05. Impudeur glaciale
Vendredi 6 septembre 2013
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, contrairement à Fantou qui tombait de sommeil. J’ai subi les spasmes de ses muscles en cherchant régulièrement une meilleure position. L’inconfort me fait regretter mon lit et m’inquiète sur mon état. Je songe qu’il va falloir ralentir sur les pilules, sinon, je vais finir par faire un coma. Car même si ce monde m’est plus intéressant que le monde réel, il y a pour le moment trop de confort qui me manque.
Les nuages dans la nuit bleuissent à peine. Les véloces sont posés sur leur ventre, comme des poules et dorment la tête droite, les yeux fermés. Fantou se gratte puis m’étreint.
— Tu es réveillée ?
— Oui.
— Lève-toi, nous avons de la route, nous déjeunerons chez Dame Irène.
Fantou s’extrait du couchage, laissant pénétrer l’air glacé et humide de rosée. Elle s’éloigne nue parmi les herbes, puis s’accroupit après quelques mètres.
Regrettant de ne pas m’être réveillée dans les WC du bahut, je me soulage de mon côté, le ventre grognant de faim. Je siffle les montures pendant que Fantou renfile ses guenilles, puis une fois les selles sanglées, nous les enfourchons pour terminer notre voyage.
Il fait froid, humide et j’éprouve un soulagement immense lorsque nous nous retrouvons devant les immenses portes du manoir de Dame Irène. Je pose pied à terre, puis frappe à la grande porte. Une fille de douze ou treize ans, aux oreilles décollée, vêtue d’une robe simple m’ouvre et une femme âgée vêtue de blanc et de bleu traverse la courette derrière elle. Ses bijoux et ses cheveux argentés me laissent deviner qu’elle est la femme que nous venons voir.
— Bonjour. Nous venons de loin pour voir Dame Irène afin d’apprendre les usages d’une impératrice.
La jeune femme reste muette en s’écartant.
— Rose, prenez leurs montures et faites-les entrer.
Je m’approche de la femme et m’incline légèrement :
— C’est un honneur de vous rencontrer, Dame Irène.
— J’en dirai autant si vous le valez. Je prends mille écus pour dix jours, sans vous garantir que vous n’aurez pas besoin de dix jours supplémentaires.
— Nous allons déjà tenter les dix jours. Fantou, as-tu les sous ?
Fantou compte les pièces dans la bourse et enlève la valeur de deux cents écus en trop, avant de remettre les pièces à la femme impatiente. Elle attache la cordelette de la bourse à sa ceinture puis nous dit :
— Suivez-moi. Vous arrivez à temps pour le bain du matin.
Une antipathie totale m’envahit déjà. Tandis que Fantou transfère les deux cent écus restant dans la bourse de nos agresseurs, nous traversons la cour, passons une étroite porte, pour parvenir à un cloître extérieur. Des aspirantes impératrices sont en train de se dévêtir de leurs belles robes colorées, aidées par leurs courtisanes déjà nues. L’une d’entre elles a pris de l’avance, dans le bassin à ciel ouvert. Parmi elles, se trouve la blonde derrière laquelle j’ai attendu pour me faire ausculter. Cela fait donc peu de temps qu’elle est là. J’ai un peu froid, et me prêter à leur jeu ne me tente guère. M’exhiber devant les scribes n’aura donc pas suffi ? Les petits yeux clairs de Dame Irène se posent sur moi avec un mépris certain :
— Jetez les guenilles de votre courtisane, nous les brûlerons, et dévêtissez-vous de cette robe de deuil pour faire vos ablutions.
Une enfant verse une petite jarre d’eau sur les épaules d’une brune dont l’eau parvient à la taille. Elle est canon, sa poitrine est gonflée, ses tétons dardés de froid, et son sourire en coin indique qu’elle est persuadée de me voir renoncer. Je ravale mon égo, baisse ma culotte, dénoue mon corset, puis me découvre, aussi nue qu’à la citadelle des scribes. Sans afficher une seule émotion, je rejoins mes rivales dont le regard hautain m’est insupportable. Mon pied transperce une très fine couche de glace qui me tétanise. La vieille femme dit à mon attention :
— Le froid raffermit la peau et préserve sa beauté.
Je claque des dents en m’avançant marche par marche jusqu’à avoir l’eau à mi-cuisse. Fantou me suit, le visage livide. Imitant ses consœurs, elle se saisit d’une petite jarre et me verse le contenu sur les épaules. Je hurle :
— Putain de merde de salope de merde !
Les autres camouflent à peine leurs ricanements. La blonde garde les épaules droites et chasse ses cheveux d’un mouvement de tête pour feindre l’indifférence à la température. Malgré ce que son sourire narquois essaie de dire, ses bras croisés et ses épaules remontées la trahissent. Je me force à laisser retomber mes mains et à redresser la tête pour masquer toute grimace. Je soutiens son regard avec défi. Entre elle et moi, ça va être tendu. La brune quittant le bassin, je retourne vers les marches. Le fond de l’air me paraît brûlant sur les jambes. Je plie un genou pour ramasser ma robe, mais la femme m’interrompt d’un regard.
