Engueulade dans le vide

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Le petit Sébastien le rejoint sans dire un mot. Il l’observe depuis quelques secondes lorsqu’il réalise qui a le regard fixé sur la silhouette de l’homme qu’était son père à cette époque. Il touche le coude de l’une des filles et rit avec elle.

Sébastien détourne ses yeux vers la mer, comme pour s’empêcher de voir ce qu’il a probablement constaté lui-même cet été-là. Justement, il se penche vers le gamin et pose ses mains sur ses épaules.

— Sais-tu qui je suis ? demande-t-il le plus sérieux du monde.

L’enfant hausse les épaules. Il porte un doigt couvert de sable devant ses lèvres. Son regard, ces yeux bleus aux teintes changeantes selon ses humeurs et son habillement, il les connait par cœur.

— Je ne sais pas, mais j’aimerais être comme toi quand je vais être grand.

— Comme moi ?

Sébastien retient ses larmes. Comme il a envie de lui révéler cette invraisemblance qui le fascine. Mais le petit garçon qui se tient là ne comprendra pas. Ou bien encore il utilisera cette improbable vérité comme point de départ pour l’une de ses mises en scène rocambolesques dignes de la « Patrouille du cosmos » ou « Perdus dans l’espace », ces émissions de télé qu’il adorait quand il était enfant.

— Pourquoi me demandes-tu ça ? poursuit l’enfant. Est-ce parce que tu ne sais pas qui tu es ?

Est-ce parce que je ne sais pas qui je suis ?

Sébastien est un peu sous le choc. Pourquoi pose-t-il ce genre de question ? Il ne peut savoir. Il n’aurait pas pu deviner, à bien y penser, à cet âge. Comment pourrait-il en être certain ? Il s’imagine mal en train de réaliser que cet étranger lui ressemble dans la mesure où un enfant n’a pas ce concept en tête, celui de se projeter cinquante ans dans le futur. C’est un non-sens psychologique. Il se demande même s’il arriverait à déceler si une version plus âgée que lui l’abordait sans aucune présentation.

— Je disais ça comme ça. J’ai l’impression que tu me connais à cause de la façon dont tu me regardes.

Le petit sourit :

— C’est drôle que tu me dises ça. Pour moi, tu es comme un ami imaginaire. Pourtant, tu es bien réel.

Ami imaginaire.

— Le suis-je vraiment ?

L’enfant ne répond pas. Il n’a peut-être pas compris ou bien il fait exprès pour jouer l’innocence. Ce serait surprenant puisqu’il n’a que 8 ans.

— Regarde, le crabe…

Il pointe du doigt une forme qui roule alors que l’eau se retire. Il trottine jusqu’au crustacé et dépose le bocal par-dessus pour l’emprisonner. Il ajoute ensuite de l’eau de mer et fixe le couvercle.

« Si Jean-Guy ouvre le couvercle encore une fois, je vais lui faire avaler une poignée de sable. »

— Pourquoi ton frère l’a-t-il laissé s’échapper ?

— Parce qu’il dit que ça porte malheur. Il est stupide, mon frère. Il croit toutes sortes de choses comme les extra-terrestres, les diseuses de bonne aventure… Il croit même au Père Noël.

— Le Père Noël n’existe pas ? répond Sébastien en lui faisant un clin d’œil.

Le jeune Sébastien observe le crabe à travers le verre. Une des pinces s’ouvre et se ferme frénétiquement alors que les petites pattes s’agitent dans le vide. Il tourne sur ses talons et place le bocal entre lui et le soleil.

— C’est beau.

Sébastien profite de l'instant pour jeter un coup d’œil vers le sud où se trouvait Maurice. Il le cherche du regard pendant un moment avant de le repérer devant une glacière sur roues où un vendeur itinérant offre des glaces. Il ne manque pas de remarquer que son père caresse le bras bronzé de la jeune fille qui le repousse en riant. La chaleur devient suffocante.

« Viens voir maman avant qu’il ne revienne. »

Sur le coup, cette jeune voix qui parvient à ses oreilles lui semble étrangère, venue d’une autre dimension. Il détourne le regard, affichant un air coupable.

Avant que papa revienne avec son allure innocent.

Il sourit au garçon :

— Donne-moi deux secondes. Je vais me saucer un petit peu.

— 'Tention, l’eau est froide !

— Ne t’inquiète pas. Je ne me souviens que de ça.

Il le salue et avance dans l’eau jusqu’à en avoir aux genoux. L’eau qui lui semblait plus agréable est en effet glaciale. Il sent une crampe au mollet gauche, mais l’ignore. Il a déjà oublié cette vague de chaleur qui est montée en lui lorsqu’il a vu son père en train de courtiser effrontément une jeune fille à quelques mètres de sa femme et de ses enfants.

