Docteur Gradys

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Journal de bord du Docteur Gradys

On accepte ce qu’on croit mériter. C’est une phrase que je n’oublierai jamais. Elle est enracinée dans ma mémoire, et ne cesse encore de venir à moi, dans mes rêves et en plein éveil, d’un son qui est semblable à la voix de ma mère. Je dis semblable car après trente ans, les souvenirs auditifs s’effritent, redeviennent néant puisque la mémoire privilégie souvent les détails importants et laisse les autres. La voix de ma mère n’était pas importante, et à présent, je ne pourrais la reconnaître si elle me parlait derrière un mur.

Je me souviens de cela comme si c’était hier, de cette enfance misérable, avant l’établissement du Genius salvage qui m’a arraché des griffes de cette vie obscure, polluée et anarchique. Ma mère - j’ai encore sur la rétine sa silhouette avachie sur le lit - était une fille de vingt ans lorsqu’elle m’a mis au monde, seule sans le fameux père dont les nouveau-nés jouissent généralement. Apparemment, selon ses dires, il a été obligé d’épouser une autre sous l’obligation de sa famille, mais aussi de la pudeur car on n'épouse point une fille qui s’est donnée avant le mariage. C’est une abomination. C’est l'opprobre absolue. Elle disait cela sans s’adresser réellement à moi, tant que j’étais petit, cependant elle le racontait à elle-même, le visage froissé, sa main blanche et encore séduisante, touillant à l’aide d’une cuillère en bois, un quelconque ragoût.

Elle était belle avec sa chevelure blonde platine, ses grands yeux d’un gris métallique qui désarçonnaient autant qu’ils emportaient les cœurs dans l’abîme amoureux, le plus cruel, le plus inextricable. Elle en avait eu des prétendants, des amoureux qui étaient prêts à faire d’elle la femme parfaite, l’épouse qu’elle aurait dû être avec mon père, l’arracher à ce destin polisson d’une réprouvée sur laquelle, de jour comme de nuit, roulaient des regards méchants et scrutateurs.

Néanmoins, elle refusait, avec cet effarouchement dont était caractérisée sa tendre nature, son amour pour moi dépassant largement le bonheur et le luxe d’un mariage promettant. Souvent, lorsqu’elle venait de réfuter un gentleman, elle me prenait sur son giron et me tapissait le faciès de baisers et de caresses, puis avec cette même intonation particulière, chuchotait ceci : je ne t’abandonnerai pas. Elle pleurait alors, je pleurais moi aussi parce que j’avais saisi, bien que j'étais jeune et fort inexpérimenté, qu’elle me faisait don de la plus divine des créations : l’amour d’une mère.

Cette phrase-là, je l'entendis pour la première fois de sa bouche. On accepte ce qu'on croit mériter. Elle la prononçait lors de ces moments d'égarements quand elle se laissait submerger par la tentation de ressasser le passé, puis de se rendre compte, une fois les yeux ouverts sur sa condition actuelle, qu’elle avait une vie des plus misérables. Elle se mettait aussitôt à se griffer, arrachant avec une rage de folle, des parcelles de peau rougeâtres et dégoûtantes qui collaient à ses ongles noirs ; se dandinant tel un derviche possédé, alors que je demeurais recroquevillé sur moi-même, ne sachant que faire.

Ces instants de pessimisme la plongeaient dans un état de trouble psychique, elle se parlait à elle-même, sanglotait toujours, puis enfin osait poser sur moi ses yeux bouffis et rouges qui semblaient dire : tu es la source de mes malheurs. Mais elle ne l’avait jamais dit tout haut. Lorsqu’elle se reprenait, devenait à peu près elle-même, elle me disait alors qu’elle acceptait cette condition, cette vie, car elle l'avait amplement méritée du fait qu’elle avait laissé sa vertu de côté, et s’était adonnée au péché de la chaire.

Quand plus tard, la guerre civile éclata, je n’avais que six ans. Rapidement, même les familles les plus nobles virent leurs situations devenir critiques. Tout se bouleversait. Ma mère n’était plus la fille reniée du village, tout le monde était renié, par le destin. La nation croulait sous le poids des morts, dégobillait le sang dont elle s’abreuvait, jour comme de nuit. De cette partie de ma vie, je ne gardai que des souvenirs un peu flous étant donné la rudesse de la situation et les abominables visions auxquelles mes yeux durent s’exposer.

Après deux ans de vagabondages, de fuites, de combats contre la faim, la saleté, les maladies et la mort, la guerre prit fin sans que nul, malheureusement, ne sût qui était le vainqueur. Les gens disaient que le système avait été détruit, que Gouvernemental a été détrôné de sa puissance, que quelque part dans notre chère nation, nos combattants allaient prendre le relais, nous faire enfin miroiter un avenir radieux et prospère. C’était évidemment un mensonge, je suis bien placé pour le savoir.

C’est ainsi que, pour leurrer le peuple dans ses croyances stupides et optimistes, Gouvernemental a rapidement mis en place le projet Genius Salvage pour dénicher un peu partout ceux qui seront aptes à remettre la nation sur pied. C’était, selon leurs dires à cette époque bien lointaine, le plan établi après la victoire sur le pouvoir. Tout le monde les crut, et je fus moi-même désigné comme un petit génie, à la suite d’une injection douloureuse dans mon crâne. On décréta donc que je devais servir ma nation, et que ma place était avec les savants et les scientifiques de Gouvernemental qui feraient en sorte d’accroître mon intelligence hors norme. Ils n’ont pas menti sur un détail, j’étais bien un génie, mais un génie qui ne servirait jamais son peuple, mais les intérêts secrets de Gouvernemental.

Ce jour-là, j’avais détesté ma mère car elle m'avait laissé entre les mains de ces gens inconnus ; elle m'avait laissé monter sur un hélicoptère militaire sans ne serait-ce que crier sa rage et son affliction de me voir loin d’elle. Ce ne fut que plus tard, que je me rendis compte qu’elle était restée aussi indifférente seulement pour mon bien. En m’abandonnant à ceux qui deviendraient mon seul repaire dans la vie, elle m’en avait aimé que davantage.

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