Le silence
Il s’en suit un long et pénible silence. Même les vagues se sont tues. Elles déroulent sans bruit les plis et replis de l’océan, projetant l’écume contre le dos de Sébastien.
L’enfant répète son nom, comme s’il voulait à s’en convaincre.
— Est-ce que tu demeures encore à Saint-Lambert ? demande le garçon.
Encore ?
Sébastien hésite à répondre.
Pourquoi a-t-il dit « encore » ?
— J’habite maintenant à Laval, réplique l’homme incapable de détourner son regard de cet être sans défense qui cherche à deviner qui il est exactement.
— Maintenant, réitère le petit Sébastien.
— Oui.
Peu à peu, les bruits du moment présent reprennent leur tintamarre. C’est fou comme un silence aussi profond que le vide intersidéral peut si aisément cacher un banal soupir pour en révéler toute la violence dans un concert de cris muets. Sébastien sait très bien qu’il doit s’accrocher à ce moment, car le simple clignement de paupière en effacera jusqu’au moindre souvenir s’il ne fait pas attention.
Au-dessus d’eux, une banderole flotte derrière un avion Beechcraft et annonce les frieds clams de Uncle Fred à 99 cents. Les familles commencent à s’installer avec les articles de plage, la glacière, les serviettes et une odeur de noix de coco s’immisce dans les narines.
Une radio est allumée et bientôt Happy Together des Turtles fait danser un couple de tourtereaux tout droit tirés d’un film de Kubrick :
Me and you and you and me
No matter how they toss the dice, it had to be
The only one for me is you, and you for me
So happy together
Un couple d’hommes d’âge mûr marchent dans l’eau, deux Américains vêtus d’un short trop long, portant des montures aux contours noirs, le cheveu lissé au Brylcream.
« They’re gonna catch the bastards who did this, Frank. Man, I can’t believe they did that both brothers were killed like that. Who would have thought that the Kennedys… »
—… lune, tu crois ?
La voix de l’enfant le tire de ses rêveries.
— Pardon ?
— Est-ce qu’on va envoyer des astronautes sur la lune pour vrai?
Tout se bouscule dans la tête de Sébastien. Comment peut-il se retrouver catapulté dans le temps de la sorte ? Est-il vraiment de retour en 1968, l’année de l’assassinat de Robert Kennedy et de Martin Luther King Junior ? Il tente de se remémorer ce qui se passait à cette époque, mais l’émotion a tout chamboulé. Du reste, de quoi peut-il bien se souvenir, lui qui n’avait que huit ans à ce moment-là ?
Par pur réflexe, il tâtonne la poche de son maillot de bain pour sortir son cellulaire, mais il n’y est pas. La seule chose qui pourrait trahir sa présence dans ce passé lointain est la caméra numérique qui pend à son cou. Il la regarde pour s’assurer qu’elle ne s’est pas transformée en un appareil de cette période, comme le carrosse de Cendrillon qui redevient une citrouille au terme de l’heure limite. Et pourtant, non. L’écran lumineux s’est affiché lorsqu’il y jette un coup d’œil. Mais, il l’éteint, intimidé par l’incongruité de la chose dans ce monde parallèle.
— Sûrement. N’ont-ils pas contourné la lune ?
— Contourné ?
— Oui. Il me semble avoir lu qu’une fusée a déjà fait le tour de la lune sans alunir…
— Alunir ?
Décidément, son ignorance de cette époque allait jeter un doute sur ses origines.
Il sourit.
— Ce n’est pas grave. Je dois me tromper. Mais, je peux t’assurer qu’ils vont mettre les pieds sur la lune d’ici un an…
L’enfant sourit à son tour.
« Ou deux, tout au plus. »
Sébastien s’interroge maintenant sur cette famille qui l’observe plus haut. Que pense ce couple de cet homme qui discute avec leur enfant ? Craint-il un quelconque danger ? Comment vivait-on la peur de croiser un pédophile à cette époque ? Il se rend compte qu’il ne sait vraiment rien de ce passé qu'il a obnubilé.
