Le crabe
Sébastien s’apprête à partir, car il sait qu’il ne peut pas communiquer davantage avec toutes ces personnes sans créer un véritable tsunami d’émotions autant chez lui que dans cette famille émergée de son passé. Il pose un pied devant et accroche le pot dans lequel le petit Sébastien a déposé le crabe encore vivant. Il se penche pour le ramasser. Un coup d’œil sur droite lui indique qu’il doit s'éloigner avant que l’enfant le rejoigne. Il s’empare du contenant de verre et le fourre dans sa poche.
— On va se revoir, mon cher papa. Si ce n’est pas dans cette vie, ce sera dans une autre ou en enfer. Je ne sais pas trop lequel mérite d’y séjourner, mais ce ne sera certainement pas tous les deux en même temps.
Il croise Viviane et Thérèse qui le regardent sans dire un mot. Le voient-elles vraiment comme l’oncle Aimé le fait ? Font-elles semblant elles aussi ? Sans y penser, il esquisse un sourire et poursuit sa descente vers les vagues, ignorant le tourbillon de joie qui ramène son oncle et sa fille autour desquels tournoient les enfants. Le petit Sébastien n’a d’yeux que pour sa grande cousine. Le Sébastien adulte se surprend à la trouver tout aussi belle que dans son souvenir. La famille reprend ses droits et le soleil plombe davantage.
Quatorze heures.
Le tumulte des enfants sur la plage mêlé aux vagues qui se jettent sur le sable mouillé, le sifflet du surveillant et les appels du marchand de glace qui se font écho l'un et l'autre. Tout cela éveille des émotions contradictoires en Sébastien. Cette odeur de friture, celle de l’huile de noix de coco, les humeurs des algues et des carcasses de bêtes rejetées sur la plage en rajoutent.
Sébastien se retrouve sur les fesses. Le mince filet l’eau sur le sable imbibe son maillot. Il laisse tomber son visage entre ses mains qui tremblent. Il pleure. C’en est trop. Il n’en demandait pas tant. Qu’avait-il à s'abandonner de la sorte avec son père ? Et si, par un triste sort, ce dernier entendait vraiment ce qu’il venait de lui dire ? Cela le couvrira-t-il de culpabilité ou encore le cloisonnera-t-il dans une prison de colère aux murs plus épais ? Il ne déteste pas cet homme qui, malgré tout, a fait du mieux qu'il pouvait, selon ses limites, après la mort de sa femme et de son fils. Peut-être s’était-il senti coupable après que le cancer eut fait ses ravages ou que les roues de la motocyclette du jeune drogué eurent accroché celle du vélo du pauvre Jacques qui n’a eu aucune chance de s’en sortir. Mais, Sébastien sait très bien qu’il n’en était rien. Peut-être que, oui, ces années qui suivirent furent un calvaire pour le trio de survivants et que tous, à leur façon, surent nager le nez en dehors de l’eau. Mais le temps avait fait son œuvre. La maturité de chacun des enfants et la liberté réacquise du paternel ramenèrent les silences et les trahisons au premier plan. Le costume du père parfait qu’ils avaient revêtu avec maladresse présentait davantage de trous difficiles à raccommoder que le contraire. Les deux enfants, une fois sortis du nid familial, ont bien vite compris que cette façade n’avait que pour rôle de renforcer le narcissisme effronté de Maurice. Des cadeaux sans valeur et des accolades aux yeux humides s'échangeaient alors qu’on devinait l’impatience de les voir se replonger dans leur quotidien afin que le vieil homme retourne à sa perruque et ses maladies imaginaires.
L’homme qui est assis sur la plage pleure le sang de sa rage, crie la violence de son vide et se laisse mourir dans un silence aux éclats d’un tonnerre lointain.
Puis, un soupir le tire de sa léthargie.
L'enfant est à nouveau à ses côtés.
— C’est toi qui as pris mon crabe, hein, Réjean ?
— Non. Enfin, oui. Je voulais le ramener à la mer, Sébastien. C’est là où il demeure. Tu aimerais ça, toi, qu’on t’arrache à ta maman et qu’on t’amène dans un endroit où tu ne veux pas être, qui n’est pas le tien ?
L’enfant réfléchit un moment, puis il dit :
— Comme quand je serai grand comme toi ? On t’a arraché à ta maman ?
