03. Premier élan (partie 1)

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Mercredi 4 septembre 2013

Est-ce que Fantou m’attend tandis que je gis au bord de la route, à quelques mètres de l’auberge ? Même si tout n’est qu’imaginaire, je ne parviens pas à m’en persuader. Si je reprends une pilule et que mon rêve se poursuit, que s’est-il passé durant la nuit ?

Ces questions me hantent tandis que je m’habille devant le miroir de ma penderie. Mes fringues d’hier ont trop souffert de ma fièvre et puent le linge humide qui a séché dans une cave. J’ai pris des sous-vêtements rouges et le débardeur noir qui allait normalement avec les dessous de la veille. Il arbore le crâne rasta le bédo encore entre les dents. Un pantalon de toile noire taille basse pour laisser apparaître le rouge en haut de mes fesses.

J’ouvre ma boîte à économies, cachée derrière mes culottes. Quarante euros, un billet de vingt dans chaque balconnet.

Passage par la salle de bains pour un maquillage adapté. Lèvres charbon et paupières rubis estompées.

Une demi-heure plus tard, c’est déterminée que je parcours le couloir ensoleillé du bahut. Les premiers lycéens me regardent, avec curiosité, comme d’habitude. Je n’ai pas pris mon sac de cours, et téléphone à la main, je file directement vers le banc où Victor prend le soleil. Pour une fois, il semble plus frais que moi.

— Salut Hélène.

— Je te giflerais si tu n’étais pas un bon confiseur. Tu as encore des Smarties ?

— Oui, le même prix.

— Tu m’en mets quatre, du coup ?

Discrètement, je lui tends mes billets. Souriant, il procède à un transfert d’une boîte vers une autre puis me la tend. Je l’ouvre pour regarder s’il y a bien quatre confiseries. Depuis les portes du couloir vitré, le pion qui veille sur les secondaires me lance un regard sombre. Alors que j’approche, il me prévient :

— BTS ou non, pas de drogue dans l’établissement, Mademoiselle Hamel.

— Hé ! Ho ! Ce sont que des Smarties, répliqué-je en agitant la boîte.

Il n’ose pas répliquer. Note personnelle : penser à avoir des vraies boîtes de Smarties pour le leurrer demain. Je grimpe les escaliers jusqu’au troisième et dernier étage, afin d’esquiver les gens de ma classe. Je n’aperçois même pas ce connard de Geoffrey.

Des filles de secondes, trop stressées d’être en retard, sont en train de se maquiller devant les miroirs. Je m’enferme dans une cabine, m’assois, puis attends que les toilettes se vident à l’heure du début des cours. J’ouvre ma boîte, souris au bonbon que je tiens entre mes doigts, et lui murmure :

— Remmène-moi là-bas.

Je le gobe.

Absolument aucun effet.

C’est quoi ce placebo ? Victor va entendre parler de moi !

Aussitôt que je me lève, les quatre murs tombent soudainement. Le frisson glacé me monte aux tempes, mon corps brûle. Je suis au milieu d’un océan jaune et pétillant. Des lapins bleus sautent de goulot en goulot sur les bouteilles de verre géantes qui flottent et tanguent au loin.

Soudain, un immense ver noir surgit de l’eau, gueule béante et retombe sur moi, m’avalant toute entière. Je hurle comme une folle et me réveille brutalement.

— Oh ! Ses vêtements se sont transformés ! s’exclame la voix de Fantou.

Je garde les yeux fermés en affichant bien malgré-moi un sourire béat. C’est bien ici que je voulais revenir. La voix de la tavernière lui répond :

— Elle avait dit que c’était normal. Ce doit être une sorcière.

— Elle sourit.

J’ouvre les yeux et me redresse dans le même lit que la dernière fois.

— Merci de m’avoir protégée.

— C’était facile, vous étiez toute légère, sourit Fantou.

La tavernière me dit :

— J’ai parlé de vous aux gens du hameau. Ils sont curieux de vous voir. J’ai préféré dire que vous étiez partie en laissant votre courtisane, mais certains sont déjà sceptiques qu’une future impératrice ait accepté une souillon aux cheveux courts. J’ai affirmé que vous étiez étrange, mais que votre beauté était sans pareille et qu’elle avait déjà séduit le seigneur Varrok.