Il s’arrose en grimaçant. La fraîcheur ravive ses esprits. Il cligne des yeux, mais hésite avant de garder ses paupières fermées trop longtemps de peur que ce voyage dans le temps ne s’efface pour le ramener sur la plage enveloppée de brume, plus seul que jamais.

— Réjean ! crie l’enfant un peu plus loin.

Il lui fait de grands signes.

C’est vrai, je suis Réjean. Réjean, je dois m'en rappeler.

Un rapide coup d’œil vers le vendeur de glaces : Maurice montre ses cinq doigts au marchand. Les filles se sont éloignées. Celle qui a été sous le charme de Maurice se retourne et hoche la tête, n’en croyant pas ses yeux.

Sébastien se secoue et court vers son double.

« Ma mère va t’aimer, je suis certain. Mais, tu ne pourras pas la marier. »

Quel étrange propos qui sort de la bouche d’un enfant.

Il suit le petit Sébastien qui se rue vers ses frères et sa mère. Il a envie de rebrousser chemin, car il a peur de s’effondrer en retrouvant ainsi sa propre mère morte trente-cinq ans plus tôt. Cette femme dont il n’a presque plus de souvenir si ce n’est que l’écho de sa voix dans un rêve ou un sourire mystérieux sur des photos embrouillées. Il lui venait parfois un parfum lorsqu’il pensait à elle. Lové dans les bras de son épouse Marylina, il humait en silence sans rien dire les effluves d’une peau vivante, une odeur presque sauvage de terre imprégnée d’eau saline. Mais, c’était à peu près tout. Il ne laissait pas ces choses revenir, car il avait peur de s’y noyer à force de larmes et de cris trop longtemps retenus.

« Maman, je te présente Réjean. Réjean, c’est maman. »

Viviane est tout à fait resplendissante. Ses lèvres pulpeuses sourient devant cet étranger. Elle fronce les sourcils, regarde un peu à gauche et à droite puis revient au centre, comme si elle cherchait à voir cette personne que lui présentait son fils.

Sébastien tend une main secouée de tremblements à sa mère, mais Jacques pousse un cri : « Papa ! Il a acheté des popsicles ! C’est pour qui, c’est pour nous ? J’en veux un ! »

Les trois enfants se précipitent au-devant du paternel qui affiche un air de béatifié. Chacun prend sa part tandis que Viviane regarde encore dans direction de Sébastien. Ses yeux se remplissent de larmes. Ses sourcils froncés cherchent au-delà de l’endroit où l’homme se tient.

Elle ne me voit pas, mais elle me sent, je le sais.

Comme il voudrait se jeter dans ses bras et lui dire combien il l’aime. Il la couvrirait de baisers et se vautrerait sur sa poitrine avec toute la décence d’un enfant perdu. Il s’excuserait. Il ne sait pas pourquoi ni de quoi il s’excuserait. Quelque chose en lui remonte. Une culpabilité qui mijote au fond de lui depuis tout ce temps.

J’aurais dû voir. J’aurais dû savoir.

Il recule de quelque pas. Maurice est tout rayonnant. Il est redevenu la vedette du moment. Le sauveur qui apporte le réconfort sous ce soleil trop chaud. Il tend l’autre glace à Viviane qui s’en saisit, mais que ne lui lance qu’un vague sourire en guise de remerciement.

— Mon oncle Aimé ! Regarde ce que papa nous a amené. Des fusées trois couleurs ! crie Jean-Guy avant de se précipiter entre les cuisses de cousine Rachelle.

Sébastien observe Aimé, Thérèse et Rachelle Robert qui arrivent à leur tour sur la plage. Il les avait pratiquement oubliés. Il se souvient qu’ils les avaient accompagnés à deux ou trois reprises sur le bord de la mer au cours de ces quelques années de bonheur innocent.

Thérèse était la sœur de grand-papa Pomerleau. C’était la tante de Viviane, donc sa grand-tante à lui. Il la trouvait plus belle que dans son souvenir. Cette petite bouche aux lèvres minces perdue sous un nez un peu trop long et crochu lui donnait des airs de sorcière, mais c’était une femme d’une grande bonté. Sa présence dans cet interlude de sa vie, quelles qu’en soient l’origine et la raison, n’était pas un hasard. Elle était décédée en juin dernier, âgée de 96 ans et Sébastien avait assisté à ses funérailles quelques semaines plus tôt.

