48. Colères et frustrations
Julien
Je me réveille de bonne heure ce matin, même si je suis de repos, car il me faut réveiller les enfants qui ont école aujourd’hui. Je me lève et vais jeter un œil dans leur chambre. J’observe un instant Gabin et Sophie dormir paisiblement. Qu’est-ce que j’aimerais parfois avoir encore leur âge et ne pas avoir toutes les responsabilités qui incombent aux adultes ! Je me penche d’abord sur le lit de Sophie et lui fais des bisous en la chatouillant avec ma barbe. Elle me serre fort dans ses bras sans ouvrir les yeux.
- Allez Choupette endormie ! Il est l’heure de vous préparer pour aller à l’école ! Je vais vous préparer votre chocolat chaud et je mets le pain à griller.
Elle sourit et se lève pour m'aider à réveillerson frère à coups de bisous et de chatouilles. La bataille fait rage durant quelques minutes et nous finissons par un câlin collectif qui me booste pour la journée.
Comme tous les matins, je n’ai pas le temps de penser ni réfléchir, mes enfants accaparent toutes mes pensées, entre Gabin qu’il faut aider à s’habiller et Sophie qui me demande de l’aide pour réviser une dernière fois sa leçon d’histoire. Je profite de ma journée de repos pour aller déposer mon petit poussin à l’école à la place d’Asma qui le fait les autres jours. Je lui ai dit qu’elle pourrait paresser un peu au lit ce matin et que je m’occupais aussi de ses enfants. Une fois tout ce petit monde déposé, je reviens au CHRS. A l’accueil, il n’y a que Jeanine et Nicolas qui sont présents. Je les salue avec un sourire.
- Eh bien, Julien, te voilà bien jovial aujourd’hui ! On dirait que tu te sens bien ici !
- Eh oui, Nicolas. Il y a des jours où le soleil brille et où tout va bien ! Et Albane m’a bien aidé hier à ne pas faire une grosse bêtise, alors je suis soulagé !
- Albane ? Hier ? Mais elle ne travaillait pas, si ?
Je réalise que j’ai peut-être commis une gaffe que j’essaie de rattraper rapidement :
- C’était peut-être avant-hier, tu sais. Toutes les journées se ressemblent. Mais sans elle, j’aurais eu du mal à résister à la tentation du jeu. C’est fou comme des fois j’ai du mal à lutter !
- Tant mieux si elle a réussi à t’apprivoiser et qu’elle t’aide ! Au moins, je ne la paie pas pour rien !
- Bonne journée, Nicolas !
De retour dans mon studio, je profite du calme pour aller prendre une douche et me détendre un peu. Je repense à la soirée que j’ai passée à discuter avec Albane. Je me dis que ça a vraiment vite dérapé. Avant de passer sous l’eau, je relis notre conversation et je tombe très vite sur la photo qu’elle m’a envoyée. Qu’est-ce qu’elle est sexy ! Qu’est ce que j’ai envie d’elle ! Je lui envoie un petit message pour lui dire bonjour, puis je repose mon téléphone et me glisse sous l’eau froide de la douche pour calmer un peu mes ardeurs, en vain. Rien que l’idée qu’elle va venir travailler aujourd’hui et que je vais la voir suffit à m’exciter ! Je ferme les yeux et ma main s’empare de mon sexe bandé afin de soulager cette envie irrépressible qu’elle provoque chez moi.
Après cette douche pleine de rêverie, j’installe mon chevalet près de la fenêtre et je me remets à la toile que j’ai commencée. C’est une vue de la mer, de dunes de sable et de bateaux multicolores. Je jette de temps en temps un regard vers la cour du bâtiment afin de voir si Albane est arrivée ou pas. Elle n’a pas répondu à mon message, je me demande pourquoi. Peut-être s’est-elle réveillée à la bourre et qu’elle n’a pris le temps de regarder son téléphone ? Ou alors, peut-être qu’elle souhaite venir me souhaiter une bonne journée en personne ? Pourvu que son stagiaire ne soit pas là d’ailleurs si c’est le cas. Sinon, le bonjour risque d’être très chaste !
La matinée passe comme ça, tranquillement, dans une rêverie douce et féérique jusqu’à ce que, vers dix heures trente, je vois enfin Albane pointer le bout de son nez dans la cour… Mais elle n’est pas seule. Musclor est là, juste derrière elle. De mon point de vue, je perçois qu’il est en train de lui mater les fesses. Heureusement que je n’ai pas de fusil, sinon je crois que je lui aurais tiré dessus ! A sa décharge, il faut dire que la tenue de ma référente préférée a de quoi faire envie à un moine. Je vois qu’elle a mis une paire de leggings près du corps et elle porte un top sous un blouson qui met en valeur toutes ses formes. Et le pire, c’est qu’elle avance sans se rendre compte du regard que lui porte Mathieu ni du charme qu’elle dégage à chaque instant. Il l’interpelle et je vois que les deux s’arrêtent dans la cour et commencent à discuter.