— Demoiselles, veuillez rejoindre la salle à manger. À l’exception de vous.
Fantou s’empresse de me rejoindre.
— Quel est votre nom ?
— Léna Hamestia et voici Fantou.
— Le nom de votre courtisane ne m’intéresse pas, Léna Hamestia. En revanche, vous devriez vous rappeler qu’elle est à votre service et non la considérer comme une petite sœur.
— Fantou me sert très bien.
— C’est pour cela qu’elle vous a laissée vous dévêtir vous-même ?
— Je n’ai pas pour habitude qu’on m’assiste. Et si je dois devenir impératrice, je peux très bien avoir envie de faire les choses moi-même.
— Ce n’est pas une réussite, en tout cas. Que ce soit votre pubis ou vos aisselles, la pilosité laisse à désirer.
— Je n’ai pas eu le temps, je viens de faire un long chemin pour venir ici.
— Croyez-vous que c’est une réponse dont l’Empereur se contentera lorsque vous serez son épouse ?
Je reste prise au dépourvu et reconnais :
— Non, Madame.
Elle tire brutalement la robe de mes mains et ordonne à Fantou d’un simple regard de la ramasser. Dame Irène, s’éloigne d’un pas lent et élégant que je m’empresse de lui emboîter. Elle nous conduit jusqu’à une porte robuste, pareille à une dizaine d’autres tout le long des arcades du cloître. D’une clé elle la déverrouille. Nous passons un rideau émeraude et découvrons une pièce luxueuse, de marbre vert, éclairée par des torches. Il y a un bassin circulaire sculpté au milieu, un grand lit et de nombreux coussins.
— Voici votre chambre.
— Elle est magnifique.
— Vous trouverez une garde-robe conséquente. Vêtissez-vous de manière harmonieuse. Vous me trouverez au cours de calligraphie.
Elle me laisse la clé puis s’éloigne. Lorsque la porte se referme, je m’exclame de joie et je m’empresse de me jeter sur le lit.
— C’est trop génial !
Fantou sourit mais reste de bout, les mains croisées devant elle.
— Qu’y a-t-il, Fantou ?
— Je pense que vous devriez faire vite.
— Bien, choisis pour moi.
Je reste sur le dos et regarde les moulures au plafond représentant des femmes et un empereur. Tantôt à genoux, servant le thé, jouant de la flute, l’air sage et apaisé d’une geisha, tantôt s’offrant dans des positions variées. Je souris en les remarquant.
— Je pense que ça vous irait.
Fantou m’a trouvé une robe brillante et étroite. Je l’enfile avec mal. Elle est rouge vif, brodée de dragons dorés. Une fente le long des cuisses permet d’agrandir les pas. Ma poitrine est prisonnière, écrasée par le haut qui remonte jusqu’à mon cou. Un triangle dans le dos me découvre presque jusqu’aux reins. Des souliers de tissus remplacent alors mes rangers. Fantou me peigne les cheveux, puis se choisit une tenue semblable rouge et dorée pour nous assortir. Je la regarde l’enfiler et je lui souris.
Je me réveille brutalement et je sursaute en voyant la porte des toilettes ouvertes. Mon sac a été posé près des éviers. Je m’avance jusqu’à eux pour boire une gorgée tant je suis assoiffée. En me penchant, je sens la robe qui écrase ma poitrine et je réalise alors que je suis dans la tenue que vient de choisir Fantou. Je pose mes mains sur le lavabo pour ne pas tomber. C’est impossible ! Je ne peux pas être avec cette robe ! A moins quelqu’un m’ait déshabillé dans mon sommeil, c’est impossible !
Impossible…
Est-ce que je rêve encore ? Un rêve dans un rêve ?
Je n’ai pas mes rangers, pas mon téléphone… ni mes pilules… Putain ! Elles sont dans la sacoche du véloce !
Je me penche sur le sac de cours. J’essaie de me concentrer pour savoir quel jour nous sommes. Vendredi, nous sommes vendredi. Si je ne choppe pas des pilules aujourd’hui, je ne pourrais pas retourner dans l’autre monde ce week-end. J’irai ce midi. Il faut que je sois vue en cours.
Je prends mon sac puis gagne à grand pas ma classe, en sentant les joints du carrelage sous le tissu fin de mes chaussons. Je frappe puis entre sous l’œil étonné du professeur d’économie.
— Excusez-moi.
Je me dirige discrètement à ma place. Tout le monde me regarde. Le professeur s’exclame avec le sourire :
— Hélène ! Nous ne vous avons pas vu depuis plusieurs jours et vous réapparaissez habillée comme une fleur. Je vous trouve extraordinaire. Mais comme vous arborez une tenue qui vous met particulièrement en valeur aujourd’hui, nous passerons sur ce petit écart.
Il reprend son cours et ma voisine de table me demande à voix basse :
— Tu sors d’une soirée ?
— Ouais. Dis, t’as pas vingt euros à me prêter ? Je te les rends lundi.
— Tu veux pas un Mars ?
— S’il te plaît ! Putain !
— OK ! OK !
