15. Une éduc à la rescousse

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Albane

J’observe Asma sortir de la cour du bâtiment avec ses enfants à travers la vitre du bureau en soupirant. Si seulement tous mes suivis pouvaient être aussi faciles qu’avec elle, je dormirais certainement mieux la nuit. Evidemment, Julien me revient en tête. Ma montagne à gravir. Rarement il m’a été aussi compliqué de gagner la confiance d’un résident.

Si j’ai accepté ses excuses il y a quelques jours, je n’en reste pas moins blessée par ses propos. Ça fait mal de voir son intégrité remise en question, peu importe les raisons qui poussent une personne à le faire. Encore, je serais une pourrie, une flemmarde, ou une personne qui ne s’implique pas dans son travail, soit, mais ce n’est pas le cas. S’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas me reprocher, c’est de manquer d’implication dans mon boulot.

Je soupire en rangeant mes papiers. Je ne comprends pas pourquoi je prends particulièrement à cœur ce que Julien pense de moi. Je devrais m’en foutre. Si ma façon de travailler ne lui convient pas, qu’il aille voir Nicolas et lui demande de changer de référent. Peut-être que ce serait mieux ainsi, finalement. Si c’est ma personne qui pose problème et l’empêche d’avancer, il sera peut-être plus à l’aise avec Jamila et pourra avancer et s’en sortir. Parce qu’il s’en sortira, j’en suis persuadée.

- Albane ?

Je fronce les sourcils et me lève en entendant au loin mon prénom. Le bâtiment est plutôt silencieux aujourd’hui, il fait relativement beau et j’ai vu Irina partir avec Imani pour le parc pendant mon rendez-vous avec Asma.

- Albane ? Vous êtes encore là ?

Si le ton est relativement doux, j’ai l’impression qu’on me siffle comme un chien et cela m’agace. Non, je ne suis pas rancunière, juste un peu… Je prends mon temps pour répondre alors que je l’entends dévaler les escaliers à vive allure, et me lève pour rejoindre la porte, histoire d’aller à sa rencontre pour lui dire le fond de ma pensée. Pour une rencontre, elle est inédite ; nous nous percutons quand j’y arrive. Le choc est brutal et je recule sans contrôler mes pas, manquant de me casser la figure. Julien est vif, il enroule un bras autour de ma taille pour me maintenir debout et je me retrouve pressée contre son corps.

- Pardon, pardon, je suis désolé. Tout va bien ?

- Oui… Oui, oui, ça va.

Je recule pour rompre le contact, mal à l’aise d’être aussi proche de lui.

- Qu’est-ce que vous voulez ?

Mon ton est un peu brusque et je regrette de ne pas davantage contrôler mes émotions. Professionnalisme, où es-tu ? Julien semble déstabilisé par ma virulence et hésitant.

- Je… Non, rien, je ne voulais pas vous déranger. Je vais me débrouiller.

Il tourne les talons rapidement et sort du bureau. Je me secoue en comprenant qu’il a besoin de quelque chose et le rattrape devant les escaliers.

- Monsieur Perret, attendez ! l'interpellé-je en attrapant son poignet pour le faire s’arrêter. Qu’est-ce qui se passe ?

- Rien, tout va bien, me répond-il d’une voix blanche en se tournant vers moi.

Je soupire et croise les bras sous ma poitrine, regrettant mon geste à la seconde où ses yeux dévient sur mon décolleté. C’est furtif, il se reprend rapidement mais je l’ai vu et je dois m’empourprer. Que de regrets quand il s’agit de cet homme, c’est fou ! J’agis sans réfléchir.

- Dites-moi ce qui se passe, s’il vous plaît.

- Je… Sophie est enfermée dans la salle de bain depuis une bonne demi-heure.

- Elle doit se planquer pour lire son livre en paix, non ?

- Non. Elle veut pas en sortir et refuse de me parler. Je… Je sais pas quoi faire. J’ai essayé à peu près tout ce qui me passait par la tête pour la faire sortir, mais elle ne dit plus rien. Elle veut vous voir…

Il se passe la main dans les cheveux en détournant les yeux, clairement mal à l’aise.

