2 - Les pancakes
Mon portable n'a plus de batterie, mais vu la lumière qui traverse les épais rideaux vert d'eau de la chambre, je ne pense pas qu'il doit être plus tard que sept heures.
Que faire ?
Après que mes idées se soient remises quelque peu en place, ma curiosité naturelle reprend naturellement le dessus, dans cette maison plutôt silencieuse. Le besoin d'explorer les lieux est bien trop grand.
Vêtue uniquement de la chemise blanche et de mon boxer, la quête de mes vêtements me semble avant tout indispensable. Alors que je me faufile vers le rez-de-chaussée, mes yeux s'accrochent à un objet qui m'avait échappé la veille en grimpant les marches pour la première fois. Un lustre majestueux en verre ou en cristal reflète la lumière annonçant un matin frileux, pénètre les grandes fenêtres éclairant ainsi les grandes pièces que je traverse, les unes après les autres.
Je distingue au loin un endroit que j'apprécie énormément dans une maison en temps ordinaire. Surtout, après avoir passé dix minutes à marcher sans conviction, la cuisine. Aussitôt mon ventre crie famine à l'idée de trouver n'importe quelle denrée mangeable parmi les nombreux placards. Sept heures trente s'affichent sur la pendule à engrenage, qui surplombe le mur principal. Parfait ! Tout le monde doit encore dormir, j'ai le temps de me faire un encas avant d'aller me cacher dans la chambre en attendant sagement Maud.
Je me précipite sur le frigo qui, à mon grand regret fait de la concurrence à mon estomac. Quasiment vide. Oh ils ne mangent pas ici ? Je suis tombée dans une famille de vampires ou quoi ? A la pensée de mes mots, j'arrive à esquisser un sourire fragile et me dirige pleine d'espoir vers les placards.Idem. Seuls quelques oeufs sur le plan de travail me font signe d'avancer vers eux sans crainte. Bon eh bien, Pancakes Scar !
Remontant mes manches, je me lance à la tâche, en chantonnant une de mes chansons préférées. Quelques minutes plus tard, j'attaque la dernière étape, avant le plaisir ultime de la dégustation : la cuisson !
-"Come up to meet you, tell you I'm sorry...
You don't know how lovely you are...
I had to find you...
Tell you I need you...
Tell you I set you apart..."
Le cœur empli de ces mots romantiques, j'entends une voix rauque masculine me reprendre et sursaute:
- "You don't know how lovely you are..."
L'effroi me transperce les os. Comme paralysée je ne sais pas si je dois me retourner et sourire ou m'enfuir en courant. Putain j'ai une poêle à la main, je suis juste dans une chemise inconnue, moitié nue dans une cuisine qui n'est pas la mienne.
- Salut bébé, excuse-moi je me suis un peu emporté avec la tequila hier soir. Qu'est-ce que tu fais de bon ?
Quoi ? Bébé ? Il est dingue ? Je voulais lui faire volteface pour lui montrer son erreur. Mais au moment de tourner les talons, je sens une tape légère rebondir sur mes fesses.
Sans réfléchir, la minute passe plus vite que je ne le souhaite dans un accès de rage, les joues en feu, je me retourne vivement et colle une claque magistrale à ce... Merde le proprio !
Après la peur et la colère, c'est au tour de la honte de s'inviter dans mon tout petit corps en découvrant un homme, d'une trentaine d'années à peine, grand et robuste. Ses cheveux semblent, en effet, poivre et sel et cela lui va terriblement bien. Sa main droite se porte directement vers sa joue quelque peu tuméfiée. J'entrevois ses yeux surpris, d'un gris profond comme l'acier, qui me fixent. La chaleur m'envahit de nouveau, les pommettes en feu je tente d'ouvrir la bouche, mais rien n'en sort.
— Je... Je suis...
Mon expérience avec les schizophrènes est assez proche de zéro. C'est donc horrifiée que j'assistais à la transformation du bel homme intimidant et surpris, pour laisser place...
— BA alors bébé, tu en veux encore ?