— Tu devrais retourner voir tes parents avant qu’ils ne s’inquiètent de ton absence.
— Pourquoi ?
— Est-ce que ton père et ta mère ne t’ont pas dit de ne pas parler avec des étrangers ?
L’enfant fronce les sourcils :
— Tu es un étranger ?
Sébastien ne sait pas que répondre. Son double se doute-t-il de sa véritable identité ? Ou bien est-ce par simple naïveté d’enfant qu’il pose cette question ?
— Pas vraiment, mais, tu ne devrais pas demeurer ici trop longtemps avec moi.
— Pourquoi ?
Que lui dire ?
Il préfère se taire et sourire.
— Alors, on le cherche ensemble ce crabe ?
Un coup de sifflet retentit. Quelqu’un s’est aventuré trop loin. À une centaine de mètres des dernières vaguelettes, la mer s’agite et à chaque mouvement de la masse d’eau, les têtes disparaissent momentanément.
Le sauveteur fait de grands signes aux aventuriers de revenir plus près. Il siffle trois fois avant que les trois jeunes adultes qui nageaient innocemment s’aperçoivent de leur erreur.
— Papa ! s’écrit le petit Sébastien avant de courir vers l’homme qui descend vers les vagues.
Maurice Grégoire remonte vers eux. Il a enfoncé le chapeau de matelot sur sa tête pour cacher la calvitie avancée. Sa barbe noire est rasée de près et son regard acéré d’un bleu profond fixe l’horizon avec l’intensité d’un artiste terré au fond de son âme.
— Tu es là, toi ? Maman ne te voyait plus. Va la rassurer, fiston, avant qu’elle ne se mette à paniquer. Elle pensait que c’était toi qui étais en train de perdre dans la mer.
Le petit trottine vers sa maman plus loin tandis que l’homme s’avance dans les remous, les orteils ancrés dans le sable mouillé. Il dépose ses mains sur ses hanches et scrute l’horizon.
Sébastien observe celui qui a été son père, le redécouvrant sans dire un mot.
Il est passé devant lui sans même le regarder. L’a-t-il seulement vu ? Mué par un réflexe tout à fait humain, Sébastien touche son corps pour s’assurer qu’il est bien vivant et qu’il n’est pas en train de rêver. C’est bien de la chair et des os qui se cachent sous cette peau.
Il décide de se placer à côté de l’homme pour mieux le regarder.
Ça me fait tout drôle de voir mon père si jeune, plus jeune que moi.
— Le temps s’est vite dégagé, on dirait, dit-il enfin pour briser la glace.
Maurice ne l’entend pas — ou il l’ignore. Ses yeux balaient l’horizon en quête d’on ne sait quoi. Sébastien fait de même, mais les bras croisés.
« Votre garçon, Sébastien, est-ce que vous l’aimez ? » poursuit-il sans trop savoir pourquoi il lui balance cette question.
Maurice penche la tête pour regarder ses pieds entourés de sable. L’eau contourne ses orteils et se retire pour mieux revenir, tout en douceur. Il soupire. Il se tourne un moment pour contempler sa famille. Il pousse un autre soupir.
« Je suis désolé, je ne voulais pas vous embêter avec mes questions. Ce n’est pas mes affaires. »
La plage se remplit peu à peu de nouveaux arrivants. Trois filles en bikini passent près d’eux. Maurice garde sa tête bien droite, mais seuls les yeux suivent le trio qui a bifurqué vers la mer. Une des filles lance de l’eau à ses amies. Elles rigolent. Elles bougent, se bousculent, pleines de vie. Maurice n’a de cesse de les observer. Puis, elles s’éloignent, toujours amusées par leurs jeux.