- C’est tellement dur parfois d’être père célibataire… Mais bon… Ne vous dérangez pas pour ça, vous avez sans doute mieux à faire, je vais aller demander à Asma.

- Attendez ! Je ferme le bureau et je vous suis.

- Vraiment ?

- Evidemment ! Je ne vais pas vous laisser gérer cette situation tout seul !

Je tourne déjà les talons pour aller fermer le bureau à clé, et nous montons les deux étages en silence. Une fois devant la porte du studio, il inspire profondément, comme s’il hésitait à entrer.

- Elle ne vous a rien dit du tout ? Aucune idée de quel est le problème ?

- Je ne serais pas venu vous voir  c’était le cas, bougonne-t-il en ouvrant la porte. Elle a juste dit : “Je veux Albane !”

Je suis touchée par le fait que Sophie veuille me parler, mais que peut-il bien lui arriver pour qu’elle ne désire pas parler à son père ? Lorsque j’entre dans la chambre, Gabin est assis au pied de la porte de la petite salle de bain, adorable, comme toujours.

- Allez Sophie, ouvre-moi, dit-il de sa petite voix en cognant à la porte.

- Non ! entend-on de l’autre côté.

Julien hausse les épaules et fait une tête qui semble signifier un « vous voyez ? », dépité.

- Je peux approcher votre fille, ou je dois rester derrière la porte ? ne puis-je m’empêcher de lui demander, un peu acerbe.

Il me fait signe d’y aller, mal à l’aise, et je toque deux fois alors que Gabin se lève pour rejoindre son père, qui le prend dans ses bras. J’ai l’impression que c’est autant pour rassurer son fils que pour se rassurer lui-même. Il a vraiment l’air au bord de la crise de nerfs, ce qui me fait réaliser de manière encore plus forte à quel point il tient à ses enfants. Il est prêt à tout pour eux, même à venir me solliciter si c’est ce qu’il faut faire pour leur apporter ce dont ils ont besoin.

- Sophie ? C’est Albane.

- Albane ? Je… Tu peux entrer, seulement si papa et Gabin restent dehors.

Je me tourne en direction du duo et hausse un sourcil, ce qui pousse Julien à lever une main en l’air en acquiesçant.

- Tu peux déverrouiller, ils n’entreront pas.

Le loquet tinte avant que je ne clenche la poignée et entre. Je referme la porte derrière moi et observe ses traits rougis par des larmes. Elle est installée sur le couvercle des toilettes, clairement préoccupée.

- Qu’est-ce qui t’arrive, Trésor ?

- Je… C’est trop gênant ! geint-elle en prenant sa tête entre ses mains.

- D’accord… Écoute, je veux bien tout faire pour t’aider, mais il faut que tu m’expliques, Sophie. Pourquoi est-ce que tu voulais discuter avec moi ? Ton père est clairement paniqué, noté-je en riant doucement. Tu sais à quel point il ne veut pas que je me mêle de vos affaires !

Sophie pouffe à mon petit trait d’humour, puis grimace, relevant la tête et plongeant ses beaux yeux, si similaires à ceux de son père, dans les miens. Elle hésite encore, je le vois bien. Les chiens ne font pas des chats ! Ils commencent à me taper sur le système, les Perret, mais je reste de marbre, lui souriant en m’accroupissant devant elle.

- Qu’est-ce qui t’arrive ? Dis-moi tout.

- Je… Je me suis levée et j’ai trouvé… du sang… Dans ma culotte… Je crois que j’ai mes règles, dit-elle d’un ton clairement affolé.

- Ah, d’accord. Et… Comment je peux t’aider ? Tu sais que c’est normal, à ton âge, d’avoir ses règles ?

- Ben… C’est la première fois. Maman devait m’en parler, mais elle est partie… Et j’ai pas ce qui faut, c’est trop la honte !

- Mais non, ce n’est rien du tout. C’est naturel tu sais, toutes les femmes connaissent ça. On a un stock de serviettes hygiéniques quelque part, je vais te dépanner et tout t’expliquer, ne t’inquiète pas. Je suis là.

