67. Le monstre débarque
Albane
Je sors de la voiture en riant, et ouvre la portière de derrière pour permettre à Gabin de sortir à son tour. Le Petit Ourson, qui grandit à vue d'œil, attrape ma main pour traverser la route et mon cœur se gonfle d’amour, une fois encore, pour cette famille qui m’est tombée dessus un peu brutalement il y a bientôt un an.
L’été est bien entamé à présent, et les enfants s’ennuient un peu au CHRS alors que Julien travaille encore à la librairie, c’est pourquoi il a décidé de les inscrire au centre aéré. Une première pour les jeunes, et Sophie est tout sauf ravie. Elle boude son père depuis qu’il leur a annoncé et je la comprends. A son âge, je préférais dix fois plus m’installer dans l’herbe et lire qu’aller au centre aéré pour voir plein de gosses.
- Tu crois que je vais me faire des copains, Albane ? me demande Gabin, dont la main s’est resserrée dans la mienne.
- Bien sûr, Trésor, je suis sûre que tu vas t’éclater. Je connais l’un des animateurs, il est très gentil et s’occupera bien de vous.
- Mais je vais pas être avec Sophie de la journée, elle sera avec les grands !
- Oui, mais comme ça au moins tu pourras jouer sans qu’elle te demande de te taire parce qu’elle lit, ris-je en ouvrant la grille.
- Je veux pas y aller, moi, ronchonne Sophie derrière nous.
- Sophie, soupire Julien. Ça fait presqu’un mois qu’Asma s’occupe de vous pendant que je travaille, tu comprends qu’on ne peut pas abuser non plus, non ? Et puis, c’est l’affaire de deux semaines, ensuite Albane est en vacances et vous pourrez aller l’enquiquiner chez elle tous les jours.
- Et pourquoi je pourrais pas aller chez Albane tous les jours dès maintenant ? Elle a trop de livres qui sont super cools ! Et puis, vu que tu y passes presque tout ton temps, ça serait plus pratique pour toi, non ?
- Sophie… On ne va pas en rediscuter encore ! Je t’ai dit que ça te ferait du bien de voir des jeunes de ton âge. Tu vas peut-être te faire de nouvelles copines, ou un copain. Alors, on ne discute plus !
Sophie bougonne mais nous accompagne tout de même jusqu’au groupe d’adultes qui se trouvent dans la cour. Gabin ne pose aucune difficulté pour s’éloigner de nous. Il a repéré quelques garçons qui jouent au foot et les rejoint après nous avoir salués rapidement. Je fais signe à Sophie en m’éloignant des autres alors que son père discute avec les animateurs.
- Tu vois le monsieur avec des dreadlocks, là ? J’étais avec lui au lycée, il y a bien longtemps, ris-je. Il propose un atelier d’écriture pour ton groupe, deux fois par semaine. Toi qui aimes lire, je suis sûre que tu es douée pour l’écriture.
- Oh, je ne crois pas que je saurais écrire… Tu as vu les petits textes que j’ai écrits, c’était nul… Je ne ferais pas ça devant des jeunes de mon âge, ce serait trop la honte !
- Nul ? Arrête deux minutes et fais-toi confiance voyons. Je sais que tu vas très bien t’en sortir. J’ai adoré tes petits textes, moi ! Et puis, ce sont des travaux en petits groupes. Une fois les deux semaines passées, je te promets libre accès à ma bibliothèque et on ira même t’inscrire à la médiathèque de la ville. Elle est énorme, tu verras. Et tu sais, Sophie… Lire, c’est bien, mais pour apprécier se plonger dans des mondes imaginaires, il faut vivre le monde réel aussi.
- D’accord Albane. Si tu penses que c’est une bonne idée, je te fais confiance ! A ce soir ! Tu viendras nous chercher avec Papa ?
- Je vais essayer oui, j’ai hâte de savoir tout ce que vous aurez fait de votre journée. Allez, file ma belle, et profite !
Sophie acquiesce et va rejoindre son père avec les animateurs. J’espère vraiment qu’elle va profiter. Il faut qu’elle sorte un peu de ses bouquins, même si ça pourrait clairement être pire. En tous cas, je suis contente de la relation que j’ai développée avec elle. Elle me fait confiance et on s’entend vraiment bien, ce n’était pas gagné non plus à leur arrivée au CHRS !
J’attends Julien un peu en retrait, et lui souris lorsqu’il me rejoint finalement, la mine pensive. Nous regagnons la voiture en silence et je finis par lui donner gentiment un coup de coude avant d’attraper sa main en le voyant, le regard perdu sur la rue.
