2 - Le manoir
C'est curieux. Je me suis toujours demandé dans quel endroit pouvait vivre Maud. Cette fille a tellement de classe et une élégance telle, que j'imaginais bêtement un bel immeuble spacieux avec une belle vue, entourées de jardins à l'anglaise. Depuis des mois, elle me proposait de venir chez elle, mais quelque chose m'en empêchait sans savoir quoi. Alors que nous nous éloignons du centre-ville, la nature commence à pointer le bout de son nez par de grands arbres le long de la route dans un premier temps, puis des maisons de plus en plus grandes, dépassant de loin les immeubles modernes construits depuis une bonne dizaine d'années un peu partout. Nerveusement, je roule mon pendentif entre mes doigts, sans même m'en rendre compte avant que Maud observe mon cou du coin de l'oeil.
— Joli collier. Me dit-elle calmement avant de se concentrer de nouveau sur le trafic quasi inexistant.
— Oui, c'est un cadeau.
— Le jeune homme en question a bon goût, me complimente-t-elle tout sourire.
En fait, il n'en ai rien. C'est ma soeur jumelle qui me l'a offert, il y a des années. Depuis sa mort la veille de nos dix-sept ans, je ne l'ai plus jamais quitté et j'avoue que la simple idée m'hérisse le poil.
Maud ressent mon malaise, et glisse sa main sur la mienne posée alors sur mon genou.
— Tu es glacée, Scar. Un bon bain chaud te fera du bien, s'inquiète-t-elle comme une mère.
Cette fille a vraiment le don de réchauffer les coeurs. Sa douceur me console et efface doucement le souvenir douloureux de ma soeur qui me hante encore quelquefois.
— Nous sommes arrivées, proclame Maud toute guillerette d'un coup.
Finalement j'étais assez loin de la vérité, mais comment aurais-je pu imaginer qu'elle puisse vivre dans un magnifique manoir du XIXe siècle.
— Putain !
— Quoi ?
— Ne me dis pas que tu vis là, toute seule en plus ? Dis-moi, tu as du être sacrément augmenté avec ta promotion au restaurant, je comprends maintenant pourquoi je me suis fait virée. C'était pour payer ton salaire, voleuse !
Les yeux ronds de Maud me font sourire. Soudain, elle explose de rire dans l'habitacle et j'aperçois même une larme pointée, tandis qu'elle me répond simplement :
— Je te rassure, cette bâtisse n'est pas à moi. En fait, je suis en colocation ici depuis plusieurs années. Je suis en sécurité avec une chambre rien qu'à moi, une salle de bain commune avec une autre fille et j'ai une baignoire à patte de lion comme cerise sur le gâteau pour trois fois rien de loyer. Elle n’est pas belle la vie ?
Tu m'étonnes.
Soudain, la réalité me frappe en plein visage. Mon appartement miteux du centre fait à peine la taille d'une chambre et le prix est exorbitant. Maintenant que j'ai perdu mon emploi, ça va être dur de joindre les deux bouts. En plus je dois de l'argent à mon logeur. Je l'imagine déjà demain frappant à ma porte comme un âne pour me réclamer son précieux fric.
Mon mutisme adoucit son sourire. Sans un mot, elle m’invite à entrer d’un geste de la main. J'ai eu du mal à décoller mon regard de cette majestueuse porte en chêne massif sculptée à la main. Mais, ce n'est rien comparé à l'entrée bordée de ses deux grands escaliers en marbre blanc, avec son sol en damier.
— On est dans la maison des Beckham?
— Ah ah non ma chère, mais j'avoue que le proprio à du goût et ne manque pas de moyens.
Elle me fait signe du doigt de faire silence en montant l'un des escaliers. Sans surprise, les deux du rez-de-chaussée mènent au même endroit et se rejoignent par un couloir qui dessert à son tour de nombreuses portes identiques. Nous parcourons encore plusieurs mètres, pour arriver à l'extrémité Est de la maison. Là, nous montons trois nouvelles marches pour arriver sans un ultime couloir beaucoup plus exigu, donnant sur deux portes, largement séparées.
Merde c'est immense ! J'ai l'air cruche avec mon petit appart !
— La première ! me chuchote-t-elle
— Okay, tu es sure que je peux dormir là ! Vous êtes combien là-dedans ?
Je panique !
— Demain pour les questions si ça ne te dérange pas. Il ne faut pas réveiller Félix.
— Qui ?
Je commence à baliser avec tous ses mystères !
— Chut, la porte au fond à gauche de la chambre donne sur une salle de bain commune. Verrouille les portes si tu veux être tranquille, et fais-toi couler un bain.
Je n'ai pas eu le temps de me retourner pour la remercier qu'elle disparait de ma vue comme seul un ninja sait s’y prendre.
Je n'aurais pas dû venir.