Je pose mon pinceau, vais me rincer les mains et reviens rapidement me poster à la fenêtre. J’observe Albane qui a l’air détendu alors qu’elle attend calmement que Mathieu ait fini de lui parler. Je vois qu’il a sorti une cigarette et qu’il en offre une à la jolie brune. Elle refuse, bien entendu. Il ne le sait pas encore qu’elle ne fume pas ? Depuis qu’il est en stage avec elle, il n’a vraiment pas l’esprit observateur. Je me dis d’ailleurs, j’espère si je suis honnête avec moi même, qu’elle va le laisser finir sa cigarette et venir me rejoindre, mais non, elle éclate de rire. J’adore la voir rayonner comme ça, mais je ne suis pas le seul et je constate que Musclor s’est rapproché d’elle et a posé un bras sur celui de MA référente. Mais pourquoi reste-t-elle dans la cour avec cet imbécile plutôt que de venir me voir ? Je rage tout seul, dans mon studio, devant cette scène de théâtre muette mais si expressive.
Je me demande si je ne devrais pas descendre afin de les interrompre, mais je n’ai pas envie d’avoir l’air de celui qui s’impose. Je me demande d’ailleurs de quoi ils peuvent parler. Il n’arrête pas de lui toucher le bras et lui prendre les mains et elle le repousse gentiment, mais pas assez fermement à mon goût ! Je fulmine et j’ai presque envie de les interpeller depuis mon studio, mais je me retiens. J’essaie de lire sur leurs lèvres, mais bien entendu, ça ne marche pas, je ne suis pas James Bond. Je ferais un piètre agent secret, d’ailleurs. Dans les films de James Bond, jamais la James Bond girl ne se fait draguer par l’armoire à glace qui sert de garde du corps au méchant. Je me fais tout un scénario dans ma tête, avec Mathieu dans le rôle du méchant et moi dans le rôle du super héros, et je suis soulagé de les voir enfin rentrer dans le bâtiment. J’espère qu’ils vont être vite dérangés par une des familles du CHRS. Ça m'énerve de le voir si près d’elle. De l’imaginer la séduire en étant présent auprès d’elle constamment. Je me lève et commence à faire les cent pas dans ma chambre. Je regarde ma peinture, mais je n’arrive pas à me calmer assez pour me poser et m’y consacrer. Mais que m’arrive-t-il ?
Je passe le reste de la matinée à attendre qu’Albane vienne me saluer, mais elle ne me fait pas l’honneur d’une visite. J’essaie de me raisonner et je me dis qu’elle a dû passer du temps en entretien à résoudre les problèmes de mes voisins. Cela me chagrine un peu, mais je sais que je vais pouvoir la voir cet après-midi.
Je déjeune en solitaire, ruminant encore. C’est quand même fou, d’être dans le même lieu durant toute une journée, sans pouvoir se voir et profiter de la présence de l’autre. Je sais qu’elle bosse, mais c’est vraiment frustrant. Je me décide à descendre pour aller la voir, mais elle n’est plus dans le bureau. Il n’y a que Jamila que je salue d’un petit geste de la main et je me rends au bâtiment principal où elle a dû retourner avec son stagiaire. Lorsque j’arrive, je tombe sur Mathieu qui est au bureau d’accueil.
- Bonjour Monsieur Perret. Vous allez bien ?
- Ça va, je grommelle dans ma barbe. Elle est où, Albane ?
- Dans le réfectoire. Elle aide Emmanuelle pour l’atelier décorations.
Je ne le laisse pas finir et me dirige vers le réfectoire pour aller la retrouver. Quand j’entre, je ne la vois pas immédiatement. Emmanuelle me salue et m’invite à les rejoindre. J’admire la capacité qu’ont les membres de l’équipe à s’occuper des personnes accueillies ici. On a vraiment l’impression d’être soit à l’asile psychiatrique, soit dans la cour des miracles. Dans les participants à l’atelier, il y a quelques migrants qui profitent de chaque occasion pour montrer leur désir d’intégration, des paumés alcoolisés qui cherchent à oublier qu’ils boivent pour oublier qu’ils sont seuls, et quelques gars que je fais attention à ne pas trop côtoyer. Ils ont l’air tout droit échappés de l’hôpital et j'ai toujours peur pour Sophie ou Gabin quand ils sont dans cette partie du CHRS.
