35. Un ange passe
Albane
Je sors de cet entretien à la fois satisfaite et perplexe. Cela s'est à peu près bien passé, si l’on passe outre les blagues de Julien, nous avons trouvé un bon compromis. J’ai hâte de le voir évoluer auprès des autres résidents pour son atelier peinture, même si je suis certaine qu’il va flipper avant d’y aller.
Ce que je vis beaucoup moins bien, c’est le sentiment de totalement perdre le contrôle sur ma vie professionnelle. J’ai menti pour couvrir Julien. Jamais je n’aurais pensé faire ça un jour dans ma carrière. Si je m’implique énormément dans chacun des accompagnements auprès des résidents, jamais je n’étais allée jusqu’à couvrir une faute. Pourtant, c’est venu tout naturellement. Mon besoin de le couver comme une mère poule m’agace, mais je ne peux m’en empêcher. J’ai envie qu’il s’en sorte et il a besoin d’aide pour ça. Si je n’avais pas menti, la sanction aurait sans aucun doute été plus sévère, et il n’a pas besoin de ça, pas besoin d’un nouveau coup de massue sur la tête, pas besoin de galérer davantage. Je l’ai vue, moi, la culpabilité dans ses yeux. Je l’ai vu, son malaise, comme je vois depuis des mois son mal-être. Alors, oui, j’ai vraiment envie de le protéger, de l’enfermer dans une boîte de velours qui lui permettra de guérir de ses blessures sans prendre de nouvelle gamelle.
La fin d’après-midi se passe tranquillement, j’enchaîne sur un rendez-vous très agréable avec Irina, puis un atelier créatif encore bien jovial où je termine sens dessus dessous, de la peinture rouge sur le visage et du vert sur les mains. Léopold m’a dit que je ressemblais à une rose comme ça, j’ai plutôt l’impression d’être un pot de peinture sur pattes.
J’ai envie d’aller voir Julien, vraiment. Je voudrais savoir comment il se sent après cet entretien, ce qu’il en a pensé, et s’il ne m’en veut pas de l’avoir poussé à faire cet atelier. J’ai bien vu qu’il était mal à l’aise d’être ainsi convoqué. Ses pointes d’humour, si agréables soient-elles, étaient davantage pour masquer sa gêne qu’autre chose. Je suis certaine que c’est une bonne idée, mais je ne suis pas convaincue qu’il pense la même chose de son côté. Je me retiens longuement, faisant l’aide aux devoirs dans la cuisine du bâtiment des familles avant l’heure du repas, puis y retournant ensuite pour une tisane avec quelques mamans, une fois les enfants au lit. Pas de Julien. Je n’ai même pas vu Gabin ou Sophie, comme s’ils s’étaient enfermés dans leur studio, ou n’étaient pas rentrés de l’école.
Il me reste une demi-heure de travail lorsque je fais un petit tour dans les couloirs pour vérifier que tout est calme. J’hésite vraiment à aller frapper à sa porte. La dernière fois que je l’ai fait, nous avons couché ensemble… Bien que ce fut une expérience plus qu’agréable, recommencer n’est pas vraiment envisageable tant qu’il vit ici. Le mot interdit clignote dans ma tête… Mais ma petite voix répond qu’on s’en fout. Non, on ne s’en fout pas. J’ai encore un crédit voiture à rembourser ; je dois de l’argent à Nicolas qui m’a hébergée et dépannée il fut un temps, et je ne veux pas tout perdre. Ça nous ferait de belles jambes, tiens, de coucher ensemble et de finir à la rue tous les deux. Enfin, tous les quatre plutôt. Je ne peux pas craquer, je dois penser à Gabin et Sophie ; ils ont besoin d’un toit, d’une vie paisible et sans ennuis. Je dois penser à Julien ; qui a besoin d’un environnement stable pour se reconstruire. Et je dois penser à moi ; moi qui reviens de loin et ne pourrai pas me relever une seconde fois.
Je frappe à la porte doucement, mue par une motivation à toute épreuve. Je peux résister, même si je crève d’envie de vivre de nouveaux moments dans ses bras, de sentir à nouveau son corps nu contre le mien.
Julien m’ouvre rapidement, et un sourire se dessine sur ses lèvres.
- Albane, qu’est-ce que tu fais ici ? murmure-t-il.
- Je voulais savoir comment tu allais après cet entretien.
