14. Poussin et Papa Poule
Julien
Comme tous les soirs, je vais chercher Gabin à l’école. Il m’attend à chaque fois avec impatience et me saute toujours dans les bras. C’est un vrai plaisir que de pouvoir m’occuper de lui ainsi. C’est au moins un des points positifs à ne plus avoir de boulot.
Lorsque j’arrive, la maîtresse me fait signe de venir lui parler. Je me demande ce qu’elle veut me dire. Je croyais avoir déjà payé tout ce que je devais régler pour la coopérative scolaire. Je m’approche et Gabin se jette dans mes bras. Je lui fais un gros bisou puis me tourne vers son enseignante :
- Bonsoir Madame. Vous souhaitez me parler ? Il y a un souci avec Gabin ?
- Bonsoir, Monsieur Perret. Gabin, tu veux bien aller jouer un peu ? Je voudrais parler à ton papa quelques minutes.
- Allez, retourne un peu en classe. Je te fais signe quand on peut y aller, Poussin.
- Monsieur Perret, me dit la maîtresse une fois mon fils parti s’installer à sa place pour dessiner. Je m’inquiète un peu pour Gabin, en vérité… Je le trouve très maussade depuis un petit moment, il est triste et refuse parfois de travailler.
- C’est une nouvelle école. Vous savez, ce n’est pas facile de s’intégrer. Il a perdu tous ses repères avec mon déménagement ici, en Normandie.
Je me demande si elle sait que je vis au CHRS. Sûrement, vu que c’est Albane qui a fait les papiers pour l’inscription.
- Oh, il s’est fait des copains, sourit-elle, attendrie. Ce n’est pas ça le problème. Je vais vous montrer.
L’enseignante de Gabin me tourne le dos pour rejoindre son bureau et je la suis docilement. Elle me présente plusieurs textes de lecture, que je prends le temps de lire sans vraiment comprendre.
- Est-ce que vous voyez un point commun entre ces trois textes ?
- Non, pas vraiment. Ils sont tous les trois en français ?
- Ils parlent tous les trois d’une maman, Monsieur Perret…
- Ah oui, c’est vrai. Mais c’est quoi le rapport avec Gabin ? Ce n’est pas lui qui les a écrits, ces textes, si ?
Je soupire. Depuis que leur mère s’est barrée, j’essaie de tout faire pour ne pas qu’on parle de leur maman, pour éviter qu’ils revivent le traumatisme de cette soirée de folie où elle a failli les tuer et est partie telle une furie.
- Ce sont les textes sur lesquels il n’a pas voulu travailler. Les trois seuls. Gabin est très curieux et désireux d’apprendre, en temps normal.
- Oui, je comprends, leur mère n’a pas fait le déplacement avec nous. Elle… Elle est restée sur Paris. Et… Comme je l’ai mis sur les papiers à l’inscription, elle n’a plus le droit de les voir ou le droit de garde. Donc, pas de contact avec Gabin… Je vais essayer de parler à Gabin ce soir et lui dire qu’il doit travailler sur tout ! Je vais lui dire que sinon, ils vont le placer et qu’il n’aura plus son papa non plus !
- Monsieur Perret, voyons ! Vous… Mais enfin, vous ne pouvez pas faire ça ! Gabin a besoin que son papa soit présent, pas qu’il le menace de l’abandonner. Vous ne pensez pas que l’absence de sa mère est largement suffisante pour un gamin de six ans ?!
- Vous voulez que je fasse quoi, alors ? Pourquoi vous me parlez de ces difficultés à lire des textes sur des mamans ?
- Je veux vous faire comprendre que sa maman lui manque. Et qu’il ne comprend pas. Peut-être que c’est un sujet tabou chez vous, mais il a besoin d’avoir des réponses à ses questions, ce petit.
- Il y a des choses que les enfants ne peuvent pas savoir. Et qu’il ne vaut mieux pas leur dire. Mais merci de votre interpellation. J’essaierai d’aborder le sujet avec lui. C’est tout pour ce soir ?
- Oui, soupire-t-elle en se tournant vers mon fils. C’est tout, mais sachez que je m’inquiète pour lui.
- Moi aussi, je m’inquiète, dis-je tout bas pour ne pas qu’elle m’entende.
J’ai horreur de me sentir attaqué comme ça quand il s’agit de mes enfants. Je ne sais plus alors me contrôler et je n’ai qu’une envie, ruer dans les brancards et m’énerver contre la pauvre personne qui essaie de me venir en aide. Depuis le départ en fanfare de Madame, j’ai tellement peur qu’on m’enlève mes enfants, qu’ils soient à leur tour traumatisés par la DDASS comme je l’ai été à leur âge, que je fais tout pour les garder dans mon cocon, leur éviter les tracas du monde extérieur. Je sais bien qu’ils n’ont pas de maman… Ou plutôt qu’ils n’ont plus de maman. Si au moins, elle était morte d’un cancer ou quelque chose que je peux expliquer, je ferais peut-être un effort ! Mais là, vu les circonstances, je ne peux vraiment rien leur dire. Je salue la maîtresse et rentre avec Gabin que je trouve aussi insouciant qu’à son habitude. Sur le chemin, il s’arrête à chaque fois qu’il voit un oiseau et l’observe avant de courir pour me rattraper.
- Ils sont beaux, les oiseaux, hein Poussin ?
- Oui Papa ! Il faudra les dessiner ! Et puis, ils volent, eux ! Ils sont libres !
- Oui, ils sont libres d’aller où ils veulent, en effet.
- Trop bien, ça, de voler ! Je leur ai dit d’aller dire bonjour à Maman, en tous cas !