Maurice jette un autre regard vers sa famille et Sébastien fait de même. Viviane a le nez plongé dans un roman policier de Georges Simenon, un chapeau aux larges bords cache son visage. Jacques et Jean-Guy écoutent leur grand frère qui leur explique quelque chose qui a probablement rapport au crabe perdu. Il pointe vers la mer. Les deux frères observent sans trop d’intérêt et retournent à leurs châteaux de sable.
Sébastien s’aperçoit que son père marche derrière les filles, jetant de temps en temps un regard vers sa femme qui ne remarque rien.
Devrais-je le suivre ? Qu’est-ce qu'il va faire ? Leur parler ?
Il se contente de rester sur place pour regarder le tableau qui se dessine devant lui. Maurice est à quelques pas derrière les femmes, sans plus. Peut-être qu’il prend plaisir à observer les fesses du trio féminin. Peut-être qu’il se fabrique des histoires pour mieux les aborder et essayer de conquérir le cœur de l’une d’entre elles. S’il s’éloigne davantage, il tentera probablement le coup, étant loin du regard de sa femme.
Maurice a toujours eu une réputation d’homme à femmes. Sébastien se souvient de nombreuses occasions où sa mère s’était outrée de cette fâcheuse habitude de séduire tout ce qui avait deux seins et deux fesses.
Deux ans avant sa mort, Viviane avait confronté Maurice avec violence. Elle pleurait au téléphone alors que le plus jeune de leur enfant, Jean-Guy, se trouvait tout près en train de jouer avec ses petites automobiles en métal.
— Je ne te le pardonnerai jamais, Maurice Grégoire. Jamais, tu m’entends ? As-tu seulement pensé à tes trois enfants quand tu as invité cette putain à ouvrir ses jambes pour ta queue ? Je te déteste. Tu n’as jamais été mon mari et je n’ai jamais été qu’une bonne baise pour toi. Ne reviens plus jamais ici ! Quant à moi, tu peux rester à Québec pour fourrer ta petite reine du carnaval.
Jean-Guy avait alors tenté de consoler sa mer du haut de ses 8 ans. Il n’avait de cesse de lui répéter qu’il l’aimait. Mais Viviane, effondrée, s’était isolée dans la colère et la douleur. Ce n’est que récemment qu’il s’était ouvert de cette scène à son grand frère, lors d’un dîner dans une brasserie, suite aux funérailles de leur grand-tante Thérèse.
— Je suis convaincu que c’est à partir de ce moment là que maman a développé son cancer. Et ce n’est pas pour rien que ça a commencé dans les seins puis partout dans son corps. Notre père, mon Seb, n’a jamais aimé notre mère. Ni nous trois de toute façon, je peux te le garantir.
— Tu ne trouves pas que tu exagères un peu ? avait répliqué Sébastien en prenant une bonne gorgée de bière. Un cancer, ça ne s’attrape pas en braillant. Et puis, papa, il se fendait en quatre pour qu’on aille quelque part l’été, peut-être pour compenser ses voyages dans le Sud tout seul avec maman.
— Ne te rappelles-tu pas combien tout était si compliqué? Et sa crise de nerfs à Wildwood, t’en souviens-tu ?
Sébastien se souvenait de cet instant mémorable où Maurice était prêt à rebrousser chemin parce qu’ils étaient arrivés au beau milieu d’un violent orage qui avait inondé les rues.
— Tu as des enfants, Jean-Guy. Tu ne me feras pas à croire que des fois, tu regrettes, ne serait-ce que trois secondes et demi, de ne pas être seul avec ta blonde lors de tes vacances. Et puis, si je me souviens bien, tu es allé passer une couple de semaines dans les îles à plus d’une reprise, et sans les enfants.
— Avoue, mon frère, que notre père, ce n’est pas le modèle parfait, loin de là.
— Écoute, je ne cherche pas à le défendre, tu le sais. J’ai mon lot de récriminations envers lui, ne t’inquiète pas. C’est juste qu’on n'a pas les mêmes souvenirs, toi et moi.