Il me fait signe d’entrer et je ne me fais pas prier, ne voulant pas rester dans le couloir. Je m’installe à la petite table alors qu’il me ramène un verre d’eau et s’assied également. Il a l’air plutôt serein, presque amusé.
- C’était un entretien un peu fou, sourit-il.
- Oui, plutôt, en effet.
- Merci, je crois que tu m’as bien sauvé la mise.
- J’ai fait mon boulot.
- Hum… Pourquoi as-tu menti à Nicolas ? Je ne t’ai pas dit de moi-même pour la soirée.
- C’était remonté aux oreilles des collègues, on en a parlé en réunion. Ton nom est sorti…
- Et alors ? Normal, j’y étais.
- Alors il valait mieux que je me fasse un peu engueuler d’avoir gardé ça pour moi quelques heures, plutôt qu’ils pensent que tu n’avais rien dit.
- Qu’est-ce que tu risques ? me dit-il en fronçant les sourcils.
- Rien, j’ai fait mon boulot en en discutant avec toi hier matin, et je leur ai dit que je comptais justement en parler pendant la réunion.
Julien semble réfléchir un moment avant qu’un sourire ne se dessine à nouveau sur ses lèvres. Il attrape ma main et y dépose ses lèvres.
- Un véritable ange gardien, jolie Albane…
Je m'empourpre mais lui souris malgré tout.
- Je te l’ai dit, on fonctionne à deux et je ne compte pas te laisser tomber.
- Merci, Albane. Pour quelqu’un qui disait ne pas savoir mentir, il semblerait que tu aies assuré.
- J’aimerais bien ne pas avoir à le faire à nouveau. Si tu recommences, je m’occupe de tes bijoux de famille et je te jure que ce ne sera pas pour les cajoler.
Il grimace, comme s’il s’imaginait ce que je pourrais faire au juste avec son service trois pièces, puis fait une moue coquine, absolument adorable et je sens mon estomac se tordre.
- Va savoir pourquoi, mais ça m’excite que tu parles de mon entrejambe.
- Julien !
- Chut ! Les enfants…
- Pardon, murmuré-je alors que sa main caresse la mienne.
Je n’ai aucune envie de partir. En vérité, j’ai follement envie, au mieux, de me glisser sous la couette avec lui et de m’endormir dans ses bras, comme chez moi. Au pire, j’ai envie de le sentir se nicher au creux de moi pour l’entendre grogner de plaisir et se déverser dans mon intimité. Victor va encore m’être très utile ce soir.
- Je vais y aller, il faut que je repasse par le bâtiment principal avant de partir.
- D’accord, soupire-t-il.
La frustration est pour les deux camps. Qu’il est agréable de se savoir désirée ainsi ! C’est fou comme la tension sexuelle est grande… Je n’ai jamais connu ça. Jamais je n’ai autant eu envie d’un homme, jamais je ne me suis sentie aussi attirée. C’en est inquiétant. Je me retrouve sur le fil, prête à basculer, une fois encore, alors que ce mec m’a malmenée lorsqu’il est arrivé ici, m’a ignorée, m’a envoyée balader, m’en a fait voir de toutes les couleurs… Je déraille complètement.
Je me lève avec la ferme intention de partir et ne me retourne qu’une fois près de la porte. Julien m’a suivie et n’est qu’à quelques centimètres de moi. Il pose ses mains sur mes hanches et me fait reculer d’un pas. Je sens le froid de la porte dans mon dos alors que ses yeux me réchauffent tout entière. Il approche doucement et vient poser sa joue barbue contre la mienne. Le souvenir des sensations de cette joue, à la fois douce et rapeuse dans mon cou me revient, avant que ne s’impose celui du frottement contre mes cuisses alors qu’il me goûtait… Nom de dieu, Albane, reprends-toi !
- Encore merci, Albane, murmure-t-il contre mon oreille.
Son souffle chaud me fait frissonner et fermer les yeux. Il en faut si peu pour que mon corps réagisse en sa présence. Ma respiration s’est déjà accélérée, je sens mes tétons se tendre contre le tissu de mon soutien-gorge et mes mains me démangent de se poser sur son corps. Julien remonte justement l’une de ses mains lentement sur mon flanc et j’ai l’impression que ma peau s’embrase à travers le tissu de mon pull. Il lui fait poursuivre son chemin, passant entre mes seins, jusqu’à venir la poser à la base de mon cou. Son index me fait lever le menton alors que sa bouche se pose sur ma mâchoire et se rapproche dangereusement de mes lèvres asséchées par l’envie.