— Merci… J’ignore votre nom.

— Jeannine.

J’ai envie de rire et je ne peux retenir mon sourire. Je propose en me levant :

— Allons rencontrer les médisants.

Je suis vêtue de ma tenue du jour, avec mon soi-disant blason sur mon débardeur. Fantou me dit :

— Vos armoiries sont effrayantes et rigolotes en même temps.

Je marche jusqu’à la taverne et les poivrots du matin se taisent en me voyant entrer. Je garde la tête droite et digne. Jeannine dit à la fillette :

— Fantou, va rassembler les autres.

Ma courtisane aux pieds nus sort en courant. Je m’assois donc et Jeannine propose de m’offrir une bière. Les ivrognes n’osent pas me parler, j’échange quelques mots avec Jeannine, à propos de mon aventure à Varrokia.

— Fantou m’a parlé de votre souhait de trouver une maîtresse es manières. Elles vendent leurs services chers ces temps-ci. La seule qui vous recevrait, je pense, est Dame Irène. C’est ce que j’ai dit à Fantou. Elle est à quelques jours au nord.

— Bien. Dans ce cas, j’irai voir cette Dame.

Il faut une bonne demi-heure pour voir arriver les quelques fermiers qui peuplent le hameau, et je commence à craindre qu’à rester trop proche de l’auberge, l’ecstasy ne perde de son effet rapidement. Jeannine installe et offre à boire à chacun d’eux, homme et femme. Lorsque Fantou entre, Jeannine lance :

— Bonsoir à tous. Je vous présente Léna Hamestia.

Un péquenot renifle avec dédain

— Et vous dîtes que vous avez embrassé l’Empereur ?

— Moi je ne dis rien.

— Mais moi je l’ai vue, insiste Jeannine.

— Votre tenue est bien étrange et manque cruellement de féminité, je ne vois pas comment alors vous pourriez surpasser les autres.

— Peut-être parce que je suis différente et que toutes les autres veulent se ressembler.

Ils marmonnent entre eux, jusqu’à ce qu’intervienne ma courtisane :

— Oyez ! Oyez ! Ma maîtresse doit se rendre chez Dame Irène, une ancienne courtisane renommée qui enseigne sur la montagne. Il lui faut juste une monture. Et si elle en revient avec le sceau de Dame Irène, cela vous prouvera qu’elle peut être féminine.

Une femme aux yeux cernés s’approche de moi :

— J’ai été l’élève de Dame Irène. C’est une folle ! Vous fuirez dès ses premiers enseignements.

— Nous verrons bien, réponds-je.

Un homme s’avance et me dit calmement.

— Sans mentir, vous êtes d’une beauté redoutable, même dans ces frusques. Si vous revenez de chez la vieille Irène avec pour recommandation, ne serait-ce que la moitié d’une phrase, alors je voterai pour vous.

— L’un de vous lui prêtera-t-il une monture ? interroge Jeannine. Personne ? Personne pour laisser une chance à Léna ?

— Non ! Ce n’est pas une jeune femme sérieuse, cela se voit ! s’exclame une femme.

— Et qui nous dit qu’elle est si belle que ça ? ! Comment pouvons-nous juger sans voir ? renchérit un homme.

Je m’avance vers lui tout en construisant une réponse qui claque :

— Je ne vous ferai pas le plaisir de me déshabiller pour vos yeux porcins, j’ai déjà donné à la citadelle des scribes. Et s’ils m’ont jugée assez belle pour l’Empereur, je n’ai que faire de votre avis.

— Moi, je vous prête une monture, me dit un homme plutôt beau gosse.

— Tristan ! s’offusque sa femme.

— Si vous revenez avec la marque, vous la garderez.

— Sachez que le jour où je le pourrai, je vous remercierai. Même si j’échoue.

— Comment vous nous remercierez si vous échouez ? peste sa femme.

— C’est lui que je remercierai. Je lui offrirai une nuit avec un corps d’une vraie beauté.

— Faudrait encore savoir vous y prendre, pucelle !

