42. Election (partie 2)
Vendredi 2 novembre 2013
Je n’ai pas entendu Siloë se coucher tant j’étais ivre. La barre au crâne, l’haleine poisseuse, je me suis éveillée à midi. Les bureaux des scribes installés dans le palais voient défiler une foule sans fin, venue élire son impératrice.
Le soir met une éternité à arriver. Lorsqu’enfin le soleil teinte l’horizon d’orange et étire les ombres, on nous appelle à défiler. Autour de l’estrade menant au théâtre on scande nos prénoms. Malika et Léna sont ceux que nous entendons le plus. Il fait peu de doute que ça se jouera entre nous.
Nos servantes en retrait, nous nous plaçons au bas de l’amphithéâtre, face aux spectateurs impatients. Mon étendard est brandi au-dessus d’un groupe d’admirateurs inconnus à qui j’envoie un baiser du bout des doigts. L’homme en haut des gradins annonce :
— L’Empereur Sten Varrok !
Le souverain apparaît alors, forçant un silence respectueux parmi le public. Vêtu de son costume d’apparat noir brodé d’or, il avance majestueusement, sans aucune garde. Suivi simplement de ses deux servants. Lorsqu’il parvient jusqu’à nous, il nous dévisage intensément, et je note bien que la silhouette à demi dénudée de Malika l’accroche. Il nous salue une à une. Malika et moi étant côtes à côtes, il nous dit :
— L’échos des rumeurs vibrent de vos deux prénoms. En découvrant votre élégance érotisante, je comprends pourquoi.
Il se place près du duc et de la duchesse qu’il salue, puis un scribe s’avance, tenant sa tablette de verre au bout de laquelle serpente un long câble qui va se perdre derrière le rideau.
— Nous avons comptabilisé 238986 votes à travers le Duché Cœur-Empire. À la huitième place, avec 4386 voix, Valériane Labrume !
Oh la tuile ! Elle retient ses larmes, sa lèvre inférieure rentre en tremblant dans sa bouche. Puis elle va saluer l’Empereur d’une révérence, incapable de dire un mot. Il lui lâche :
— Vous avez fait le chemin jusqu’ici, c’est déjà un exploit. Nous nous reverrons dans d’autres circonstances.
Valériane se place en retrait auprès de ses aspirantes dévastées. D’un œil, je vois les miennes qui stressent comme jamais. Fantou croise les doigts. Le scribe poursuit l’énumération, de la septième à la quatrième place. Chaque fois, mon estomac se noue, chaque fois c’est un soulagement bref et provisoire qui m’envahit. Nous ne sommes plus que trois. L’hypocrite Vivianne aux ailes blanches, Malika et moi. Et si on a beaucoup scandé mon prénom et celui de Malika, je sais combien Vivianne est appréciée. Ses soutiens sont peut-être plus discrets, à l’image de leur aspirante. C’est une rivale de taille que nous avons un peu oublié dans notre pronostic.
— En troisième place, avec 23788 voix. — Nous retenons notre souffle. — Vivianne Monceaux !
Alors que toutes les autres ont fondu en larmes, le visage de Vivianne reste impassible et la haine qui traverse ses yeux me fait comprendre qu’elle est bien la sociopathe que je pensais. Elle s’incline devant l’Empereur et lui dit :
— Vous ne pourrez jamais vous réfugier dans le cocon de mes ailes, je le regrette.
— Je gage que vous saurez bercer un autre homme qui le mérite et qu’il saura l’apprécier, peut-être mieux que moi.
Une seconde révérence, puis elle se recule. Ne reste que la fille couleur ébène et la fille couleur albâtre. Vanille ou chocolat ? Neige ou charbon ?
— En seconde place, avec 80287 voix.
L’empereur lève la main.
— Avant de nous révéler son nom. Dîtes-nous combien de voix a obtenu l’élue de Cœur-Empire.
— 80399 voix.
Malika et moi échangeons un regard. C’est tellement serré que n’importe laquelle de nous deux peut être élue. Nous pourrions presque réclamer un ex-aequo. Les muscles de la cavalière des Planes-Plaines tremblent de nervosité. Sten nous observe avec un sourire empreint d’une certaine cruauté. L’idée de ne pas être élue me tenaille. Avec tous les efforts développés pour me différencier des autres, je me retrouve au même plan qu’une fille à papa. Tuer un dragon, tuer un baron, égorger une mercenaire… Tout ça n’aura servi à rien. Le scribe attend que l’empereur abaisse sa main. Après avoir savouré l’attente qu’il nous inflige, il ordonne :
— Dîtes-le nom de celle qui est élue.
Mon cœur et celui de Malika battent si fort qu’ils me semblent les entendre tous les deux. Le scribe ouvre la bouche, mes côtes souffrent, mes tripes se nouent.
— Léna Hamestia !