- Vraiment ?

- Bien évidemment, tu peux compter sur moi. Fais moi confiance. Sèche ces larmes, je reviens tout de suite.

Je caresse sa joue humide avant de presser ses mains dans les miennes, puis sors de la salle de bain, tombant nez à nez avec Julien. Heureusement, nous évitons la collision cette fois.

- Ecouter aux portes n’est pas très poli, Monsieur Perret.

- Je n’écoutais pas… Mais je m’inquiète pour ma fille.

- Je sais, acquiesce-je. Tout va bien, ça va aller. Vous voulez bien me rendre un service ?

- Tout ce que vous voudrez, Albane, me répond-il d’une voix suave.

A ces mots, j’ai plein d’idées qui me viennent en tête : Faites-moi confiance ? Arrêtez d’être désagréable avec moi ? Faites des efforts ? Prenez-moi encore dans vos bras ? On se calme Albane, tu t’emballes…

- Descendez au rez-de chaussée, dis-je en récupérant le trousseau de clés dans la poche de mon jean et en lui tendant. Dans le bureau, ouvrez le premier tiroir à droite. Dedans, il y a un trousseau de clés qui ouvre le placard des produits de première nécessité. J’ai besoin de la boîte blanche qui se trouve sur l’étagère du bas.

- Sophie va bien ? Elle n’a rien de grave ? me demande-t-il, toujours inquiet, en récupérant le trousseau.

- Ça va aller, pas d’inquiétude.

- Qu’est-ce qu’elle a ?

- Hum… Un problème de femme.

Papa Ours fronce les sourcils avant de pâlir. Eh oui mon petit… Bienvenue dans le monde des femmes.

- Allez, filez. Je vous fais confiance Julien, refermez bien le placard à clé, pas envie de me faire taper sur les doigts par mon chef !

Il acquiesce et sort de la chambre, perdu dans ses pensées. Gabin est installé sur le lit de son père, un livre d’images à la main. Je me demande si Papa Ours lit également, étant donné que Sophie a, elle aussi, toujours un livre à portée.

Je frappe à la porte avant d’entrer à nouveau dans la salle de bain.

- Tu as besoin de vêtements propres ?

- Oui… Dans l’armoire, s’il vous plaît.

- Tu peux me tutoyer, tu sais. Je me sens vieille quand les enfants me vouvoient.

Elle me sourit en gloussant et je lui fais un clin d'œil avant de sortir pour récupérer des vêtements. Je me retrouve devant le placard, à trois quarts vide. Est-ce qu’il manque de lessive ? Il ne demande pas souvent d’argent, j’ai bien compris que cela lui coûtait. Cette fois, il ne va pas avoir le choix. Sa fille va avoir besoin d’un stock de protections et, malheureusement pour les femmes, ce n’est ni gratuit, ni remboursé.

Je récupère un jean et une petite culotte que j’apporte à Sophie.

- Prends une douche, je t’expliquerai tout après, d’accord ?

- D’accord...

J’attends Julien dans le couloir, qui débarque à moitié essoufflé, la boîte sous le bras. Il souffle un grand coup en arrivant devant moi, l’air en pleine panique.

- Ok, qu'est-ce que je dois faire ? Qu’est-ce que je dois dire ? C’est pas possible, je peux pas gérer ça moi, je suis un homme !

- Vous savez ce que sont les règles ? Vous connaissez votre fille ? lui demandé-je alors qu’il acquiesce à chacune de mes questions. Alors aucune raison que vous ne puissiez pas gérer.

- Je sais pas… Elle va être mal à l’aise avec moi, c’est sûr ! Et… Moi aussi, d’ailleurs. Non mais, sérieux, comment je fais pour lui expliquer comment mettre un tampon ?

Je hausse les épaules. Pourquoi toujours ces barrières entre hommes et femmes à ce sujet ?

- Je vais lui expliquer. Enfin, si vous êtes d’accord, bien sûr.