Cette famille les visitait régulièrement, plus souvent, en fait que Grand-Papa et Grand-Maman Pomerleau. Sébastien se demande s’il n’y avait pas quelque chose entre ses grands-parents maternels et Maurice. Qu’avait-il fait (ou pas fait) pour mériter ces absences prolongées ? Était-ce pour cette raison que sa mère était tellement triste ? Être séparé de sa famille aussi bêtement, ce n’est pas normal. Les visites des grands-parents, bien qu’espacées, étaient courtoises et remplies d’émotion. Les enfants étaient toujours ravis de revoir Pauline, Grand-Maman, avec son accent acadien et ses allures de madame bec-sec. Grand-Papa Georges était plus réservé et affichait un air encore plus sévère quand il venait à la maison. Ce n’est que lorsque Viviane et les enfants se présentaient seuls à la maison de Pointe-Fortune que le couple se montrait enjoué et plein d’amour envers les enfants.

Or, la présence d’Aimé Robert et sa famille dans la vie des Grégoire étaient une bénédiction. C’était comme si tante Thérèse avait décidé de s’occuper de Viviane en lieu et place de Pauline pour une raison obscure et secrète dont personne ne connaissait la source.

Sébastien est ravi de revoir Rachelle et ses grands yeux bleus. Il se souvient des longs cils qui battaient à chaque clignement de ses yeux et de ce sourire de Joconde, comme si elle en savait plus sur toute cette histoire que n’importe quel survivant de cette époque. Il se dit que s’il retourne dans sa vie normale, il devra la contacter pour essayer de découvrir le véritable fond de cette omertà.

— Jean-Guy, laisse donc ta cousine respirer, s’écrie Viviane. Et puis, fais attention avec ton popsicle, tu vas toute la coller. Excuse-le, Rachelle. Il n’est pas du monde des fois, lui.

— C’est correct, Viv. Il est drôle, le p’tit Jean-Guy. Surtout quand il court les fesses à l’air autour de la maison quand on veut lui donner son bain.

Jean-Guy lui assène une tape sur la cuisse et se précipite vers sa mère. Il trébuche et sa glace s’enfonce dans le sable tel un dard de scorpion. S’en suit un concert de cris et de larmes.

— Pour l’amour du ciel, Viviane, contrôle-le un peu, grogne Maurice. Tout le monde nous regarde !

— Tu devrais être content que tout le monde te regarde, Maurice, répond-elle d’un calme olympien. Tiens, prend la mienne. Je n’aime pas bien ça, les trois couleurs. Je préfère les popsicles aux bananes, comme Sébastien.

Jean-Guy s’empare de la glace après lui avoir mouillé le cou d’un baiser très humide. Viviane frissonne.

Maurice hoche la tête en regardant son fils cadet s’éloigner en marchant en soldat vers l’espace de sable trempé. Jacques le suit de près.

— Est-ce que Julie va venir ? demande le petit Sébastien à sa grande-cousine.

— Non, Séb. Elle ne peut pas. Elle est dans un camp de vacances. Pourquoi rougis-tu comme ça ? Es-tu en amour avec elle, coudonc ?

L’enfant baisse la tête et regarde ensuite en direction de Sébastien qui lui fait un clin d’œil.

Décidément, cette complicité commence à être très intrigante.

Julie Potevin allait jouer un rôle très important dans sa vie au moment de la mort de Viviane, mais surtout lors de celle de Jacques. Sébastien se souvient de cette fille surtout parce qu’elle représente la première fois où il a osé poser sa main sur un sein autre que celui de sa mère. La petite Julie avait en effet développé une poitrine plutôt opulente dès le début de sa puberté. Loin de réagir comme la plupart de ses amies, Julie préférait cacher ce surplus de chairs comme s’il s’était agi d’un problème de poids. Cependant, à cette époque reculée, Julie n’était qu’une jolie amie de sa grande-cousine avec ses cheveux longs et raide, qui affichait, elle aussi, un sourire de mystique, impénétrable et séduisant.

Cela dit, Sébastien réalise qu’il assiste à toute cette scène sans que personne ne soit conscient de sa présence, ce qui le met mal à l’aise. Il a l’impression d’être entré impudiquement dans la vie de cette famille qui est la sienne, certes, mais qui appartient au passé. Il se demande s’il ne devrait tout simplement pas se retirer et retourner à sa maison, afin de laisser le petit Sébastien vivre sa vie. Même si cette belle journée, pour l’enfant, risque de se retrouver dans des souvenirs plutôt flous quand la Grande Faucheuse aura fait son œuvre. Il jette un coup d’œil à celui qu’il était, celui qui rit et goûte la vie à la grande cuillère dans ce moment présent qui ne lui appartient qu’à lui.