— Demoiselle Hamestia, Dame Lendemaine, cessez, s’il vous plaît, intervient un homme âgé. Si Tristan vous prête une monture, je vous donnerai les vivres suffisants pour parvenir au manoir.

— Merci. Je n’oublierai pas ce geste, lui promets-je.

— Nous avons le temps avec l’élection, ajoute une femme. Mais pourquoi ne pas attendre d’autres concurrentes peut-être mieux-disantes ?

— Si Léna ne revient pas, nous pourrons choisir une autre. Pour le moment, je pense qu’elle peut y arriver, déclare un homme.

— Evidemment, il n’y a que l’avis des hommes qui compte, ici ? s’énerve la femme.

— Laissez-lui sa chance, sourit une femme âgée. Allez, c’est décidé ! Allez chercher de quoi permettre à Léna de commencer son voyage.

Les villageois quittent l’endroit et la vieille femme me dit :

— Les gens ici sont pauvres et je comprends que Valérie ne veuille pas vous laisser une monture qui pourrait servir à d’autres. Mais je peux vous assurer que si vous revenez avec le sceau d’Irène, c’est elle qui poussera les autres. Les femmes ont besoin de quelqu’un qui leur donne des espoirs et les fasse rêver, pas une simple inconnue qui séduit leurs maris.

— Mais si personne ne me donne sa confiance, c’est ce que je resterai, une inconnue.

— C’est bien pour ça que j’ai écourté les conversations, avant que certains ne reviennent sur leur décision. Vous n’êtes sans doute pas la seule qui ai pu s’entretenir en toute intimité avec l’Empereur, peut-être pas la seule qu’il ait embrassée. Avec l’aura de virilité qu’il dégage, il doit faire tourner les cœurs facilement, pourquoi ne pas en profiter ?

— Personnellement, j’ignorais qui il était.

— Ça, j’ai du mal à vous croire, sourit-elle. Qui ignore qui est l’Empereur ?

— Une fille qui n’est pas d’ici.

— Vous venez d’où ?

— D’un pays si lointain que je doute que vous le connaissiez.

Elle cligne des yeux simplement, puis va s’asseoir à une table.

— Un thé, s’il te plaît, Jeannine.

Fantou et moi attendons en silence, imaginant les discussions véhémentes qui doivent avoir lieu à l’extérieur.

— Je ne vous ai pas rendu vos trois écus, me dit ma servante.

— Garde-les. Si j’échoue, tu en auras davantage besoin que moi.

— Mais même si vous échouez, je vous appartiens. Je ne peux aller nulle part ailleurs qu’où vous êtes.

— Je te rendrai ta liberté.

— On peut faire ça ?

— Bien sûr, voyons.

Enfin la porte s’ouvre, mais c’est Jeannine qui faisait le guet et qui pénètre dans la pièce :

— Ils arrivent.

Nous sortons pour les voir. Tristan et le vieil homme reviennent avec seulement trois autres hommes, mais avec deux montures. Lorsqu’ils s’arrêtent, le vieil homme me dit :

— Je ne peux laisser votre courtisane s’écorcher les pieds pendant plusieurs jours de marche, et elle vous ralentirait, alors moi aussi je vous prête une monture. Elle m’est bien utile pour me rendre à la capitale, mais c’est de plus en plus rare.

— Merci pour Fantou.

— Nos pensées vous accompagnent, Léna.

Je le salue du menton pour écourter la conversation, puis me dirige vers Tristan qui tient les brides. Un sourire crocodilien immobile accompagne le regard de rapace de l’animal. Intimidée, peut-être échaudée par la filmographie de mon enfance, je confie :

— Je ne suis jamais montée sur un… dinosaure.

— Un véloce ?

— Oui c’est ça.

— C’est très simple, vous mettez le pied ici, et vous lancez votre jambe par-dessus la selle. Puis-je vous aider ?

— Je veux bien.

Il pose ses mains chaudes sur mes hanches, puis m’aide à me hisser, aussitôt mon premier pied à l’étrier. La créature ne bouge pas d’une écaille.

— Elle s’appelle Anaëlle. Elle est très docile, me promet Tristan.