Et merde, le voilà qu’il parle de sa mère. C’est la première fois qu’il l’évoque devant moi depuis que nous sommes partis de Paris. Il a dû entendre ma conversation avec la maîtresse. Je fais mine de ne pas avoir entendu et nous rentrons au CHRS. Je me dis qu’il va vite oublier tout ça et reprendre son chemin comme si rien ne s’était passé.
A l’entrée du bâtiment des familles, je constate qu’Albane est dans le bureau, au téléphone. Si c’était Jordan, je me dirais qu’il est en train d’appeler un pote et de parler du cul des femmes ou de foot, mais elle, elle doit être en train de bosser. Elle n’arrête pas. J’ai l’impression qu’elle ne vit que pour ça. Malgré la peur qu’elle m’inspire avec le pouvoir qu’elle a sur l’avenir de mes enfants, je ne peux m’empêcher de l’admirer un peu. Je la salue en passant et commence à monter les escaliers quand Gabin me lâche la main et se roule en boule en bas des marches.
- Gabin, qu’est-ce que tu fais ? Tu as mal quelque part ? Pourquoi tu pleures ?
- Je … Quand… Partir d’ici… CHRS aime pas…
Oh non, le voilà qui fait une crise et, en plus, devant le bureau. Pourvu qu’Albane n’ait pas entendu. Je me dépêche de le prendre dans mes bras pour essayer de le calmer et l’emmener dans le studio.
- Tout va bien ?
Raté pour la discrétion, Albane sort du bureau, le téléphone à l’oreille et les sourcils froncés. Ses yeux se posent sur mon fils en larmes, dans mes bras, et je me retrouve totalement con, ne sachant quoi dire pour ma défense.
- Je te rappelle Nicolas, dit-elle avant de raccrocher. Un petit chagrin ? J’ai cru qu’il était tombé dans les escaliers, j’ai eu peur…
- Faut pas avoir peur. Je suis là. Tout va bien. Je gère.
- Très bien, soupire-t-elle en levant les mains en l’air. Comme vous voulez. Si vous avez besoin… Enfin, laissez tomber, je gaspille ma salive.
Alors que je pense que je vais m’en tirer à bon compte, Gabin se remet à pleurer quand je le repose à terre et crie :
- Albane ! Je veux partir !!! Je veux rentrer à la maison !
Et mince alors, je sens qu’elle va revenir à l’assaut. J’essaie de lui prendre la main, mais il m’échappe et court se réfugier dans le giron de madame l’éducatrice qui, visiblement, n’attendait que ça !
- Gabin, viens ici. Albane a autre chose à faire.
- Trésor, c’est ici ta maison pour l’instant, lui dit-elle en m’ignorant totalement, serrant mon fils dans ses bras. Je sais qu’il y a mieux, mais c’est en attendant que Papa puisse avoir un appartement rien que pour vous.
- Oui, allez Gabin, laisse Albane tranquille voyons ! Si tu continues, ça va mal aller pour nous.
- Ne dites pas de bêtises, Monsieur Perret, le chagrin d’un enfant ne vaut pas un signalement à l’ASE, je vous rassure.
Je ne sais pas comment cette sorcière fait, mais la voilà qui se retrouve à cajoler Gabin qui se réfugie dans ses bras. Il s’est calmé, mais pas moi. Après la maîtresse qui me dit que je dois lui parler de sa mère, voilà l’éduc qui entre en jeu. Tout ce petit monde juste là pour me juger. J’en ai marre. Mais je me contiens et essaie de ravaler ma colère pour ne pas aggraver mon cas.
- Désolé Albane. Je me suis emporté. Mais je ne sais vraiment pas quoi faire. Il s’est mis à pleurer comme ça, sans raison.
- Continuez comme vous faites, c’est juste un enfant de six ans un peu déboussolé, c’est normal les coups de mou.
- Gabin, tu viens maintenant ? On va rentrer à l’appartement. Il faut vraiment laisser Albane travailler. Elle a sûrement mieux à faire que de nous écouter…
Albane lève les yeux au ciel et dépose Gabin au sol avant de l’embrasser bruyamment et longuement sur la joue.
- Je trouverai toujours un peu de temps pour vous, ne vous inquiétez pas pour ça.
Quand je vois l’effet qu’a le baiser sur la joue de Gabin, je me morigène et je me traite intérieurement de con. Si j’avais fait le bisou, c’est sûr qu’il se serait calmé, Poussin. Ce n’est pas un mauvais garçon. Il doit être dans une mauvaise passe. Ça ne va pas durer. Je me baisse alors et lui tends les bras où il vient se précipiter et me fait un énorme câlin.
- Ça va aller, Poussin, promis. On va s’en sortir, tu verras. Et bientôt, tout ira mieux. Je te le promets.
Je lui chuchote encore quelques paroles réconfortantes avant de me relever et regarder vers Albane qui ne nous a pas quittés des yeux, un sourire sur les lèvres.
- Désolé, Albane. Je suis à fleur de peau en ce moment, et je crois que mes enfants le sentent. Je dois leur transmettre mon stress…
- Peut-être bien oui, les enfants sont des éponges. Mais on ne peut pas faire abstraction de ses propres émotions non plus… Ça va s’arranger, je n’en doute pas.
- Merci pour votre encouragement, Albane. Bonne soirée. Allez viens, Poussin. Je vais te faire un bon chocolat chaud ! Et après, à la douche ! Tu verras, ça ira mieux une fois que tu auras le ventre plein et que tu seras tout propre !
J’attrape mon fils et le porte sur mes épaules pour gravir quatre à quatre les marches qui mènent à notre petit appartement. Comme l’a dit Albane, c’est ici chez nous pour le moment. Et il faut que j’en sois convaincu. Ce n’est que comme ça que mes enfants le seront aussi.
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