Nom de dieu ! Que répondre à ça ? J’ai envie de le prendre dans mes bras et lui dire de venir avec moi, de l’enlever de cette maudite torture qui se manifestera bientôt, dans cinq ans…
— On ne m’a pas arraché à ma maman. Le crabe…
Sébastien sort le pot. Les pinces de l’animal bougent en séquence. De la buée s’est formée sur les parois du verre.
« Le crabe, tu dois le laisser partir si tu ne veux pas que la même chose t’arrive ! »
Pourquoi dis-je ça ? Est-ce que ça va changer quelque chose à ce maudit avenir de merde qui attend Vivianne ? J’en doute. C’est ridicule.
L’enfant le dévisage puis pose son regard vers le crabe qui se débat frénétiquement.
— Il va mourir si je le laisse comme ça ?
— Exactement. Je sais que tu veux le ramener chez toi, mais il va être mort avant que tu n’arrives aux douanes, mon pauvre Sébastien. Tu comprends ça ?
Il tend le pot à l’enfant qui pose une main sur le couvercle. Il sourit.
Quelle belle innocence vois-je là. Je l’envie tellement.
Il fait tourner le couvercle et laisse aller le crabe à l’arrivée de la vague suivante.
L’animal, bousculé par l’onde, pivote avant de s’immobiliser à mi-course.
— Il a l’air d’avoir peur. Tu crois qu’il est encore vivant ?
— Il est fort. Il va survivre. Comme toi.
— Et comme toi ?
Je suis à peine vivant, mon pauvre enfant. Je ne sais même plus si je respire en ce moment. Peut-être que je suis mort et que je poursuis en rêve cette folle vie d’enfer qui me ronge depuis l’intérieur.
— On survit à tout, je suppose.
Le petit Sébastien pose une main sur l’épaule de l’homme.
— Pourquoi pleures-tu, Réjean ?
— Je ne pleure pas.
— Si, tu pleures. Ton visage est plein de larmes. J’ai fait quelque chose de mal ?
Sébastien se tourne vers lui : « Non, non. Ne pense pas comme ça. Tu ne fais jamais rien de mal si tu fais les choses avec ton cœur. Ne te laisse pas influencer par les autres. Tu n’as pas besoin de leur amour pour grandir en dedans. »
Merde, je suis ridicule avec mes phrases vides ! Qu’est-ce qu’un gamin de 7 ou 8 ans peut comprendre de cette idée incongrue de l’amour de soi ou des schémas qui restent incrustés dans notre tête après ces passages difficiles ?
— J’aimerais ramasser des coquillages à la place de mettre un crabe dans un pot en verre. Les coquillages, ça ne meurt pas, n’est-ce pas ?
Sébastien acquiesce et essuie les larmes qui mouillent ses joues. Le sel sur ses bras vient brûler ses yeux déjà irrités par la douleur qui s’en est échappée. Il se lève et fait signe à l’enfant de le suivre.
Il jette quand même un dernier coup d’œil vers la petite famille. L’oncle Aimé n’a de cesse de l’observer. Il affiche un air préoccupé, mais les deux enfants réclament son attention tandis que Viviane semble engagée dans une conversation qui n’inclut pas Maurice.
La chaleur du soleil est intense alors que Sébastien et son fantôme d’enfance se déplacent sur le tapis de sable mouillé.
— J’aime bien Tintin, moi aussi. Et tu as raison, Objectif lune et On a marché sur la lune sont les meilleurs albums de Hergé. Est-ce que tu sais d’où vient le nom de Hergé ?
— Ce n’est pas son vrai nom ?
— Il s’appelait Georges Remi.
Seb se penche et ramasse un minuscule coquillage blanc. Il le montre à Sébastien qui hoche la tête. L’enfant le lance dans l’écume.
— Il est mort ?
Sébastien réalise que l’auteur de la célèbre série de bandes dessinées ne mourra pas avant une quinzaine d’années. Il tente de corriger sa bévue, même si le gamin ne fera pas vraiment la différence.
— Bien sûr que non. Il s’appelle maintenant Hergé, c’est tout. Ce sont ses initiales et il les a inversées.
Ils marchent encore un peu sans trouver de coquillages assez gros pour démarrer la collection de l’enfant.