Je vois son regard reconnaissant et j’ai presque envie de lui faire un nouveau câlin. Mais ce n’est pas de lui dont il faut que je m’occupe à cet instant, plutôt de sa fille. Je récupère la boîte et entre à nouveau dans le studio. Entendant la douche couler, je prends le temps d’envoyer un message à Jamila pour lui dire que je suis retenue au bâtiment des familles et me permets de m’asseoir à la table où Gabin s’est à présent installé pour dessiner.

- Qu’est-ce que tu dessines de beau, Trésor ?

- La mer ! J’ai trop envie d’aller à la mer ! Regarde, Albane, j’ai dessiné papa et Sophie avec moi dans l’eau. Maman est pas là, elle.

Mon cœur se serre et je réprime un élan d’affection qui serait déplacé aux yeux de Papa Ours.

- C’est un très beau dessin, tu es doué Gabin.

- C’est papa qui m’apprend. Il dessine beaucoup mieux que moi mon papa.

- Tu vas vite me rattraper, Champion, intervient Julien en s’asseyant face à moi, à côté de son fils.

La fierté dans son regard est belle à voir. Ses yeux sont remplis d’amour quand ils se posent sur son fils. Le voilà, le Julien que je voudrais avoir en face de moi plus souvent. Celui qui est heureux d’un petit rien, souriant et attachant. Celui qui a un regard bienveillant et non méfiant. Celui dont le corps se redresse et s’ouvre à la vie, plutôt que de se refermer sur lui-même. J’aurais presque envie d’aller m’asseoir sur ses genoux, à cet instant, comme un enfant sur ceux du Père Noël, pour lui demander d’être souriant tout le temps. Voilà le cadeau que je voudrais. Aucun rapport avec le fait que je puisse avoir envie de me presser contre son corps, de retrouver la chaleur de ses bras, de sentir son souffle dans mon cou à nouveau, la douceur de sa peau, le frottement de sa barbe… Merde, qu’est-ce qui me prend ? Je suis vraiment en manque de contacts humains...

Je me secoue mentalement et remarque le regard de Julien posé sur moi. Grillée en train de mater, chapeau Albane ! Je dois rougir, assurément, et baisse les yeux sur le dessin de Gabin. J’ai chaud et ce n’est certainement pas à cause de la température, plus que correcte, de la pièce. Foutu traître de corps.

Julien se penche vers moi et pose sa main sur mon épaule, créant une petite décharge électrique au plus profond de moi. Il a l’air un peu inquiet :

- Tout va bien, Albane ? On dirait que quelque chose vous préoccupe ? J’espère que ce n’est pas encore à cause de mes remarques ? Ou de mon incompétence en tant que père ?

- Votre incompétence en tant que père ? soupiré-je. Arrêtez de raconter n’importe quoi voyons. Vous êtes aussi incompétent en tant que père que moi en tant qu’éduc. Ai-je besoin de vous rappeler ce que pense mon chef de moi ?

Je lui fais un clin d'œil et tente de reprendre mes esprits. Il faut que je retrouve un peu de sérieux et de lucidité. Enfin, l’humour me convient, mon corps qui perd pied, en revanche, non.

- Serait-ce un compliment que vous me faites ? Vous pensez que je suis un bon père ? En tous cas, vous m’avez sauvé ce matin. Je ne sais pas comment je peux vous remercier…

- Je ne fais que mon travail, Monsieur Perret.

Enfin, presque que mon travail. Réassurer, accompagner, tout le tintouin basique. Faire un câlin n’entre pas en compte, se mettre à fantasmer sur un résident non plus.

- J’ai parfois l’impression que vous faites plus que votre travail, Albane… Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous.

Son regard se porte sur moi et c’est comme s’il essayait de transpercer mes secrets, de lire au fond de moi. Je ne peux m’empêcher de rougir un peu sous le feu de ses yeux plongés dans les miens. Croyez-moi, vous ne voulez pas connaître tous mes secrets, Julien.

- Je mets tout en œuvre pour faire mon travail, c’est tout…

- En tous cas, je vous suis redevable. Et je n’oublierai pas que quand j'ai eu besoin de vous, vous étiez là. Encore merci pour Sophie. D’ailleurs, je crois qu’elle a fini sa douche. Je vous laisse vous en occuper ?

