04. Premier élan (partie 2)
Jeudi 5 septembre 2013
Les pas lourds de mon frère dans l’escalier me tirent de mon sommeil sans rêve. À tâtons, je cherche mon téléphone pour lire l’heure, sans le trouver. Mes souvenirs du retour du lycée se font sans téléphone. Je l’ai oublié dans les chiottes.
— Pfff ! La conne.
J’ai mal à l’intérieur des cuisses comme si j’avais chevauché trois jours. L’imagination a un pouvoir tel que mes muscles se sont contractés durant une journée entière en imaginant les mouvements du véloce. L’image du couteau planté dans la mâchoire de mon agresseur remonte comme un train fou dans une gare de souvenirs. L’odeur de sa transpiration, son sexe ripant sur ma jambe. Je ne veux pas y penser, les classer dans la mémoire temporaire des rêves.
Je me lève, les cheveux aussi mal peignés que ceux d’un épouvantail, je me traîne en chaussettes jusqu’à la cuisine.
— Tu as dormi habillée ? remarque ma mère.
Comme cela coule de source, je soupire simplement en m’asseyant.
— Ton père et moi aimerions savoir où tu étais. — Je laisse mes cheveux faire rideau. — Nous nous sommes fait un sang d’encre ! Il était presque minuit lorsque tu as tourné la clé dans la serrure !
— Mmm. Je sais !
— Tu aurais pu au moins envoyer un message !
— Mmm.
Elle prend ça pour une affirmation, lâche un soupir exaspéré puis quitte la cuisine. L’impression de sentir le pénis glisser entre mes jambes me file un frisson.
— De toute façon, t’es majeure, me dit Mathieu.
— Mmm.
Il a raison. Tout aurait été si simple si j’avais été en appartement. Je charge à ras-bord le bol de céréales pour tenir la journée complète avec la prochaine ecstasy. Pour moi, aucun doute, j’y retourne, je veux connaître la suite.
L’estomac rempli, l’esprit un peu plus éveillé, je monte à la salle de bain. Je me démaquille en repensant à l’homme que j’ai assassiné. Mon rêve est si réaliste, que si je disais à Siloë et Chell que j’ai tué quelqu’un, ce ne serait pas mentir. Même un détecteur de mensonge s’y tromperait.
Les paupières propres, je laisse tomber mes vêtements dans la panière, et me glisse sous la douche. Chaude ! Battante ! Divinement agréable !
Lorsque je coupe l’eau, la voix de Maman crie depuis le rez-de –chaussée.
— Hélène ! Tu vas être en retard ! Bonne journée !
En retard ? Rien à foutre. Je me savonne, pour enlever toute sensation de crasse en provenance des deux types, je sens les premières repousses de mon épilation sous mes doigts, mais ça attendra.
Je repasse sous l’eau chaude cinq bonnes minutes. Si je ne prolonge pas davantage, c’est parce que je suis pressée de retrouver Fantou, de me sécher les cheveux et de me peigner.
Une fois coiffée, me sachant seule dans la maison, je traverse le couloir en drap de bain, puis ouvre ma penderie. Ma mère est encore en retard sur la lessive. Il me reste un ensemble de sous-vêtements en coton dépareillés vert pour le bas, bleu pour le haut. Il faut bien acheter aussi du discount quand la tirelire est à sec. J’étale mes vêtements sur mon lit pour chercher ce qui siérait mieux à une impératrice. Cela me fait drôle de songer ainsi, mais la vie d’étudiante n’a plus aucune signification pour moi.
Je choisis une belle robe noire dont le bustier met bien en valeur la poitrine, avec des manches longues mais laissant les épaules nues. Je supprime donc mon soutien-gorge. N’ayant pas de bas à me mettre, j’enfile un pantalon noir avant de réaliser qu’il casse la sensualité. Je serai donc jambes nues. Je conserve les rangers quand même, plus pratiques pour marcher dans la boue.
Je claque la porte de la maison, sac en bandoulière sur l’épaule, en réfléchissant à un endroit plus sympa que les toilettes pour me cacher. En même temps, je me demande si en changeant de lieu, je change de rêve. Ou bien est-ce un monde propre à moi au fond de ma tête ? Pourquoi le monde a-t-il cette allure ? Que révèle-t-il de moi ? Traduit-il un désir inconscient d’être une princesse, comme nombreuses petites filles qui ont grandi avec les dessins-animés ? Ma fantasmagorie n’a rien d’un Disney. Sans doute Sten est apparu en confrontation au râteau que m'a posé Geoffrey. Geoffrey était mon stéréotype d’idéal, et Sten m’a fait découvrir que mes fantasmes les plus profonds se tournent vers davantage de virilité.