— Mon vieux Médor aussi, ajoute le vieux, sur lequel le troisième villageois vient de hisser Fantou.

— On tire à gauche pour aller à gauche, précise Tristan, à droite pour aller à droite, en arrière pour l’arrêter. Prenez vos rênes comme ça. Voilà. Les véloces peuvent rester plusieurs jours sans manger à l’état sauvage. Mais comme vous allez les faire courir des journées entières, laissez-les chasser à l’aube et au crépuscule. Ils reviendront vers vous au premier coup de sifflet.

— Bien. Alors c’est parti ! Direction la montagne.

Je talonne mon véloce et il s’élance, aussitôt suivi par celui de Fantou. Mal à l’aise sur ma selle, je ne jette pas un regard en arrière, de peur de tomber. Putain ! S’il va à ce rythme toute la journée, je ne vais plus avoir de fesses !

Ma vessie, comprimée à chaque enjambée du dinosaure, émet des SOS depuis déjà plusieurs heures. L’espoir de me réveiller pour pouvoir faire ça tranquillement sur un trône de faïence s’amenuise. Si je me soulage dans mon rêve, ne vais-je pas faire de même dans mon sommeil ? Mon estomac insiste pour que nous fassions une pause. Mon téléphone indique quatorze heures, J’aurais préféré aller à la cantine, mais il est trop tard, l’effet de l’ecstasy perdure.

— Quelque chose vous inquiète ? interroge Fantou.

— Non, juste envie de pisser.

Elle sourit tandis que j’observer la plaine étendue sans recoin pour se cacher. J’ai horreur de la pleine nature, mais ma vessie est trop douloureuse. Il me reste à prier pour que dans un somnambulisme à demi lucide, je fasse ça sur le trône. Au pire, je me réveillerai dans des fringues puantes.

Je me couche sur mon véloce, et glisse mes deux pieds tendus au sol. Je m’éloigne de deux pas prudents en croisant les cuisses pour contenir le barrage qui s’apprête à céder. C’est trop limite ! Je baisse mon pantalon et ma culotte d’un seul geste, puis m’accroupis sans pouvoir me retenir une seconde.

Fantou s’abaisse à côté de moi, une poignée de feuilles d’arbuste entre les mains. Elle n’a aucune gêne, puis me regarde :

— Vous avez fini ?

Aucune sensation de vêtement imprégné ne me réveille, et le vent frais de la plaine me rappelle combien mon subconscient croit cette fantasmagorie réelle. Je prends quelques feuilles qu’elle me tend puis l’imite lorsqu’elle tamponne le verso duveteux. Je me relève avec la sensation de légèreté qu’on connaît toutes, et malgré tout l’inquiétude de mon état réel.

J’ouvre la sacoche de victuailles accrochée à ma selle. Elle contient uniquement des fruits séchés. Ce serait si simple si je pouvais me réveiller, me rassasier avec la cuisine de ma mère, puis revenir en gobant une dragée bleue. En plus ma faim est sans aucun doute aussi vraie dans ce rêve que dans le monde réel, et ce n’est pas un fruit desséché imaginaire qui va me rassasier.

Je tends un fruit avec dépit à ma jeune accompagnatrice.

— Tiens.

— Mangez avant, je finirai ce que vous ne voudrez pas.

— Nous partageons, insisté-je. C’est moi qui décide.

— Mais ne vous privez pas pour moi.

— N’aie crainte, je n’ai pas grand appétit.

Elle s’assoit en tailleurs dans l’herbe, alors je l’imite. Trouvant difficilement un sujet de conversation avec une fillette de sept ans ma cadette et qui plus est d’un monde différent du mien, je parle de l’Empereur :

— Sten Varrok a-t-il déjà eu une autre femme avant moi ?

— Oui, mais c’était avant que je naisse. Il était jeune et sa mère voulait qu’il épouse Bérénice des Nuages pour consolider l’alliance avec les Messiens. Mais juste après le mariage, Bérénice a été tuée par sa courtisane. Parce qu’elle était gentille et donc elle avait pris des aspirantes au trône déchues. Mais comme toutes les anciennes aspirantes, elles étaient jalouses.