« Je crois que tu devrais venir tôt le matin pour en ramasser. Quand la marée baisse, des tas de choses sont laissés derrière. Plusieurs personnes se passionnent pour les coquillages, tout comme toi. Alors, tu dois être plus malin et les cueillir avant eux. Tu demanderas à ton oncle Aimé. Il va sûrement aimer ça de sortir avec toi et tes frères pour fouiller le sable avant tout le monde. »
— Je ne veux pas que Jacques vienne. Il m’énerve.
Sébastien grimace. Il se rappelle combien la présence de son petit frère l’agaçait. Les médecins d’aujourd’hui le diagnostiqueraient certainement atteint d’un trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité. Mais ce comportement agité n’inquiétait guère les parents d’enfants qui présentaient ces symptômes en 1968. Il se souvient combien leur personnalité était à l’opposé l’une de l’autre, même à cette époque. Jacques n’avait de cesse de courir, parler, disparaître, passer d’un jeu à l’autre, sans jamais montrer de fatigue alors que lui, enfant, choisissait la quiétude d’un roman de la Comtesse de Ségur — histoires surtout réservées aux jeunes filles. Il était rêveur et préférait le silence et l’immobilité des choses, loin du chaos de l’école et de la cour de récréation.
— Tu ne devrais pas parler comme ça de ton petit frère. Tu sais, on est tous différents et c’est important de respecter cette différence. Toi, tu préfères être calme, lui il aime bouger. Essaie de le convaincre de faire avec toi des trucs que tu aimes. Mais en même temps, montre un peu d’intérêt dans ses jeux. Comme ça, vous allez bien vous entendre.
Seb poussa un petit rire sarcastique.
— T’es drôle, toi. Lui et moi, on est comme des aimants qui se repoussent. On n’est pas tombé sur le même côté dans la vie.
Sébastien est surpris d’entendre de telles paroles sortir de la bouche d’un enfant. Il ne souvient pas d’avoir été aussi poétique dans ses réflexions. Par contre, ce que le gamin venait de lui dire correspond vraiment à l’image qu’il a toujours eue de sa relation avec son frère cadet.
— Je pense que tu devrais retourner avec ta famille. Fais attention à toi, Seb.
Ce dernier le regarde et lui prend la main. Ses yeux s’inondent de larmes :
— Je voudrais partir avec toi, là-bas.
Sébastien est estomaqué. Il ne sait que lui répondre.
— Où, là-bas ? Je ne peux pas…
— D’où tu viens. Je pourrais t’aider comme tu vas le faire pour moi. On va être ensemble toute la vie.
— Seb, je ne sais pas de quoi tu parles. Je ne peux pas t’amener avec moi. Tu dois rester ici, avec ta famille, avec ta maman et tes deux frères.
Il hésite un moment avant d’ajouter :
« Et ton père. »
Seb serre la main de l’homme. Il étouffe ses sanglots. La douleur qu’il ressent se transforme peu à peu en colère qui menace d’éclater d’une seconde à l’autre. Sébastien s’accroupit à ses côtés et dépose ses paumes sur les frêles épaules de l’enfant.
« Ne fais pas ça, Seb. Respire. Regarde-moi. Tu sais très bien que c’est impossible. Je ne peux pas te l’expliquer, mais il est improbable que tu puisses venir avec moi là-bas comme tu le dis. Est-ce que tu sais pourquoi ? Je pense que tu le devines, ça aussi. Dis-le-moi. »
— Parce que…
— Sébastien ! crie une voix d’homme visiblement irritée derrière eux. Seb, reviens ici tout de suite !
L’enfant regarde son double plus âgé que lui et respire de plus en plus de façon saccadée. Il tremble.
— Parce que…
L’ombre de Maurice vient briser cet instant où toutes les forces de cet univers étrange se fusionnent dans un éclat lumineux.
— Seb ! crie le père en colère.
— Parce que je suis déjà avec toi là-bas, dit Seb en baissant les yeux.
Une main accroche son bras et le tire avec brusquerie. L’ombre a avalé la lumière. Le soleil fore une douleur lancinante au centre de la tête de Sébastien qui se laisse tomber sur le sable mouillé, en proie à une crise de larmes incontrôlable.
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