A un connard !
Sa main quitte sa joue pour venir me pincer le menton, me forçant à relever la tête. Un sourire narquois se dessine sur son visage et ces yeux qui m'avaient scruté pendant quelques secondes, passèrent alors en mode animal. Bref, stéréotype parfait du crétin ! Alors qu'il vient de coller son corps sur le mien quasiment nu, je lui sors, téméraire et menaçante :
— Et vous ; vous en voulez une autre peut-être ? Ou dois-je viser plus bas ?
Le visage maintenant fermé, les fenêtres de son âme crasseuse passent de mon visage à son « attirail ». Mon genou se trouve extrêmement bien placé pour l'empêcher de faire le bonobo pendant au moins une semaine.
Je me sens alors forte et vigoureuse. Mon regard pèse sur le sien quand je le sens lâcher prise.
— Qui êtes-vous et que venez-vous faire chez moi ?
Difficile de cerner le personnage, après « le bourré » « l'obsédé » voici « le proprio »!
En effet, avec le mètre qui nous sépare à présent, j'admire sa posture devenue presque guindée. Le regard froid et sa voix est proche de celle d'un politicien ennuyeux qu'n voit à la télé après une soirée arrosée.
— Euh, je suis une amie de Maud. Elle m'a proposé de dormir ici, mais je m'en vais de ce pas. Je...
Je l'observe me décrire de la tête aux pieds, de façon impassible. La gêne m'envahit instantanément. J'essaye de cacher un maximum mes cuisses en cassant ma posture, croisant ainsi les bras sur la partie supérieure de mon corps frêle, comparé au sien.
Etonnamment, en parfait gentleman, il me passe sa robe de chambre grise et molletonnée. J'hésite avant à la prendre, mais je n'ai pas envie qu'il continue à me reluquer. Lui, ou Dieu sait qui d'autre, que je ne connais pas encore ici. Dans un silence de plomb, je finis par lui tendre l'assiette de pancakes en signe de paix. Il me regarde avec intensité et me lâche un petit « merci » qui me fait sourire. Après avoir englouti deux pancakes et fait la vaisselle, je m'apprête à aller me cacher sous la couette à attendre Maud quand il engage de nouveau la conversation.
— Alors on n'a pas... on a ... enfin vous voyez ?
Les yeux brillants de confusion, je me contente de faire non de la tête en libérant mes longs cheveux châtain de l'élastique, qui les retient en un ridicule chignon. Ses joues rosissent un peu, ce qui me détend. Devant une réaction humaine de sa part, j'éloigne l'hypothèse qu'il soit un psychopathe.
— Pourquoi avez-vous cru ça ?
— Vous portez ma chemise !
Maudit sois-tu Maud !
— Oh ! Désolée, mes vêtements ont disparu et j'ai trouvé cette chemise sur le lit.
— Ce n'est rien, elle vous va mieux qu'à moi. C'est vous qui m'avez porté à ma chambre hier ?
— Comment ? Vous vous en rappelez ?
Faites que non, faites que non !
— Vaguement.
Il esquisse un sourire malicieux et poli en même temps, avant de se reprendre :
— Je vous prie de m'excuser pour ce comportement de tout à l'heure ... mais aussi d'hier soir.
Il s'en rappelle. Grrr. Les yeux dans le vague, je me mordille la lèvre pour vérifier de ne pas être dans un cauchemar et lui répond :
— Ce n'est rien, c'est déjà oublier, et ... désolé pour la gifle.
Il opine, aussi j'en profite pour m'éloigner et aller me cacher dans un trou de souris après tout ça.
— Merci pour les pancakes, amie de Maud !
Je choisis d'ignorer ces mots, m'évitant ainsi une nouvelle confrontation.
La maison me semble un peu plus familière. je traverse le petit salon à grande foulée et au premier virage vers la salle de réception, une odeur me prend les narines et m'arrête net en chemin. La robe de chambre. Douce et chaude, je rougis en y repensant. Je la hume pour me délecter du parfum légèrement boisé et musqué qu'elle dégage. Quand j'y repense, ce proprio est bizarre, mais c'est un bel homme.