— Il n’y avait pas encore la règle qu’il faut des enfants courtisanes ?

— Si, mais pas au royaume des Messiens. Le Seigneur Varrok n’était pas encore Empereur. C’était son père le Seigneur Diphilos Khal.

— Khal ? Ce n’est pas celui qui a tué sa femme qui était tombée amoureuse d’une courtisane ?

— Si. L’Impératrice Sanava Varrok. C’était la mère de Sten Khal. Moins d’un an après l’avoir tuée, il a lancé le premier appel au trône et a épousé une nouvelle Impératrice, qui avait seize ans, et qui était élue par le peuple. Et puis Khal est mort d’une maladie, ou d’un empoisonnement, personne ne sait très bien. Comme elle a eu peur que Sten veuille le trône, la nouvelle Impératrice l’a fait exiler. L’empire est tombé, divisé en royaumes. En dix ans, Sten Khal l’a reconquis. Il s’est associé à un puissant Baron Messien et a écrasé les royaumes un à un. L’année dernière, il a renommé la capitale Varrokia du nom de sa mère et il a pris son nom.

— C’est vraiment intéressant.

— Mais tu ne connais pas tout ça ?

Elle me tutoie enfin.

— Grâce à toi, si.

— Mais tout le monde doit connaître l’histoire de l’Empire.

— Et bien tu seras ma professeure.

— D’accord !

Elle affiche un sourire radieux. Je lui promets alors :

— Dès que je me rendors, j’essaie de te créer par magie des beaux vêtements. J’ai bien dit, j’essaierai.

— Je suis contente que vous soyez gentille.

— Moi je suis contente aussi que tu sois gentille. Nous nous remettons en route avant que je ne m’endorme ?

— Oui.

Nous enfourchons nos reptiles. Avec un peu de chance, je ne m’endormirai pas avant la nuit.

Le fruit sec a bien coupé l’appétit. Nous avons pris de l’altitude, et quelques arbres et rochers commencent à parsemer la plaine enherbée.

— Il va falloir que tu choisisses. Ou tu me tutoies ou tu me vouvoies.

— Ben en fait, c’est mieux que je vous vouvoie, car Dame Irène n’aimera pas m’entendre vous tutoyez.

— Tu as sans doute raison. Tu es bien plus sage que moi.

— Le soleil rougit, il va falloir laisser les véloces chasser, sinon, ils auront faim.

Je regarde l’heure. Il est vingt heures passées. L’accoutumance rend le délire plus long au lieu de l’écourter.

— Bien.

Je mets pied à terre, et je l’imite pour défaire la sellerie de ma monture. Trop faible pour porter la sienne, Fantou la laisse tomber, mais le reptile se sait libre pour chasser et s’élance, toute griffe dehors en quête de proies.

— Les véloces n’attaquent jamais les hommes ? m’étonné-je.

— Ben non, nous sommes trop gros.

— Avec pareilles dents, ils pourraient.

— Heureusement que non.

Nous avons encore des fruits secs, une outre d’eau pleine dont je doute de la pureté. Cependant, les bactéries imaginaires ne doivent pas avoir d’incidence. Je cède à ma soif. Assises côtes à côtes, tout en mordant dans notre maigre ration, nous regardons l’horizon qui flamboie avec le coucher de soleil.

— Tu ne t’es toujours pas endormie.

— Et tu as recommencé à me tutoyer.

— Je ferai attention devant Dame Irène.

Peut-être m’a-t-on trouvée inanimée dans les WC et du coup suis-je alitée dans un lit d’hôpital, avec un cathéter branché sur le bras et prolongeant l’effet de l’ecstasy au lieu de le réduire.

Après ce repas frugal, Fantou et moi déplions les sacs de couchages accrochés aux selles des reptiles. Je déteste dormir en tente, et encore plus à la belle étoile. Le soleil tombe vite et la nuit est particulièrement noire. Chaussures à côté de moi, seule dans mon duvet, je tremble de froid, perdue, avec l’envie exacerbée de revenir au monde réel, à mon lit.

