu vas en trouver un autre. La mer est pleine de crabes.

— Je voudrais celui-là. C’est pour ma maman.

L’enfant pointe le couple assis sous un large parasol sur lequel est imprimé Martini. Deux gamins jouent dans le sable à leurs côtés.

Comment ont-ils pu s’installer aussi vite ? Est-ce que le lifeguard les a avertis du dégagement qui s’en venait ? Pourquoi ne les ai-je pas entendus ?

Ce n’est qu’une fois qu’il est à quelques pas du jeune garçon qu’il réalise avec stupeur que celui-ci est une copie conforme de ce qu’il était à cet âge. Cheveux longs, quelques grains de frimousse sur le bout du nez, maigre comme un anorexique, un costume de bain trop grand et un étrange air d’éternité dans les yeux. Encore toute l’innocence de l’enfance dans l’âme.

— Comme c’est curieux, se dit-il en observant l’enfant. J’ai l’impression de me retrouver à cet âge…

— As-tu peur des crabes, monsieur ?

Il n’a pas entendu les mots du garçon, car son regard s’est de nouveau porté vers la famille installée plus haut, près du rempart de ciment. Vus de cette distance, les visages sont plutôt flous. Mais, quelque chose attire son attention au-delà de ces gens.

Les autos… qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Il y a une convention de voitures des années soixante ou quoi ?

« As-tu peur des crabes, monsieur ? » demande à nouveau l’enfant en tirant sur sa main.

— Des crabes ? Non. Je ne crois pas. Des homards, oui, un peu. Ils pincent.

— Les crabes aussi, ils pincent. Tu aimes Tintin ?

Sébastien se sent pris d’un vertige. Cette voix ne lui est pas du tout étrangère. C’est comme s’il venait de retourner dans le temps et qu’il entendait sa propre voix quelques tons plus haut.

Il s’accroupit devant l’enfant et l’observe.

« Le crabe aux pinces d’or, dit le petit en affichant un sourire d’émerveillement. Ce n’est pas mon préféré. J’aime mieux On a marché sur la lune. Tu penses qu’on va aller sur la lune un jour ? »

Il ne peut empêcher le flot de larmes monter en lui. Il serre les dents pour essayer de masquer la vague qui émerge du plus profond de son être. Mais, la digue qui retient ce surplus d’émotion cède avant qu’il ne puisse détourner le regard.

L’enfant l’observe à son tour en se questionnant sur ce qu’il a bien pu dire pour faire pleurer un vieil homme.

— Comment t’appelles-tu, fiston ? demande Sébastien en cachant mal le trémolo de sa voix.

— Sébastien. Et toi ?

Sébastien, l’adulte, laisse tomber ses fesses dans l’eau, le souffle coupé.

Il a peine à respirer. L’air lui semble si dense et si brûlant en cet instant troublant qu’il a peur de s’évanouir.

Il inspire longuement avant de répondre : « Réjean. Mon nom, c’est Réjean. Enchanté, Sébastien… »

Il tend la main et serre doucement celle de son double en retenant un cri venu de l’intérieur.

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