Je me tétanise sur place. Mon cœur explose, je sens les larmes monter. Ne pas pleurer, ne pas pleurer ! Je suis la pourfendeuse de dragons et malgré moi les larmes ruissellent comme deux fleuves sur mes joues. Les éclats de joie de mes courtisanes ne font qu’amplifier l’émotion. Le public acclame la nouvelle avec ferveur.
La vue brouillée par les larmes, perchée sur mon petit nuage, je ne vois même pas Malika qui s’incline devant celui qu’elle n’épousera pas.
Le Duc lève les bras :
— Oyez ! Oyez ! Léna Hamestia va parler !
Moi ? Parler ? Tout de suite ?
Le calme venant, je prends mon inspiration. Ne pas bégayer ! Laisser quelques secondes, le temps que mes poumons arrivent à respirer normalement.
— Je vous remercie tous de m’avoir élue… devrais-je dire de nous avoir élues. L’écart entre Malika et moi est tel qu’on ne saurait se sentir deux dans votre cœur. Ayant entendu son discours et avec quelle assiduité elle s’est penché sur les problèmes de chaque comté, je propose donc à Malika de devenir ma conseillère en affaires.
Sten Varrok est bouché bée, mais les clameurs du public accueillent la nouvelle avec puissance. Malika essuie ses larmes et s’avance à mes côtés.
— J’accepte avec joie la proposition de Léna. Je saurai la conseiller et je lui fais confiance pour prendre les bons choix. Je voudrais dire, même si ma peine est grande de ne pas vous représenter, que si j’avais été de votre côté, assis à votre place, c’est pour Léna que j’aurais voté. C’est donc avec un réel plaisir que je serai sa conseillère, et je bénis d’avance les héritiers qu’elle donnera à l’Empire.
Elle se penche et pose un baiser sur mon ventre. Jusqu’ici, personne ne m’avait parlé de progéniture pour l’Empereur. Hors, cela viendra vite, trop vite… nous ne sommes pas dans un monde où la contraception a été démocratisée. Je suis trop jeune pour être mère. J’essaie de ne pas laisser paraître mon trouble. Le Duc fait calmer la foule, annonce que la suite se passe au bal. Sten s’avance jusqu’à moi et me tend son bras.
— Ravie de cette victoire ?
Je pose ma main au creux de son coude, puis nous arpentons l’amphithéâtre avant d’arriver sur l’estrade. L’hystérie d’hier est multipliée. Certains crient déjà que vive l’Impératrice. Hors pourtant, ce n’est que la première étape qui vient d’être accomplie. Reste quatre autres concurrentes dans les autres Duchés.
Marchant fièrement au bras de Sten, j’oublie déjà mon futur de reine en cloque. J’aurais au moins rayonné à ses côtés quelques heures.
Les portes se referment derrière nous. Un silence étrange nous enveloppe d’un seul coup. Siloë et des servantes du palais accourent.
— Les invités vont prendre place avant que vous fassiez votre entrée.
Siloë m’enlace violemment.
— Je suis trop contente ma poulette !
Elle sautille sur place, m’embrasse sur la joue. Puis les larmes au bord des yeux, elle me relâche. Elle essuie sa paupière de l’index et soupire :
— Putain ! Heureusement que c’est waterproof.
Sten qui se sent ignoré s’immisce dans la conversation.
— Votre joie sororelle est communicative, Damoiselle Siloë.
— Merci.
— Quel dommage que vous ne portiez pas une aussi belle robe que votre sœur.
— Pas eu le temps d’en fabriquer. Il y avait les courtisanes à vêtir. Et puis, c’est Léna la star, pas moi.
— Quel humble position alors que sans doute vous auriez pu concourir également.
— Oh… J’ai su trop tard… et puis je ne suis plus vierge.
— J’ignorais que vous étiez marié.
— Non. Je ne le suis pas…. Mais c’est l’aventure de la jeunesse. Dans notre monde, le mariage est accessoire.
Sentant le bras de mon cavalier se raidir, je corrige hâtivement :
— Non. C’est juste dissocié. Le mariage est d’une importance beaucoup plus grande que la virginité. Mais je vous promets que vos scribes ont bien vérifié que je n’ai pas cédé à la tentation.
— Ce n’est pas faute d’occasion, invente Siloë. Mais Léna a toujours voulu se préserver pour le Grand Amour. Elle ignorait encore que son destin la poussait vers vous.
Une servante vient nous interrompre :
— Damoiselle Siloë Hamestia. Le Duc aimerait que vous soyez à ses côtés avant l’entrée de votre sœur.
— D’acc !
J’interpelle Siloë avant qu’elle s’en aille et je murmure à son oreille.
— Y a pas de préservatif dans ce monde. Faut que dès que possible, tu vois Jeannine pour lui demander comment éviter que tu sais quoi arrive.