- Tu stresses pour Sophie ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
- Je sais pas, soupire-t-il. Elle m’en veut encore alors que ce ne sont que deux semaines. Je suis pas sûr que c’était une bonne idée. Elle aurait pu rester au CHRS, elle est grande...
- Tu as eu raison de l’y obliger, Julien, fais-toi confiance. C’est génial qu’elle lise autant, mais à son âge, elle a besoin de voir du monde aussi.
- Oui, merci Madame l’éducatrice. Vous avez raison ! me répond-il dans un sourire. Allez monte en voiture, je te ramène au CHRS. Tu dois aller bosser un peu !
- Et toi aussi, oh !
Je monte en voiture alors qu’il en fait le tour pour s’y installer également. Je pose ma main sur son avant-bras lorsqu’il s’apprête à démarrer pour l’arrêter.
- J’ai quelques minutes pour toi, encore… Si des fois tu as envie d’un peu de tendresse, ris-je.
- De tendresse ? Toujours… Et de bien plus encore…
Il se penche alors sur moi, pose une main sur ma poitrine qui réagit immédiatement et vient s’emparer de ma bouche. Je sens ses lèvres qui se posent sur les miennes et je l’accueille immédiatement avec délice. Julien a cette capacité à m’enflammer en un quart de seconde, à me faire ressentir tout un panel d’émotions des plus agréables, et c’est d’autant plus véridique lorsque ses mains se promènent sur mon corps. Mais, franchement, j’en ai marre de ce genre de moments en voiture. C’est une vraie galère alors que tout ce que je veux, c’est que nos corps soient l’un contre l’autre et que nous soyons libres de nos gestes.
Julien tire sur mon débardeur pour le sortir de la ceinture de ma jupe et glisse sa main dessous. Sa paume chaude se pose sur mon ventre et ses doigts se promènent sur mon flanc avant de remonter sous mon sein. Sa bouche ne quitte pas la mienne, lui et moi prenons notre dose. Je glisse ma main sous son tee-shirt et l’attire plus près de moi. Julien grogne quand mes ongles se plantent dans son dos, mais il vient d’empaumer mon sein et le malaxe, et je ne contrôle pas mes réactions. Bon sang, je suis au supplice, et devoir le repousser me fend le cœur et me frustre d’avance. Je n’ai pourtant pas le choix, et je finis par nicher mon nez dans son cou en soupirant.
- Faut qu’on y aille, je vais vraiment être en retard...
- Encore une minute et je te relâche.
Il me serre contre lui et inspire profondément, comme s’il cherchait à se calmer. Oui, c’est dur pour moi aussi Monsieur Perret.
- J’ai une gaule d’enfer, Madame Morel, tu peux pas me chauffer pour ensuite me lâcher, rit-il et tout son corps vibre contre le mien.
- C’est toi qui as commencé, je te signale. Je ne suis pas dans un état différent !
- C’est vrai ?
Evidemment que c’est vrai ! Mais il semblerait qu’il ait besoin d’une preuve, et il glisse sa main sous ma jupe pour venir en attester par lui-même, puisqu’il caresse mon intimité à travers la dentelle de mon boxer, me tirant un gémissement.
- Arrête, Julien, bougonné-je alors qu’il en profite pour continuer de me caresser.
- Pas envie, rit-il avant de capturer à nouveau ma bouche.
Je jure qu’à cet instant, tout ce que je rêve c’est de le sentir s’enfoncer en moi et me posséder comme il sait si bien le faire. Je veux le sentir me combler et me remplir…
- Julien…
- Oui, je sais, soupire-t-il en me relâchant finalement, à contre-cœur si j’en crois sa tête de frustré.
Julien se réajuste, tirant sur son pantalon alors que je fais en sorte de me rhabiller convenablement de mon côté. Le trajet retour jusqu’au CHRS ne dure que dix minutes, mais le silence qui s’est installé dans l’habitacle est pesant, tout comme la situation. Devoir se cacher constamment, faire attention à ce que l’on dit ou fait, commence à être difficile. Il est grand temps que les vacances arrivent, que nous puissions nous voir en dehors du centre, sans ma casquette d’éducatrice comme barrière.
Julien se gare à quelques mètres du bâtiment des familles, sans arrêter le moteur. Ma main, restée posée sur sa cuisse durant tout le trajet, la lui serre un peu et je brise le silence, mal à l’aise.
- C’est bientôt fini tout ça. Quand tu auras ta maison, on pourra se voir sans toute cette pression. Bon, on sera sans doute interrompus, encore, par les enfants, ris-je. Mais ce sera plus simple.