Je souris en défilant mes pensées bloquées sur ce physique colossal, jusqu'à ce que je croise Maud qui descend les escaliers.
J'accélère le pas, mais ces marches n'en finissent pas et je m'essouffle rendu à son niveau.
— Bonjour, Scar, tu es bien matinale !
Une rangée de dents écarlates s'alignent devant moi et j'ai du mal à montrer mon mécontentement contre elle depuis hier. La douleur lancinante de la trahison me taraude. Alors je tente la franchise.
— Pourquoi m'as-tu fait venir ici ?
Maud me dévisage inquiète et une lueur de tristesse se lit dans ses yeux bleus.
— Je pensais te remonter le moral et j'avais envie qu'on passe du temps ensemble, voilà tout. Je sais que je ne t'ai jamais parlé de cette maison, mais tu as toujours refusée de venir et hier, je n'ai pas eu...
Je l'arrête d'un mouvement concis de la main.
—J'ai parlé à ton proprio ce matin. J'ai bien vu que c'est un ivrogne coureur de jupons. Ça, c'est une chose. Ce que j'aimerais savoir, c'est pourquoi tu vis avec ce mec antipathique? Et c'est quoi cette maison ? Vous êtes combien ? Pourquoi travailler pour le gros Louis ? Visiblement, tu n'en a pas besoin ?
Elle me sourit poliment en me tendant mes vêtements de la veille, lavés et pliés avec soin.
— Tiens, ils étaient humides, je voulais te prêter un t-shirt pour dormir, mais tu ne serais pas rentré dedans.
Mon amie rougit pensant certainement m'avoir froissée, et se justifie du mieux qu'elle peut.
— Euh je ne voulais pas dire que tu... enfin tu vois tu as plus de poitrine que moi et...
Je ris de bon cœur devant son désarroi et oublie toute la colère devant cette jeune femme si adorable. Je ne prends pas mal le fait qu'elle me rappelle que nous n'avions pas le même corps. En fait, si on regarde bien, je dirais même que nous sommes l'opposé l'une de l'autre. Elle est grande, carré blond impeccablement coiffé, aux yeux bleus, taille mannequin.
Moi plutôt taille moyenne pulpeuse, aux yeux très verts et cheveux châtain, longs et indisciplinés.
Je n'ai jamais pensé grand-chose de mon physique. Disons simplement que je m'en contente. Je n'ai également aucun mal à m'autodénigrer. La nature ne m'a peut-être pas gâtée pour le plaisir visuel d'autrui, mais au moins mon incroyable sens de l'humour me permet de rire de tout.
— J'ai compris ne t'inquiète pas. Que veux-tu faire alors aujourd'hui ?
Là, pour une raison encore inconnue, mon corps décide de me jouer un tour. Il me suffit de quelques instants pour sentir une forte chaleur m'oppresser. Le mal de tête ressenti la veille revient au galop pour une course folle qui m'arrache une grimace.
— Scar ?
— Je, je ne me sens pas... bien.
Sans m'en apercevoir, mon pied se dérobe et mon être tout entier bascule en arrière. Je m'apprête à embrasser ce superbe sol sur toute ma longueur lorsque je m'écrase violemment sur une surface chaude. Recroquevillée, j'ouvre péniblement un œil. Mais la lumière m'éblouissant, je ne distingue que deux ombres floutées. Seules, quelques phrases parviennent à atteindre mes tympans oxydés eux aussi.
— FELIX !
— C'est bon, je la tiens. Qu'est-ce qui s'est passé bordel ?
— Je n'en sais rien, elle me parlait et d'un coup, elle est tombée.
— Arrête de pleurer, c'est fini... elle est malade, je crois... Appelle Landers. Je vais la coucher. Fais vite elle perd connaissance !
— Oui... oui j'y vais.
Les instants qui suivent, je me sens légère, puis plus rien.
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