- J’y vais oui.

Je me perds encore une seconde dans ses yeux qui, aujourd’hui, n’ont rien d’agressif envers moi. Ça fait du bien, tellement de bien d’être considérée autrement que comme la vilaine éduc, que j’ai envie d’en profiter encore un peu. Je finis par me lever et retourner toquer à la porte de la salle de bain.

- Sophie ? Tout va bien ? Est-ce que je peux entrer ?

- Oui, Albane. Je suis en train de m’habiller.

- Bien, dis-moi quand je peux entrer, alors.

- Vas-y. Mais surtout, tu laisses pas Papa nous rejoindre. Dis lui de nous laisser tranquille !

Je me tourne vers le papa en question et surprends son regard posé sur moi. Pris sur le fait, il plonge ses prunelles dans les miennes comme si de rien n’était alors que je lui souris.

- Monsieur Perret ? C’est clair ? On veut être tranquille.

- Moi ? Vous laisser tranquille ? Ça ne serait pas faire honneur à ma réputation !! dit-il en rigolant, me montrant qu’il n’est pas non plus dénué d’humour, pour mon plus grand plaisir.

Je le vois pourtant qui récupère Gabin, fermant sa trousse de feutres et récupérant leurs manteaux.

- Allez viens, Poussin, continue-t-il, on va faire un tour pendant que ces dames discutent entre elles et partagent tous les secrets que nous, pauvres hommes, ne pourrons jamais comprendre ! On va aller faire un peu de foot dans la cour !

- Croyez-moi Monsieur Perret, c’est le genre de secret dont on se passerait bien ! Amusez-vous bien.

Je les observe sortir et suis flattée d’avoir, finalement, un minimum sa confiance. Il me laisse en tête-à-tête avec sa fille et je sais que cela va totalement à l’encontre de son instinct premier.

- Ils sont partis, Sophie, tu peux sortir.

La jeune demoiselle finit par quitter la salle de bain. Cette gamine est vraiment magnifique et j’imagine, vu la bouille de Gabin qui ressemble davantage à son père, qu’elle est le portrait craché de sa mère, hormis en ce qui concerne les yeux. Madame Perret, ou ex-madame, doit être superbe, et ils devaient former une belle famille, dans le genre où les photos sont toujours parfaites. Indéniablement, mon esprit repart tergiverser quant à la situation de Julien. Pourquoi est-ce que cela s’est terminé entre eux ? Est-ce à cause de ses problèmes de jeux ? Y avait-il plus que ça ?

Nous nous installons à la petite table et je passe un moment à expliquer tout ce qui est nécessaire à Sophie. J’adore bosser avec les ados, ils ont toujours des questionnements intéressants et ne sont pas là où on les attend. Elle se détend petit à petit avec moi et semble finalement plus sereine au bout d’une vingtaine de minutes de discussion.

- Heureusement qu’on est là et plus dans la voiture, murmure-t-elle après avoir passé un temps à réfléchir.

- En effet, c’est beaucoup plus simple ici.

- Oui, mais c’est galère quand même.

- Ça, je ne pourrais pas te dire le contraire. D’autant plus, qu’au début, ça risque de ne pas être très régulier. Écoute ton corps, tu apprendras à sentir quand elles arrivent, même si j’espère pour toi que ce sera léger niveau symptômes.

- J’aimerais que maman soit là… Je… Elle me manque.

Mon cœur se serre de voir Sophie aussi désemparée et triste. Je sais ce qu’elle ressent, j’ai connu ça, il fut un temps. J’attrape sa main posée sur la table et la serre dans la mienne.

- Je sais, Trésor… Mais tu as un super papa qui prend soin de toi.

- Oui, mais c’est pas pareil… Une maman… Comment je vais pouvoir parler de ça avec papa ?