Ça y est ! Enfin, je la vois ! Elle est dans un coin de la pièce en train de discuter avec un jeune d’une vingtaine d’années, un mec avec un style un peu punk, des rangers et un treillis militaire. Le genre de types qu’on voit dans la rue et qu’on essaie d’éviter pour ne pas avoir de problème. Et elle, elle discute avec lui, tranquille, comme si c’était un gars normal alors qu’il a l’air très agressif. Je m’approche d’elle pour enfin pouvoir lui parler un peu. Elle me voit du coin de l’oeil et me regarde :
- Monsieur Perret, bonjour, je suis à vous tout de suite. Je termine avec Clément, d’abord.
Le sourire qu’elle m’adresse n’enlève rien à ma frustration de devoir encore patienter, mais je ne peux rien faire d’autre. Je m’installe à une table et continue à la regarder en l’écoutant discuter avec le jeune homme.
- Ouais, de toute façon, ici c’est un foyer de merde. On n’est pas libres ! Et c’est le bordel tous les soirs !
- Tu ne peux pas dire ça, Clément. Ici, c’est quand même mieux qu’à la rue, non ?
- Putain, mais tu fais chier toi ! A la rue, au moins, il n’y a pas des saletés d’éduc comme toi qui viennent m’emmerder.
- Aucun de nous n’est là pour t’emmerder et tu le sais, au contraire. Et il y aurait vraiment le bordel sans les éducs, tu ne crois pas ?
- Ouais, et donc si je sors ma bière là, tu vas rien dire ? Tu vas respecter ma liberté, c’est ça ?
- Il y a des règles partout, Clément. Dans l’établissement, l’alcool est interdit, c’est comme ça.
- J’en ai rien à foutre de tes règles. Tu sais où je le mets ton règlement ? Vas-y empêche moi de boire, si tu t’en crois capable.
Je n’en reviens pas de la façon dont il lui parle. Il va finir par la frapper si elle continue à essayer de le raisonner ! Je ne peux m’empêcher de bondir et de me rapprocher de lui pour l’interpeller.
- Eh, tu as vu comme tu lui parles ? Tu vas te calmer, sinon, ça va mal aller pour toi !
- Eh ! T’es qui toi pour venir me faire chier ? T’es un toutou des éducs ? Tu te crois chevalier servant ? T’es qu’un con et l’éduc, je la baise, si je veux, OK ? Barre-toi ou je te casse la gueule !
- Tu vas voir si tu la baises ! Sors et on va régler nos comptes dehors !
- Messieurs, on se calme. Personne ne va régler ses comptes, il n’y a rien à régler. Monsieur Perret, laissez-nous s’il vous plaît, intervient Albane d’une voix calme mais sèche.
- Ouais, il te manque encore une fois de respect, le punk, je lui démonte le portrait !
- Le punk, tu sais ce qu’il te dit ? Va te faire foutre !
- Ça suffit ! Julien, tu sors, maintenant ! Je ne t’ai rien demandé bon sang !
Si ses yeux pouvaient tuer, je crois que je serais au sol à cet instant. Albane s’est positionnée entre nous et son regard oscille entre lui et moi. Elle se montre assurée, mais je commence à la connaître, j’ai vu le genre de réactions qu’elle peut avoir, parfois. Elle n’est pas si à l’aise qu’elle le prétend. Cependant, sa façon de me parler, à cet instant, me blesse plus que je ne le lui montrerai. Je l’observe en silence, surpris par sa façon de me parler, alors qu’elle reprend, un peu plus calmement mais de façon toujours aussi percutante.
- Allez, dépêche-toi, je n’ai pas besoin que tu interviennes, et surtout pas pour envenimer la situation. Va te calmer dehors, je t’en prie.
- S’il te touche, je te jure que je lui casse la gueule.
Je grogne et je sens que je n’arrive pas à me calmer ni à lui obéir quand, tout à coup, un bras s’empare du mien et me tire en arrière. Je me retourne prêt à frapper celui qui ose venir me toucher, et je m’arrête au dernier moment quand je me rends compte que c’est Mathieu.
- Monsieur Perret, venez avec moi. Ça vaut mieux pour vous. Albane gère la situation.
- Elle gère rien du tout, là !!! Elle va se faire frapper et c’est à moi qu’on dit de se calmer ?
Il continue à me tirer le bras, le con. Il fait son Musclor devant Albane qui me jette un regard que j’ai rarement vu aussi noir. Même le Clément s’est calmé et me regarde, goguenard. Il ne perd rien pour attendre, lui. Mais je me laisse entraîner, ne voulant pas prolonger cet esclandre plus longtemps. Et de toute façon, Albane m’ignore et m’a dit de sortir. Alors, oui, je vais sortir. Je vais sortir de sa vie aussi, ça vaudra mieux. Qu’est-ce que ça fait mal de se faire renvoyer comme ça ! Quelle journée de merde !
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