L’humidité et le froid liés à l’altitude que nous avons prise depuis notre départ rend le sommeil particulièrement difficile à trouver. De plus, mon sac en guise d’oreiller est d’un confort critiquable. Un oreiller, un duvet, puis le corps brûlant de Sten contre le mien…

Soudain, une main calleuse me bâillonne. J’essaie de me débattre, tandis qu’une poigne robuste m’oblige à sortir du sac.

— Doucement ma jolie, on ne te veut que du bien !

Le premier me baisse le pantalon. Mes pieds pédalent furieusement pour l’empêcher d’accéder à ma culotte. Dans le mouvement, j’arrive à dégager ma bouche et mords profondément la main de celui qui me tient. Il me lâche en criant, me gifle, puis son acolyte me tombe dessus lourdement. Je griffe son visage, et aussitôt celui que j’ai mordu me saisit les poignets. Celui qui pèse de tout son poids sur moi baisse ma culotte puis se déshabille. Je crie du plus fort que je peux pour lui crever les tympans. Son sexe bute sur ma cuisse tandis que j’hurle en me tortillant. Soudain, Fantou hurle de toutes ses forces et le poignarde entre les omoplates sans s’arrêter. Le deuxième libère mes poignets pour se jeter sur ma servante. Je me dégage du corps, me précipite sur l’arme tombée devant lui. Il m’agrippe les cheveux, alors je me relève en plantant la lame droit sous son menton. Effrayée de prendre un coup, je lâche le manche en reculant. Il s’immobilise, tombe à genoux en gémissant, le sang ruisselant sur sa gorge.

Je regarde Fantou meurtrie au sol qui tremble comme une feuille.

Soudain, je me réveille.

Il fait noir, l’endroit est silencieux j’ai la ceinture du pantalon et la culotte à mi-cuisse. Je reconnais la faïence et l’odeur des toilettes du lycée.

J’ai dû sacrément bouger durant mon bad trip pour me déshabiller toute seule. J’en tremble encore, comme si l’agression avait vraiment eu lieu. Je me refroque, essaie de reprendre mon calme en ralentissant mon souffle. La porte est toujours verrouillée, donc je sais qu’il ne s’est rien passé. Allez Léna ! Ce n’était qu’un rêve !

Je sors en me dirigeant à tâtons, habituant ma vue à la lueur des veilleuses des interrupteurs, puis des panneaux de sortie. L’odeur acide de sueur des deux hommes est tant imprégnée dans mon esprit que j’angoisse à chaque coin de couloir. Toutes les portes de sortie sont verrouillées, et je ne connais qu’une salle dont la serrure ne soit jamais fermée. Je marche d’un pas rapide à travers les longs couloirs sans parvenir à calmer mon palpitant. Le délire récent imprègne encore tous mes sens. Au rez-de-chaussée, je pénètre dans la salle de permanence. Le ventail de fenêtre une fois entrebâillé, je me faufile par l’espace restreint puis m’enfuis à pieds.

Respirer l’air pollué des rues est presque rassurant, mon cœur commence tout juste à retrouver une fréquence supportable. Je sais que je suis en dehors de mon cauchemar. Et bien qu’il puisse arriver mille dangers à une fille seule la nuit, je n’y pense pas. Cela ne peut être pire que dans ce monde imaginaire. Nous sommes loin de l’érotisme du premier trip, j’espère que le quatrième vaudra plus le coup. À noter que je ne me suis pas pissé dessus dans mon sommeil et que j’ai faim.

La ville est endormie, je ne croise que quelques voitures entre le lycée et la maison. Je tourne la clé doucement afin de ne pas réveiller mes parents. Dans l’obscurité, je me fraie un chemin jusqu’au réfrigérateur. Je dévore à la main une tranche de jambon de dinde, m’enfile deux barres de Kinder Maxi, et un grand verre de jus de fruit ! Putain, ça fait du bien !

Je longe le couloir dans le noir jusqu’à ma chambre, puis je me laisse tomber sur le lit. Mon lit ! Mon lit ! La peur s’évapore définitivement, le visage enfoncé dans mon oreiller béni. Sans-même me déshabiller, je m’enfonce dans la couette par-dessus moi. Je suis morte !

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