- Normalement ! Sophie, ce n’est pas une honte d’avoir ses règles, et ce n’est pas une honte d’en parler. Maintenant, si tu n’es pas à l’aise parce que c’est un homme ou simplement parce que c’est ton père, c’est compréhensible aussi. N’hésite pas à venir en parler avec nous. Il y aura toujours une oreille attentive ici. Que ce soit Jamila, Emmanuelle ou moi, on est là pour ça. Et puis, je suis certaine qu’Asma pourra t’écouter aussi, te conseiller. Irina est moins à l’aise avec le français, mais elle fera ce qu’elle peut. Bref, il y a ici des gens qui pourront t’aider pour plein de choses, il ne faut pas hésiter.

Elle acquiesce lentement de la tête, toujours aussi perdue dans ses pensées.

- C’est dur d’être ici, finit-elle par murmurer. C’est mieux que la voiture, mais j’ai un peu honte au collège.

- Il n’y a pas de honte à être là, mais je peux comprendre. Quand on ne connaît pas, on juge et tu as peur que tes camarades te jugent.

C’est vrai, qui n’a pas peur d’être jugé ? C’est d’autant plus important à l’adolescence. Les enfants peuvent être tellement cruels les uns avec les autres. C’est une sacrée période à vivre, et si vous êtes du mauvais côté, elle l’est d’autant plus.

- Comment tu te sens, ici ?

- Ça va… J’aimerais bien avoir une chambre à moi, ça me manque d’être tranquille, mais papa garde Gabin avec lui quand il sent que j’ai envie d’être toute seule.

- Je vois que tu as trouvé ton bonheur à la bibliothèque souris-je en pointant du doigt la pile de livres étiquetés posés à même le sol, à l’entrée de la petite chambre qu’elle partage avec son frère.

- Oui, sourit-elle, j’aime bien lire, mais presque tous mes livres sont dans le garage de papy et mamie.

- Tu les récupéreras un jour et tu pourras les installer dans une jolie bibliothèque, j’en suis sûre.

- Combien de temps on va rester ici ?

Sa question, posée avec tant d’innocence, n’a pas de réponse claire et précise. Cela dépend de beaucoup de choses, malheureusement, et j’espère que Papa Ours aura les épaules pour faire en sorte que cela soit le plus rapide possible..

- Je peux te répondre honnêtement ?

- C’est tout ce que je veux. J’ai bientôt treize ans, j’ai pas besoin qu’on me mente. Je veux savoir.

- Ça peut prendre du temps, Sophie. Le marché du travail est bouché, ton père peut mettre des mois à retrouver un travail. C’est difficile d’avoir un logement et de vivre correctement sans travailler, même si vous allez bientôt avoir droit à des aides.

- Papa aime pas être ici…

En effet, il n’aime pas du tout. Mais qui aimerait se retrouver dépendant d’autrui, à vivre dans une collectivité sous la surveillance de travailleurs sociaux ?

- Je crois qu’il commence à s’y sentir mieux. Evidemment, passer d’une maison où on est totalement indépendant à un petit studio sans cuisine, d’un travail à une recherche d’emploi, d’un salaire à des tickets pour le strict minimum, ce n’est pas facile. Ton père est quelqu’un de fier qui ne veut pas compter sur les autres. C’est difficile de s’adapter. Comme pour toi et ta chambre.

- Hum… On va passer Noël ici, alors ?

- A moins que ton père ne décide de partir, oui.

- On va même pas décorer le sapin en famille… Enfin, on va même pas avoir de sapin du tout… Et maman sera pas là, de toute façon…

Ses yeux s’embuent en moins de temps qu’il n’en faut pour dire “ouf” et je me retrouve à la prendre dans mes bras pour tenter d’apaiser ses sanglots comme je le peux. Debout, au milieu de ce petit studio qui renferme secrets, mal-être et peur de l’avenir, je console cette ado en manque de sa mère, en manque de normalité. Je lui promets que tout va s’arranger, qu’un jour elle repensera à tout cela comme à un vieux souvenir qui lui a permis d’être plus forte, plus proche de son papa, de son petit frère. Je lui promets que son père fera tout ce qu’il peut pour qu’ils retrouvent tous les trois une vie ordinaire, qu’ils repartent sur de bonnes bases et retrouvent le bonheur.

J’espère que vous ne me ferez pas mentir, Papa Ours. Vraiment. Je déteste mentir.

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