Lorsque je parviens au lycée, la première heure de cours est déjà passée. Je grimpe directement au troisième étage. Les lycéens qui passent d’une classe à l’autre lorgnent sur mon décolleté. J’entre dans les toilettes désertes puis ouvre la cabine. Pas de téléphone. Je m’adosse au mur en soupirant, car je n’ai pas envie d’aller demander à la CPE si mon téléphone a été trouvé. Malheureusement, je n’ai pas le choix.
Retour au rez-de-chaussée. Je frappe à la porte. La conseillère, une femme en tailleur élégante aux longs cheveux châtains me salue :
— Bonjour Hélène. Nouvelle robe ?
— Oui… enfin une vieille, mais j’avais envie de changer.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— J’ai oublié mon téléphone dans les toilettes, hier.
— On ne m’a rien rapporté. Quelqu’un a déjà dû l’emporter. Mais, je suis étonnée, Monsieur Gaubert disait que personne ne t’avait vue de la journée.
— J’ai été malade et je suis rentrée chez moi. Mais du coup, j’ai oublié le téléphone dans les toilettes.
— À mon avis, quelqu’un l’a pris. Tu devrais le faire bloquer.
Je soupire de désespoir puis la remercie. Je tourne directement aux toilettes derrière son bureau. Les dommages collatéraux de la rêverie…
La cuvette est couverte de gouttes d’eau, alors je reste debout. Je gobe la seconde pilule de la boîte. Vu le prix, ça part trop vite ces trucs. Je remets la boîte dans mon décolleté.
Rien ne se passe. J’attends, persuadée que c’est l’accoutumance, mais après trente secondes, je ne ressens ni frisson ni autre sensation. Ma main plonge dans mon décolleté pour récupérer la boîte, et elle s’écrase comme une vague d’eau. Je regarde mon bras devenu liquide s’effondrer comme une cascade. Mes jambes s’écroulent sous mon poids, et mon corps éclate en flaque.
Je me réveille en sursaut, allongée sur le véloce. Je suis des yeux les rênes qui vont jusqu’à la main de Fantou qui a décidé de poursuivre le voyage en attendant que je me réveille. Brave gamine !
— Tu as bien fait !
Elle sursaute en se retournant, stoppant involontairement les bêtes :
— Vous êtes revenue !
Je remarque ses yeux cernés de fatigue. Je descends de selle, elle m’imite, puis détaille des yeux ma robe.
— Vous êtes belle !
— Merci. — J’enlève la boîte de Smarties de mon décolleté, puis la range dans la sacoche. — Tu as chevauché toute la nuit ?
— Oui. J’avais trop peur.
— Je suis désolée. Je ne choisis pas quand je pars.
— Je sais, je ne vous donne aucun tort. De plus, vous avez sauvé ma vie juste avant.
— Toi aussi tu as sauvé la mienne.
— Je pense qu’ils en voulaient à votre virginité. Ce doit être une autre aspirante qui les a envoyés.
— Cela ne fait aucun doute.
— Ils avaient beaucoup d’écus sur eux.
Elle me montre la bourse remplie de pièces qu’elle a prise sur les corps. Je lui souris.
— Tu es merveilleuse. Sommes-nous encore loin de chez Dame Irène ?
— Je l’ignore, je ne comprends pas tout.
Elle me tend mon téléphone. Au moins, dans le rêve, il n’a pas disparu. Le GPS m’indique encore quatorze heures de chevauchée. Si j’avais su, j’aurais économisé une pilule et laissé Fantou poursuivre toute seule. Cela lui aurait en plus économisé des vivres.
— Nous devrions laisser les véloces chasser avant de reprendre. As-tu mangé ?
— Non, Maîtresse.
Je n’aime pas trop cette façon de m’appeler, mais je me retiens de la corriger, car il faut qu’elle ait le rôle de la servante tant que je n’ai pas validé l’apprentissage de Dame Irène.
— J’ai déjà mangé, remplis-toi le ventre.
Elle sourit. Nous enlevons les selles du dos de nos reptiles. Fantou récupère les fruits secs, puis les deux dinosaures partent en chasse.