Siloë m’octroie un regard entendu et très sérieux. Sten et moi nous retrouvons seuls avec nos courtisans. Il me dit :
— Bigre ! Vos messes basses ont eu l’air de briser sa liesse.
— Un souci auquel je n’ai pas pensé, mais rien de bien inquiétant en ce qui vous concerne.
— Soit. Mais n’ayez pas de secrets pour moi, nous serons peut-être bientôt fiancés.
Il marque un point. Après réflexion, j’admets qu’il a complètement raison et qu’il n’apprécierait pas d’être pris en traître au sujet de sa descendance.
— Pour être franche, je ne répugne pas l’idée de vous donner une descendance. Mais j’aimerais attendre quelques années avant de la porter.
Il esquisse un sourire. Le chambellan ouvre la porte et annonce :
— L’Empereur et l’aspirante élue du Duché Cœur-Empire !
— Les courtisans, passez devant, suggère Sten.
C’est ainsi que les enfants nous précèdent dans la foule colorée et impatiente. D’un pas lent, nous pénétrons sous la lumière des chandeliers, dans le parfum de nourriture abondante. Malika nous applaudit et elle a un sourire qui n’est pas feint. Viviane, elle, reste en retrait, applaudissant sans grande conviction. La foule nous encercle, puis le Duc fait une déclaration.
— Votre Majesté. Soyez la bienvenue à nouveau en ce palais. C’est pour nous un jour exceptionnel et nous espérons tous que le choix de vos citoyens vous comble ce soir.
— Cher Duc. Comme vous le savez, quelqu’eût été votre choix, je l’aurai apprécié. Chacune des ravissantes nymphes que j’ai pu rencontrer entre vos murs m’ont touché, ému, chacune à leur manière. Vous avez élu la plus atypique d’entre elles, et la surprise n’est pas si grande. Si Léna devient l’élue définitive, je suis persuadé que pour moi, ce sera une aventure pleine de surprise.
Les gens applaudissent. Puis la Duchesse lève ses bracelets émeraudes pour réclamer le calme et s’adresser à moi :
— Comme l’Empereur vient de le dire, notre palais a pu accueillir les plus belles de toutes les aspirantes, les plus exotiques. Mais si je suis certaine d’une chose, c’est qu’elle a accueilli la plus originale d’entre elles. Téméraire, atypique, comme il convient de vous qualifier. Vous nous avez surpris chaque jour par votre verve audacieuse et par votre naturel pétillant. Hier comme aujourd’hui, en revêtant cette robe d’une fantaisie inattendue, vous avez prouvé à vos détracteurs que vous pouviez incarner la féminité que tous imaginent aux côtés de l’Empereur. Tout en gardant votre pudeur à l’abri, votre jeunesse vient nous enchanter par la beauté de ses courbes. Alors, pour que tous les regards restent captivés par vous ce soir, au nom des habitants de Kitanesbourgs, je tenais à vous offrir ce diadème.
Siloë s’avance et vient poser sur mon front quatre petites chaînes d’or et un crâne auquel deux rubis servent d’yeux. Je peine à contenir mes larmes, et fort heureusement, le Duc fait signe aux musiciens d’entamer la valse. Sten me tend une main, l’autre se pose sur ma hanche. C’est à nous d’ouvrir.
Sous les yeux silencieux de tous, malgré les larmes qui brouillent les miens, je me perds dans le regard de mon bien-aimé. Son pouce caresse imperceptiblement ma peau pour me faire frissonner. Lorsqu’enfin les convives entrent dans la danse, le bruit des pas vient se mêler à l’orchestre. Sten descend sa main sur ma croupe et ses doigts se perdent au travers du feuillage pour longer mon sillon fessier. Mon ventre s’enflamme. Il murmure :
— N’ayez crainte pour l’avenir. Il serait dommage d’abîmer trop vite un corps si doux par la naissance d’héritiers.
Je me trouve soulagée. Ses doigts se déplacent sur le feuillage puis reviennent se placer de manière plus sage. Pourtant leur jeu le long de ma colonne vertébrale n’est pas moins excitant, bien au contraire. Il me colle à lui de manière à ce que je devine son érection.
— Sentez combien votre tenue me malmène.
— J’en suis navrée. Peut-être devrions-nous nous en tenir à une seule danse. Vos doigts me rendent fiévreuse.
La musique s’arrête quelques secondes plus tard. Malika s’approche et demande :
— Léna ? Puis-je au moins avoir le droit à une danse ?
— Tu la mérites.
Sten entame donc le deuxième temps de la valse avec Malika et j’observe le même jeu de main dans le creux du dos de la cavalière. Ça ne me plaît pas beaucoup, mais je ne peux faire mauvaise figure ce soir. J’ai soif ! Il me faut un verre d’eau froide.
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