- Oui, quand on se verra… Entre tes horaires et les miens, ça va être galère. J’aurais presque envie de rester au centre, tu imagines ?
- On se trouvera du temps, j’en suis sûre. Je t’aime, Julien, je compte bien profiter encore de toi, ici ou ailleurs.
Julien attrape ma main et la serre dans la sienne. Nous sommes trop près du CHRS pour nous embrasser, mais ce contact est déjà rassurant. Je sais qu’il doute, moi aussi, ça m’arrive après tout.
- Je t’aime, Flicaille sexy, dit-il en me faisant un clin d'œil.
Je lui souris et sors de la voiture pour rejoindre le bâtiment principal, où je suis attendue pour un rendez-vous avec un partenaire potentiel pour des cours de français. Je sais que ça va fonctionner avec Julien, je le sens, au plus profond de moi. Si parfois les doutes sont là, que nos caractères créent des étincelles, notre entente et notre complicité me permettent d'affirmer qu'on va s’en sortir, ensemble.
- Albane.
Je me stoppe net en entendant cette voix qui résonne derrière moi comme l’arrivée brutale d’un orage dans un ciel bleu. Je le savais… Je savais que ce moment finirait par arriver, mais je n’étais pas prête. J’inspire profondément et me retourne, pour découvrir mon mari, engoncé dans l’un de ses habituels costumes gris et chemise blanche. S’il y a quelques années, il me faisait beaucoup d’effet ainsi habillé, je me rends compte qu’aujourd’hui, mon coeur et tout mon corps restent de marbre. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact. Il n’y a aucune émotion positive qui ressort de ces retrouvailles. En revanche, j’ai tout à coup l’estomac serré et le cœur qui s’accélère. De peur. Je sais de quoi il est capable. Et je ne veux plus jamais vivre ça. Ses cheveux châtains ont poussé mais sont toujours coiffés à la perfection, il est rasé de près et il n’y a pas un seul pli sur ses vêtements. Jonathan m’observe lui aussi des pieds à la tête, et la grimace qu’il fait en plongeant ses yeux verts perçants dans les miens me donne envie d’aller me cacher dans un coin.
- Eh bien, il y a du laisser aller, mon Coeur. Tu as pris quelques kilos. Et, c’est quoi ces cheveux, sérieusement ?
Il attaque fort. Ces cheveux, libres de tout chignon strict qui tire la peau, c’est la marque de ma libération de ton influence, connard. Seulement, ma tête est plus à même de lui répondre ça que ma bouche, qui s’ouvre sous le coup de la surprise plutôt que pour attaquer à mon tour.
- Ne fais pas cette tête voyons, je n’ai même pas encore parlé de ta petite jupette froissée, mon Coeur.
Un frisson me parcourt l’échine en l’entendant m’appeler ainsi. Le ton sonne faux et me rappelle bien des soirées d’horreur. J’ai envie de lui répondre que ma jupe est dans cet état parce que l’homme que j’aime, et qui me respecte, m’a tripotée dans sa voiture il y a moins de dix minutes, mais encore une fois, je reste muette. Tu parles d’une évolution, je me fais honte.
- On peut se trouver un coin tranquille pour discuter ?
- Pourquoi tu es là ? murmuré-je d’une voix timide qui me donne envie de déguerpir et d’aller me réfugier dans les bras de Julien.
- Pour toi, voyons, je t’avais dit que je viendrai te chercher un jour ou l’autre.
- Non… Tu ne peux pas. Il ne faut pas… Je dois aller bosser.
Je suis tellement pathétique à ne pas trouver mes mots. Je regarde ses mains et je sens mon corps se tendre sous la peur que cette vision crée chez moi. Je suis toujours sous son emprise et il faut que je m’y soustraie. Je me retourne pour lui échapper, mais sa paume se pose sur mon épaule et je sens sa poigne de fer me rappeler tous mes mauvais souvenirs. Il m’attire plus près de lui et glisse sa main libre dans mes cheveux.
- Albane, ne joue pas avec moi. Je m’en fous que tu travailles. On a des choses à régler, toi et moi. J’ai reçu tes papiers de merde. Hors de question qu’on divorce.
- On n’a rien à régler. Laisse moi vivre ma vie. Tu n’en fais plus partie.
J’essaie de me dégager de ses mains, mais il me maintient, toujours dans ce rapport de force qui caractérise notre relation.
- Ça suffit maintenant, gronde-t-il et les traits de son visage se durcissent. Arrête de faire l’enfant. On est marié, toi et moi, je te rappelle. Tu crois quoi, que je vais te laisser partir comme ça ? Tu es à moi, tu es ma femme !