- J’aime te sentir au supplice comme ça, c’est si bon de savoir que tu as envie de moi, dit-il d’une voix plus rauque.
Son autre main encore sur ma hanche, glisse jusqu’à se poser sur ma fesse, et Julien vient se presser contre moi, me laissant tout loisir de sentir son érection contre mon bas-ventre.
- Moi aussi, j’ai envie de toi Albane… Tellement que ça me fait un mal de chien, reprend-il.
- Julien, soupiré-je.
Je ne sais trop si c’est une supplique pour qu’il poursuive ou bien qu’il s’arrête, toujours est-il que ma volonté est mise à rude épreuve à cet instant. Mon assurance de tout à l’heure s’est fait la malle et je ne suis pas sûre de pouvoir résister. En ai-je seulement envie, alors que mon corps a pris le dessus sur mon esprit ?
- Vivement le troisième âge, Albane, j’ai hâte...
Mon cerveau met un temps à tilter, à faire le lien entre ces mots que j’ai dit et leur signification. Sa main sur mon cou, chaude et puissante, n’est qu’une caresse qui invite à davantage. Les bras ballants, je n’ose pas bouger de peur de craquer totalement, pendant que ses lèvres se posent au coin des miennes. C’est doux, c’est tendre, c’est tentateur et je ne sais pas comment je fais pour rester immobile alors que je meurs d’envie de bien plus que ce simple contact. D’autant plus que je sens à présent ses dents saisir ma lèvre inférieure et la tirer doucement. C’est tellement érotique, comme moment, tellement intense ! Je ne suis pas loin de lui sauter dessus en le suppliant de me prendre. Au lieu de ça, je fais le premier pas et n’ai pas à beaucoup bouger pour que mes lèvres trouvent enfin les siennes. Elles sont telles que dans mon souvenir… Julien, d’abord immobile, finit par glisser sa main sur ma nuque pour approfondir le baiser. Sa langue vient caresser mes lèvres, m’invitant à ouvrir la bouche pour une danse sensuelle. Je respire enfin… Je savoure ce moment, agrippant moi aussi sa nuque, glissant ma main libre dans ses cheveux, alors que son corps appuie délicieusement sur le mien. Sa main sur ma fesse vient se glisser sous mon pull ; Julien caresse mes reins avant d’agripper ma hanche fermement pour me maintenir immobile et je me rends compte que j’ondule déjà contre lui. Une vraie chaudière… Je devrais avoir honte mais ce n’est même pas le cas. C’est l’appel des corps, l’envie partagée, c’est excitant et terriblement bon.
- Albane, susurre-t-il contre ma bouche, vas-y mollo, sinon je ne réponds plus de rien.
Sa voix est une promesse comme elle est une supplique. Lui aussi a envie de plus mais, comme moi, il résiste autant qu’il peut. Nom de dieu, cet homme…
Le froid s’insinue dans tout mon corps lorsqu’il me relâche et recule de quelques pas en soupirant. Julien se passe la main dans les cheveux, tentant de retrouver son calme quand je ne suis plus que sensations et désir. Je regretterais presque qu’il soit suffisamment fort pour garder le contrôle, alors que je ne rêve plus qu’à ce que nos deux corps fusionnent à nouveau. Je me secoue mentalement et ouvre la porte rapidement, l’air hagard. Si lui arrive à se contrôler, je ne peux pas craquer de mon côté. Nous sommes d’accord sur le fait que, tant qu’il sera au centre, nous ne devons pas céder à la tentation. Après… J’espère bien qu’il y aura un après. Je me sens prête. Prête à revivre quelque chose, à refaire confiance à un homme. Enfin, je crois… J’ai conscience qu’avec Julien, ça ne sera pas facile. Il est abîmé, craintif, un ours blessé qu’il faut encore apprivoiser. Mais je crois que cela peut fonctionner. Je l’espère, tout du moins.
- Bonne nuit, Monsieur Perret, murmuré-je sans oser le regarder dans les yeux.
- Bonne nuit, jolie Albane…
Je sors et dévale les marches pour regagner le rez-de-chaussée avant de faire une nouvelle connerie. Il me faut un grand bol d’air frais, et vite !
Vivement le troisième âge, il a raison.
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