Sébastien a découvert, grâce à la thérapie, de nombreux moments importants de son enfance occultés par la mort de leur mère et celle de Jacques deux ans plus tard. Lorsque le psychologue lui demandait de lui raconter des événements précis où il pouvait mettre en scène son père, sa mère, ou les deux, dans une situation qui permettrait de débloquer des choses, Sébastien se sentait comme un amnésique. Il fouillait dans sa mémoire à travers un labyrinthe d'images fictives tirées de photographies noir et blanc ou dans un petit moment plaisant qu’il a, au fil du temps, embelli jusqu’à en perdre le sens. Cette frustration ne l’aidait pas à résoudre ses conflits intérieurs et le profond ressentiment qu’il a envers son père. Tout cela sans compter une très basse estime de soi.
— Des schémas précoces d’inadaptation, lui répétait sans cesse le médecin de l’esprit, sont à la base de tous vos problèmes, Sébastien. En les remettant sur l’avant-scène, vous serez en mesure de les confronter et de les accepter avant de pouvoir passer à autre chose.
Sébastien consultait pour régler une tendance un peu trop prononcée à paniquer et hurler pour des riens. De nature plutôt introvertie, il affichait un calme qui séduisait toutes les personnes qui le croisaient. La plupart du temps, il laissait aller les choses qui le dérangeaient ou le stressaient. Il « ravalait » sa colère si bien que personne ne voyait venir le tsunami dès qu’une peccadille allumait la mèche déjà courte. Comme il aimait lire des ouvrages de psychologie populaire, il avait parcouru des centaines de pages (la plupart du temps, moins d’un quart de chacun des livres) sans trop être convaincu que ces solutions s’adressaient à lui. Il n’avait jamais pris le temps de réfléchir ni de mettre en action les moyens proposés. Chaque fois, il était retombé dans le train-train quotidien sûr d'avoir réglé son problème après avoir « lu » ces auteurs. Bien entendu, la colère revenait et détruisait tout sur son passage, Emplois, amitiés et mariages furent durement touchés et la confiance envers cette aimable personne s’était évaporée comme neige au soleil.
C’est la méditation qui avait temporisé ce mal latent. En pratiquant tous les jours pendant trente minutes, il avait réussi à calmer le jeu, à extérioriser ce qui l’embêtait au lieu de l’emmagasiner dans un coin obscur de son esprit. En agissant ainsi, le nombre de tempêtes en fut grandement réduit et espacé. Par contre, la dernière en lisse avec sa Marylina avait fait déborder le vase. C’était comme si à défaut d’être fréquente, cette colère qui bouillonnait au fond de lui profitait de l’accalmie pour redoubler de vigueur.
La thérapie avait fait du bien même s’il ne se sentait pas du tout rassuré quant à la récurrence de cette méchante émotion imprévisible. Certes, il disposait d’outils, mais à l’instar de la personne allergie qui traîne son aiguille à injection instantanée, lorsque le symptôme se manifeste, il se retrouve souvent incapable de s’en saisir. C’était un comportement normal, disait le docteur Bergeron.
— L’humain est ainsi fait. Il se complaît dans la douleur et la misère, car ce qui transpire du bien-être à travers les épreuves est comme Goliath devant un David handicapé ! On préfère de loin rester dans sa merde plutôt que de chercher à savoir ce qui a chié, si vous me permettez l’expression.
Sébastien se rappelle avoir voulu s’enfuir en courant au bureau du thérapeute ce jour-là. C’est comme lorsqu’on l’avait surpris avec le pantalon descendu aux genoux dans un sol-sol avec son meilleur ami d’enfance. Ils ne faisaient pourtant rien de mal en agissant comme d’innocents explorateurs du territoire imberbe de leur corps. Mais quel drame cela entraîna-t-il! Il avait fui, ce jour-là, caché dans sa chambre à trembler comme une feuille orange bardassée au grand vent d’automne. De même, il s'était réfugié dans sa tête quand son père le sermonnait, affichant une honte indescriptible. Ou bien était-ce sa mère ?
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