Un « Hello » retentit derrière eux. Les trois jeunes filles que Maurice a tenté de conquérir envoient des signes aguicheurs vers la famille. Maurice détourne le regard non sans noter celui de Viviane qui a envie de hurler.

— C’est qui, Maman ? demande Jacques qui est revenu avec une chaudière de plastique remplie d’eau salée.

— Probablement des filles qui se cherchent de la barbe à papa à manger pour finir la soirée. Dommage qu’il n’y ait ici que des pères de famille responsables, n’est-ce pas Maurice chéri ?

Avant que le principal intéressé ne puisse leur offrir une de ses nombreuses réponses dignes d’un oscar québécois, Oncle Aimé se frotte les mains et lance :

— Bon, moi, je ne sais pas pour vous autres, mais je trouve que ça sent le swing la baquaise dans le fond de la boîte à bois dans le coin. Le dernier dans l’eau va être obligé de faire trente-six push-up de l’armée avant de manger au souper, foi de sergent du 36e. Ho, go, go!

Il feint de partir à la chasse aux fesses à frapper, ce qui excite les trois mousquetaires qui s’enfuient en hurlant.

Il passe devant Sébastien et lui dit : « Moi, si j’étais toi, j’irais voir ailleurs, fiston. Ce n’est pas le moment. »

Avant que Sébastien ne puisse répondre, il pique un sprint vers les enfants, suivi par Rachelle. Maurice s’est assis sur une chaise et a baissé son chapeau de matelot sur ses yeux, le bâton en bois de la glace serré entre les dents.

— Tu viens-tu prendre une marche, ma belle Viviane ? Il faut en profiter un peu, de ce soleil, après cette température digne de l’automne. Et puis, je dois soigner mes varices. Regarde-moi les jambes. Ça n’a pas de maudit bon sens, on dirait que j’ai 90 ans.

Viviane enfonce son chapeau, remet ses verres fumés sur le bout de son nez et se lève. Elle lance son livre de poche sur le ventre de son mari qui l’ouvre et fait semblant de lire.

Les deux femmes s’éloignent. Il ne reste donc que Sébastien et Maurice sur ce coin de la plage. Les filles se sont détournées en riant de bon cœur de leur coup de grâce aux avances de ce Casanova en manque de sexe.

Sébastien s’approche et décide de tenter de lui parler.

— Tu fais vraiment dur, papa. Tu n’as pas l’air de te sentir coupable. Est-ce que tu sais seulement ce que tu es en train de faire à maman ? Tu n’as même pas la décence de profiter de cette semaine pour t’occuper de ta femme et de tes enfants.

L’homme ne réagit pas. Il ferme les yeux et se frotte les paupières en poussant un long soupir.

« J’aimerais tellement ça que tu me regardes et que tu me montres un peu de regrets, que tu me demandes pardon. Tu sais que je ne te connais pas, Maurice Grégoire ? Tu as été un être froid et distant. Mon chum me dit tout le temps que c’est comme ça que vous étiez dans votre temps, que les mamours d’un père, ce n’était pas convenable et qu’il était préférable de garder ses distances, surtout en public. C’était le cas et je le comprends. Mais, pourquoi chez nous, derrière nos portes closes, dans notre intimité de famille, tu ne t’es jamais seulement accroupi pour jouer avec moi ou un de mes frères ? Pourquoi ne m’as-tu pas pris dans tes bras quand maman est morte et que tu ne l’as pas dit clairement ? Pourquoi n’as-tu jamais partagé ta peine quand elle est partie, comme tu l’as si bien dit ? Pourquoi es-tu allé travailler ce jour-là alors que l’ambulance l’amenait à l’hôpital pour la dernière fois ? Le médecin t’avait dit que c’était une question de jours, voire même de quelques heures, que la tumeur au cerveau allait enfin mettre un terme à sa souffrance. Pourquoi tu as été rejoindre tes chums musiciens pour faire ta petite musique à gogo tandis que moi je suis resté assis dans le salon à pleurer toutes les larmes de mon corps sans savoir pourquoi ? Je me demande encore aujourd’hui ce qui t’ait passé par la tête quand tu as laissé tante Bernadette embarquer dans l’ambulance pendant que tu lissais tes cheveux artificiels et que tu ajustais ton nœud papillon devant le miroir.