Timidement, je pousse la porte en jetant un oeil dans tous les recoins comme en quête d'un fantôme dans une maison hantée. Rien. La pièce est très agréable et spacieuse à l'image de la maison. Un lit en baldaquin immense m'ouvre les bras , décoré avec soin et de façon neutre. J'étale le peu de mes affaires sur mon lit d'un soir, et me débarrasse de mon legging noir trempé qui me colle aux cuisses.
Soudain, un double bruit de pas lourd et désordonné me sort de mes pensées, pour me noyer d'angoisse. Je me précipite sur la pointe des pieds vers la porte et colle l'oreille sur le bois ciré.
C'est Maud !
Sans réfléchir, j'ouvre et me retrouve nez à nez avec elle, qui, surprise de me voir, soutient assez difficilement, une loque au bord du coma.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Le proprio. Ouvre-moi sa porte s'il te plaît. Le reste, je m'en occupe.
Malgré la pénombre du couloir, je vois bien que Maud semble agacée. De mémoire, je n'avais jamais vu cet ange aussi autoritaire. Mon étonnement est tel que j'opine sans poser la moindre question.
Sans même me préoccuper de l'homme à moitié mort échoué sur nos épaules, j'essaye de le soutenir avec elle, le temps d'arriver à sa porte. Quand soudain, je réalise que je suis en boxer et que la loque humaine ivre morte, a le visage plongé vers le bas, directement en vue sur mes guiboles. Je rougis, priant pour qu'il ne se rappelle de rien par la suite. Je ne vois même pas à quoi ressemble vraiment "ce déchet" . À part ses cheveux poivre et sel, il parait juste très grand. Je ne pourrais même pas le reconnaître dans la rue si je le croisais demain.
Arrivés devant sa porte, je me détache du corps du propriétaire afin d'attraper la poignée, lorsque tout à coup l'ours sort de son hibernation quelques instants. Toujours la tête dans le guidon, il nous sort d'une voix rocailleuse et endormie.
— Jolies jambes !
— Ahhh
Le rouge me monte aux joues, et une force inconnue me pousse à courir en direction de ma chambre, laissant Maud se dépatouiller avec cette éponge notoire. Une fois cachée derrière, je n'entends plus que les battements de mon cœur résonner dans ma tête, mais très vite le froid me rappelle à l'ordre. Mes yeux dérivent vers la salle de bain et toute mon attention se concentre sur une bonne douche bien chaude.
Surprise ! À mon retour dans la chambre, le legging n'est plus là, ni le top noir d'ailleurs. Merde c'est quoi ce plan ? A la place, je trouve une chemise blanche, trop grande pour moi, posée avec soin sur le lit. Malgré l'incompréhension de cette situation, la douche commence à avoir les effets escomptés, et mes paupières s'alourdissent. La fatigue prenant le dessus sur mes pensées et je m'effondre sur ce lit douillet.
Les heures semblent durer une éternité. Me tournant et me retournant dans tous les sens dans ce lit de princesse, je n'arrive plus à trouver le sommeil. Un bruit sourd, comme un objet métallique tombant sur le sol m'avait arraché de mon bien-être temporaire en un sursaut. Le cerveau en ébullition je me demande encore pourquoi j'ai accepté la proposition de Maud. Ce n'est pas moi ! Et puis c'est quoi cette baraque ? Pourquoi bosse-t-elle pour Louis ? Elle n'est pas dans le besoin !
Entre la somnolence et l'éveil je sens mon corps douloureux, se prendre de frissons incontrôlables. Ma tête va exploser sous les coups de marteau incessants sous mon front. Et Mick ? Putain qu'est-ce que je fais ?
La nuit est vraiment de courte durée. Une fois m'être débarrassé de toutes ces questions sur cette étrange maison et Mike, je repense à ma défunte sœur, comme presque chaque soir. Quelques bribes de souvenirs m'étouffent, comme dans un mauvais rêve.
J'aimais ma soeur. Pourtant nous étions très différentes et mon père l'adorait bien plus que moi.
Céleste avait tendance à me surprotéger, mais son goût pour la fête et les garçons m'effrayaient . Son dernier amour Josh semblait être un gentil garçon. Beau comme un Dieu, toutes les filles voulaient avoir le privilège d'atterrir dans son lit, pourtant il ne voyait que par Céleste et comment lui en vouloir ?
Et puis, c'est le trou noir. Le poids des années et la tragédie m'ont fait oublier certains souvenirs. Heureusement, il me reste tout de même, quelques images incertaines, comme sur le fait d'être allée plusieurs fois, dans la maison luxueuse de Josh à étudier, seule, comme toujours, pendant que les tourtereaux fricotaient. Puis, une femme hurle de toutes ses forces. Je ne vois pas son visage, mais je sais que c'est elle, Céleste. Je me lève, trébuche, fais tomber un objet sur le sol du grand salon et me dirige vers la double porte pour le rapprocher du cri. Soudain, une lumière m’aveugle. Je sursaute, transpire et me réveille.
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