— C’est comment, le monde d’où vous venez ?
— C’est difficile à décrire.
Comment parler des automobiles, des télévisions, de l’aspect du béton, de l’allure entière qu’est le modernisme ? Comment expliquer les lois et la démocratie en quelques mots à une enfant de onze ans qui tente de survivre dans cet univers. Fantasmagorie de mon cerveau si sinistre pourtant pour ses personnages. Fantou observe mon air songeur alors une idée me vient.
— Je vais te montrer des images de mon monde.
Je m’assieds à côté d’elle et coupe le GPS, pour ouvrir mes photos. La première qui s’affiche est le selfie pris par Chell.
— On oublie celle-là. Attends, je vais en trouver une bien.
— C’est qui ?
— Mes meilleures amies.
Les yeux ronds, muette, elle me regarde faire défiler les images. Je n’ai pas de paysage, c’est surtout de photos de moi ou de mes amies.
— Là c’est mon père, ma mère, mon frère.
— Ils doivent être contents que vous soyez aspirante.
Je souris :
— Ils ne le savent pas.
— Ah bon !
— Ils ne savent pas que ton monde existe.
Elle termine de manger, alors pour changer la photo impudique qui apparaît toujours dès que j’ouvre l’album, je lui dis :
— Souris !
Je l’étreins et prends un selfie. Elle rit en voyant sa tête mal à l’aise.
— Recommence. Comme ça !
Je tire la langue, elle m’imite, et j’enregistre. On en refait une avec les yeux qui louchent. Fantou part dans un fou-rire communicatif.
— Allez ! Meilleures amies !
Je colle ma joue contre la sienne. La quatrième photo est parfaite. Je l’observe avec un pincement au cœur, celui de ne pouvoir l’emporter dans l’autre monde. Je redonne le téléphone à Fantou.
— Voilà, quand je disparaîtrai, ça te fera un souvenir à regarder
Tandis qu’elle regarde les photos, j’utilise le sifflet pour faire revenir nos montures.
Au fil de l’altitude que nous gagnons, l’air se fait de plus en plus froid. Je regrette deux choses : le choix de mon décolleté ouvert au vent, et de ne pas avoir attendu que Fantou parcoure la quasi-intégrité du chemin avant de reprendre une pilule bleue. Comment aurais-je pu le deviner ?
La monture est un animal au sang froid qui ne me réchauffe en rien, le cuir de la selle est désagréable sur mes cuisses nues, au point que je préfère ne pas m’arrêter à midi. Je veux gagner du temps.
Le soir tombe, je suis affamée, le ventre grognant, les membres glacés. Fantou, qui manque davantage de sommeil, s’endort et manque de tomber.
— Oh Fantou ! Arrête-toi.
Mon amie imaginaire met sa monture au pas. Je me place à sa hauteur, puis lui emprunte mon téléphone.
— Il nous reste deux heures à chevaucher. Préfères-tu que nous dormions et que nous finissions au matin ?
— Je suis fatiguée. C’est long, deux heures.
— Arrêtons-nous ici, nous nous mettrons près du rocher pour nous abriter du vent.
Fantou glisse de sa selle, sans grimacer, comme si les cailloux qu’heurtaient ses pieds étaient en moquette. Elle desselle les deux véloces qui se précipitent pour chasser, eux aussi affamés. Je regarde les quelques fruits secs qui restent. Lorsque Fantou s’est goinfrée ce matin, elle n’a pas plus songé que moi que notre périple durerait encore tant d’heures. Nous mangeons le peu qui reste, puis elle déroule son sac.
— Viens dans le mien, lui dis-je. Il fait trop froid pour dormir seule.
— Merci Maîtresse.
Elle se trompe, ce n’est pas un égard pour elle, mais mon propre désir de chaleur que je comble. Je me couche alors qu’elle enlève ses guenilles.
— Que fais-tu ? Tu vas prendre froid ?
— Je ne veux pas salir votre robe.
Je regarde ses pieds plus sales que sa tenue, sans lui faire remarquer. Elle se faufile malgré l’étroitesse du sac. Fantou sent la terre et la sueur, elle mériterait une bonne douche.
— Vous sentez bon, me dit-elle.
Je ferme les yeux en détournant le nez vers le ciel pour échapper à son parfum de vase. Sa tête se pose sur ma poitrine et me réchauffe. C’est l’essentiel. Vivement que l’effet de la pilule s’estompe.
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