« Te rappelles-tu ce que tu m’as dit ce matin quand je me suis mis à brailler comme un veau sur une île déserte ? Je venais de voir ma mère se faire transporter sur une civière, le visage tuméfié par sa chute dans le bain, face première contre le métal, les yeux révulsés dans son dernier délire. Tu m’as dit : Tu vas t’occuper de tes frères quand ils vont revenir de l’école, hein, fiston ? Tu n’as même pas été capable de mentionner mon nom. À croire que tu ne t’en souvenais plus. »

Sébastien serre les poings. Il aimerait pouvoir le frapper tant sa colère le transforme en boule de feu prête à exploser la tête de ce solitaire sans cœur qui ne pense qu’à lui et son prestige d’artiste de jazz reconnu.

«  Je m’en suis occupé, c’est vrai. Ils sont tous les deux revenus de l’école pour le dîner, joyeux et insouciants. Moi, je venais de doubler mon âge, juste pour m’assurer que notre chaloupe ne prenne pas l’eau et se retrouve au fond du vaste océan de merde que tu as laissé derrière toi. J’ai eu beau me brocher un sourire dans la face, j’avais l’air d’un noyé qui a passé deux ans au fond d’un lac à se faire doucement grignoter par des écrevisses. »

Sébastien tourne en rond devant lui. Il jette un coup d’œil aux enfants et à Onclé Aimé qui les occupe, lui qui sait très bien ce qui est en train de se produire. Il a décidé de laisser cette vague passer et surtout d’empêcher le petit Sébastien d’assister au drame, même si ce dernier devait lui aussi se douter que cet étranger qui est apparu dans leur vie n’est pas ce qu’il semble être.

« Je ne sais pas ce qui me retient de te flanquer une volée même si je sais que tu n’en ressentiras rien parce que je n’existe pas pour toi. Tu ne peux pas t’imaginer de quoi ce petit bonhomme qui joue dans l’eau là-bas aura l’air à 57 ans quand il s’assoira devant son psychologue pour lui raconter combien s’est-il senti abandonné par son narcissique paternel qui ne songeait qu’à sa gloire et à sa queue jusqu’à sa mort. Oh, tu es encore vivant, ça ne fait pas de doute. Mais le jour où tu mourras et que tu réaliseras que tout ça n’en valait pas la peine et que tu as perdu ces 80 ou 90 ans à te penser unique au monde sans la moindre particule d’amour pour tes proches, il sera tout simplement trop tard. À moins que cet être tout puissant qui dirige ce grotesque carnaval ne t’accorde une seconde chance pour que tu te rachètes. Mais, mon cher père, j’en doute.

«  Ne va pas croire que je ne t’ai pas aimé. J’ai passé ma vie à te supplier de m’aimer, d’abord comme un enfant qui avait besoin de son père, comme tous les autres enfants de la planète. Mais ensuite comme orphelin puis comme un amputé de sa fratrie. Tu étais toujours dans tes parties où tu buvais, où tu tripotais tout ce qu’il y avait à tripoter. Tu étais tout le temps dans ta musique, tes spectacles, tes émissions de télé… Tu avais des moments pour nous quand quelqu’un manifestait un certain intérêt pour notre drame. Là, tu t’imposais entre eux pour mieux nous ramener dans ton puits sans fond où tu étais le seul à pouvoir te mirer dans cette eau stagnante. Quelle belle vie, nous as-tu donnée, Papa. Je dis ‘vie’ parce que je suis poli. Je devrais dire ‘mort’, car chez nous, tout empestait le silence de la mort, le vide de la vie dépouillée de sa magie, même dans les drames que nous avons vécus. Tu en as chassé celles qui ont tenté de nous chérir, de nous aimer pour panser un peu nos blessures. Elles sont passées en coup de vent pour que tu te maries avec une femme froide et hypocrite qui n’a jamais eu d’enfants. Tu nous as tous trompés et voilà où ça nous a menés. Jean-Guy et moi on est des poqués, des fils perdus, qui se sont bâtis une armure artificielle par-dessus leur enfant bafoué et ignoré tandis que toi tu as passé ta vie à polir la tienne au détriment de notre bonheur. »

Sébastien cesse de parler. Il est couvert de sueur et il se sent pris d’un vertige. Il aperçoit Oncle Aimé qui porte le petit Jean-Guy sur ses épaules tandis que les deux autres frères le supplient de faire de même avec eux. Rachelle chatouille Sébastien. Elle doit encore le taquiner avec cette idylle d’enfance que représentait Juile. Jacques a vu sa mère qui marche en parfaite synchronisation avec sa tante un peu plus loin. Il court les rejoindre après avoir enfilé la chaudière jaune sur la tête, comme un casque de l’armée.

Maurice a croisé les bras. Il attend la suite des choses. Elle viendra bien assez vite.

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