Le professeur intervient :
— Mademoiselle Hamel, je comprends que vous ayez beaucoup de choses à raconter, mais si vous pouviez attendre la pause, ça ferait plaisir à tous vos camarades. Rassurez-vous, avec vos horaires personnalisés, vous ne devriez pas trop attendre.
Je me tais et je réfléchis. Je suis en tenue d’un autre monde, cela ne fait aucun doute, c’est bien réel. On a bougé le sac de cours, sans doute une femme de ménage. Donc si elle l’a bougé, c’est qu’elle n’a pas vu mon corps. Sinon, je me serais réveillée à l’hosto ou pire, à la morgue. Donc, cela veut dire que j’étais réellement partie dans cet autre monde. L’idée de déraisonner me terrifie et je reste assise sur ma chaise de cour, incapable de me rappeler une seule phrase prononcée par le professeur. Folie ? Abus de substances hallucinogènes. Il faut que j’arrête.
Plus les heures passent, plus je suis intimement persuadée que tout est réel, et pourtant… il n’y a rien de logique. Pourquoi une pilule ferait ça ? À quoi correspondent les premières hallucinations avec toujours ces vagues de champagnes ? Si c’est réel et que je tarde, Fantou sera mise à la porte du manoir. Il me faut des pilules ! Mais, et si je suis folle à lier ?
La journée se termine, sans que j’ai pu trancher la question, sans que j’ai pu démêler une réflexion sensée. Pourtant, je suis lucide, je me sens moi-même. Sortie de cour, l’esprit préoccupé par cette remise en question complète, je pars en quête de mon dealer. Victor manque de s’étouffer lorsqu’il me voit arriver.
— Ouah ! Quelle robe ! Hélène !
Je ne sais pas comment lui répondre ? Sait-il que ses pilules envoient dans un autre univers ? Ou est-il un dealer inconscient de ce qu’il vend ?
— Il te reste des Smarties ?
— Pour toi, toujours.
— C’est toujours vingt euros les deux ?
— Le cours de la pilule est stable. C’est vingt euros ou une pipe.
— Si tu paies ce prix-là pour une pipe, je ne serai pas étonnée que t’aies la syphilis.
Je lui tends les billets, alors qu’il choisit une boîte dans son sac.
— Merci Victor.
Hors de question que je reparte depuis les chiottes du lycée. Je prends la direction de la maison, ressentant chaque aspérité du macadam sous mes chaussons. Je suis pressée de retrouver Fantou avant que la vieille ne me recherche. Et en même temps, je dois faire le point et compter sur la débrouillardise de la gamine. Tout ce qui m’arrive me déboussole. Je reste incapable de comprendre ce qui m’arrive. Si je ne portais pas cette robe, je croirais que je suis folle. Et pourtant j’ai le doute. Est-ce que les drogues ne commencent pas à me faire imaginer des choses ? À m’en faire oublier d’autres ? Est-ce que je suis le jeu de Victor pendant mes hallucinations ? Suis-je sous le jeu d’une hypnose ?
Rentrer chez moi me procure un sentiment de soulagement. Ma mère écarquille les yeux. La surprise passée, elle use d’un ton caustique :
— Ou as-tu passé la nuit ?
— Chez une amie.
— Cela devait être une soirée chic.
— Ça l’était.
— Et les cours ?
— Chiants. C’est une année pourrie.
Elle soupire puis retourne dans la cuisine. Son sac à main est pendu à la patère dans l’entrée. Je me penche, puis ouvre son porte-monnaie, toujours riche en espèces. Vingt euros, pour rembourser ma camarade. Putain, voler ma mère, ça ne m’était encore jamais arrivé.
Mon larcin caché dans la robe, je grimpe les escaliers pour m’enfermer dans la salle de bain. OK. Étape numéro 1 avant de retourner là-bas, m’épiler. S’il n’y avait que les aisselles, ça serait facile. Siloë me manque, et je ne peux même pas le lui dire, car mon téléphone est dans un autre monde.
L’heure du dîner arrive vite tant je prends le soin de faire le tour de mon corps. L’entrecuisse et les aisselles en feu, je m’assois à la table, sans interrompre leur conversation. Je pensais me faire engueuler pour la nuit manquée, mais mon père fait comme si je n’existais pas. Je me sers moi-même la salade composée qu’on ne me propose pas. Mon frère pianote sur son téléphone portable, un repas comme un autre. Je termine avant eux, et n’ayant rien à partager de plus que mon frère, je gagne ma chambre.
Je m’allonge sur le lit, sans enlever ma robe, puis pense à Fantou, seule dans le manoir. Si je gobe la pilule maintenant, je passerai la nuit dans les draps magnifiques de l’autre monde. Mais que s’est-il passé ? Qu’est-ce que Dame Irène a dit de mon absence ? Je dormirai bien mieux chez-moi. Et si jamais je suis folle, le repos et le sevrage devraient m’accorder un peu de lucidité.
Je défais ma robe, enfile un shorty et un t-shirt XS, puis me couche, inquiète malgré tout pour Fantou, car l’autre monde est, j’en suis sûre, bien réel.
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