21 - Ombres Dansantes

2 minutes de lecture

Il n’était qu’un orphelin de Venise parmi tant d’autres, il faisait partie de ce que les puissants de la Sérénissime considéraient comme la crasse qui ruinait la belle image qu’ils souhaitaient renvoyer. Ils la cachaient sous une belle couche de vernis doré et de masques multicolores, souhaitaient purger les rues de leurs pauvres et souiller les canaux de leurs cadavres, en pure perte. Les enfants des rues feraient toujours partie de la ville et rien n’y changerait cela.

Le garçon savait que les paroles des dirigeants étaient aussi clinquantes que leurs bijoux. Venise, elle, veillait sur lui. La ville l’aimait. Voilà pourquoi il n’avait pas peur d’elle, de ses ruelles étroites et obscures, de ses eaux troubles, de ses murmures qui jaillissaient soudain des pierres ou de sous les ponts, et de ses ombres qui l’accompagnaient.

L’enfant avait été surpris par ces apparitions, quoi de plus naturel ? Il avait cru rêvé. Il n’en était rien. Il était le seul être de chair et de sang quand elles étaient venues à lui. D’autres auraient crié à la diablerie et auraient fui en hurlant à pleins poumons. Lui ne tarda pas à les accepter et à les considérer comme ses amies.

Elles ne lui faisaient pas de mal et se contentaient de danser sur les murs, les pavés, parfois aussi minuscules qu’un caillou, parfois immenses au point de toucher les plus hauts toits de la cité. Et il était le seul à les voir. Quand elles ne dansaient pas, elles l’entouraient de leur obscurité, comme pour l’étreindre et le rassurer. Puis elles se mirent à murmurer.

Malgré leurs danses et leurs gestes empreints de malice, malgré leur sollicitude envers lui, elles étaient tristes. Comment pouvaient-elles ne pas l’être quand elles étaient tout ce qu’il restait de personnes mortes, incapables de trouver le repos dans un monde meilleur ?

Elles lui racontèrent des histoires lorsque la nuit tombait et que l’obscurité les rendait plus fortes. Leurs histoires. Une femme assassinée par jalousie. Un homme mort sans avoir pu retrouver un amour perdu. Des enfants abandonnés à la famine. Des malades de la peste envoyés mourir sur une île de la lagune, sans le moindre réconfort, sans la moindre chaleur humaine.

Leurs os au fond des canaux, balancés dans la lagune, jetés dans une fosse ou donnés aux chiens. Ils étaient dispersés partout et nulle part à la fois. Ils étaient les fondations mortifères de la belle Venise, méprisés des puissants, couvés par la Sérénissime qui les avait rassemblés autour du seul de ses enfants capable de voir l’immatériel et surtout de le comprendre. Le garçon ne rejeta pas ces fantômes.

Il les invita à se confier encore et encore, à porter sur ses épaules leur douleur et leurs regrets, les soulager de ce fardeau. Il leur promit de les aider à se purger de leur tourments, par la paix de l’esprit ou la vengeance envers leurs bourreaux.

Et il le fit, jusqu’à ce que les ombres chuchotantes deviennent des ombres dansantes, simulacre du Carnaval fêtant la fin de leurs souffrances. Jusqu’à ce qu’après ces ultimes festivités, elles se dissipent loin de Venise et de la lagune pour accéder au repos éternel.

Annotations

Vous aimez lire Kae Morrigan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0