- Laisse moi… Je dois aller travailler.
Sa poigne dans mes cheveux se resserre et il tire dessus de telle sorte que je sois obligée de plier les jambes pour ne pas gémir de douleur. Ça lui ferait trop plaisir. Mais cette posture, lui me dominant de la sorte, est tout aussi satisfaisante pour lui.
- Je te le répète une dernière fois, et ce n’est pas une proposition. Tu viens avec moi. Il y a du laisser aller et ce n’est pas que physique, mon Coeur. Ne discute pas ou je vais me fâcher, et tu vas encore pleurer.
- Pourquoi ? Pourquoi tu me fais ça ? Laisse-moi…
- Jamais, mon Coeur, crache-t-il avec un sourire pervers plaqué sur le visage. Toi et moi, c’est pour la vie, c’est ça l’amour, ça le mariage.
Jonathan relâche mes cheveux et me fait pivoter en empoignant mon bras. Il se met en marche et je ne coopère que quelques secondes avant de me stopper et d’essayer de le faire lâcher sa prise. La douleur qui irradie ma joue dans la seconde où il lève sa main libre pour me frapper me sonne mais je ne bronche pas. J’ai pris l’habitude. Plus je montre que j’ai mal, plus il jubile. Les vieilles habitudes ont la vie dure et je n’ai pas perdu mes réflexes.
- Albane !
Je sursaute et tourne vivement la tête en entendant cette voix qui m’est familière. Julien déboule comme une furie. Je le vois qui arme son bras et décoche un direct du droit dans le ventre de mon mari.
- Lâche là, connard ! Ou je te démonte et t’envoie à l’hosto jusqu’à la fin de tes jours !
Jonathan, sous l’effet du coup, me lâche et se plie en deux en râlant. Je ne sais pas quoi faire car je doute que Julien fasse le poids contre mon mari, habitué aux coups et à la violence alors que Julien manie mieux le pinceau que ses poings. Mais je suis impressionnée par Papa Ours qui n’a d’yeux que pour son adversaire. Son regard a pris une teinte grise que je n’avais encore jamais vue, alors qu’une colère froide et sourde semble s’être imprégnée dans tout son corps. J’essaie de m’interposer entre lui et Jonathan qui se redresse lentement, mais Julien me repousse doucement et fermement à la fois, sans quitter l’autre du regard.
- Tu la frappes encore une fois, je te jure que je te tue. Ça fera un monstre de moins sur cette planète.
Les yeux de mon mari lancent des éclairs. Il se campe sur ses jambes et lève les poings, menaçant.
- Alors, c’est pour cette mauviette qui attaque par derrière que tu ne veux pas revenir avec moi, mon Coeur ? J’aurais cru que tu avais meilleur goût… Un barbu intello ! Une merde qui n’a jamais appris à se battre. Je vais me faire un plaisir de lui casser la gueule à ton super héros.
Je vois Julien rester de marbre et regarder froidement celui qui hante mes cauchemars les plus horribles. Depuis que Julien s’est interposé, je sens que la peur qui m’habitait est partie. Il faut que je fasse quelque chose pour que ça ne finisse pas en pugilat.
- Julien, viens. Laisse-le et accompagne-moi porter plainte pour le coup qu’il vient de me mettre. La police fera son travail.
- Vous allez nulle part, les amoureux. Albane, reste avec moi, c’est un ordre. Si tu pars, c’est moi qui vais aller porter plainte contre lui pour le coup qu’il m’a foutu dessus. Tu as le choix, ou tu viens sagement avec moi, ou je vous colle un procès et lui se retrouvera en taule. Tu sais que j’ai les contacts pour ça.
Je ne peux m’empêcher de frissonner devant ses menaces qu’il est capable de tenir. Je fais un pas vers lui, mais Julien me retient et je le regarde, sans comprendre.
- Allez donc porter plainte, nous verrons bien qui pourra invoquer la légitime défense et qui se verra accusé de coups et blessures. Je n’ai pas peur de toi, ordure. Tu touches encore à un de ses cheveux, tu es un homme mort. Et si c’est pas moi qui te tue, ce sera un de mes amis de la rue. Ce n’est pas une menace, c’est une promesse.
Julien prend mon bras et me tire à lui, sans me laisser le choix, et nous entrons dans le CHRS sous le regard haineux de mon mari. Je tremble toujours sous l’effet de la peur, mais Julien a l’air déterminé et cela a le mérite de me rassurer un peu. A peine la porte principale d’entrée du CHRS refermée, je m’effondre en pleurs dans ses bras qui m’enserrent tendrement.
- C’est fini, Albane, je suis là.
Annotations