Chapitre 23
Les jours suivant la confrontation avec Jordan furent marqués par un mélange d’épuisement et de tension silencieuse pour Gabriel. La révélation du passé d’Elias, combinée à la culpabilité de garder ce secret, pesait sur lui comme une enclume. Chaque fois qu’il croisait le regard d’Elias, un mélange de tendresse et de honte le submergeait. Comment pouvait-il continuer à soutenir Elias tout en cachant quelque chose d’aussi grave ?
Les repas, autrefois des moments où ils partageaient des instants de répit, devinrent pour Gabriel une épreuve insurmontable. Il se forçait à sourire et à porter sa fourchette à ses lèvres, mais chaque bouchée semblait se transformer en un poids qu’il ne pouvait avaler. Son estomac se nouait, et il finissait par repousser son assiette sous un prétexte vague.
Elias, de son côté, restait concentré sur sa rééducation. Les progrès étaient lents mais tangibles. Il pouvait désormais distinguer des formes à quelques mètres, bien que les détails restassent flous. Malgré cela, il ne pouvait ignorer les changements dans le comportement de Gabriel.
Un soir, dans la petite cafétéria du centre, Gabriel et Elias s’étaient assis à leur table habituelle. Le bruit ambiant des conversations des autres patients résonnait autour d’eux, mais Gabriel restait silencieux, jouant distraitement avec les légumes dans son assiette.
Elias, après quelques minutes d’observation, posa sa fourchette avec un soupir.
— Gaby, tu ne manges presque rien, dit-il doucement.
Gabriel releva les yeux, surpris par la remarque.
— Je… je n’ai pas très faim, répondit-il, forçant un sourire qui n’atteignit pas ses yeux.
Elias tendit une main hésitante, effleurant celle de Gabriel. Le contact, léger mais intentionnel, força Gabriel à se figer.
— Ce n’est pas vrai, Gaby, reprit Elias, son ton plus sérieux. Ça fait des jours que je te vois grignoter à peine. Tu vas finir par tomber malade.
Gabriel détourna le regard, fixant un point invisible sur la table.
— Ce n’est rien, Elias. Juste un peu de stress, murmura-t-il.
Mais Elias n’était pas convaincu. Même avec sa vision limitée, il voyait les cernes sombres sous les yeux de Gabriel, les joues qui semblaient plus creuses chaque jour. Il fronça légèrement les sourcils, mais choisit de ne pas insister, du moins pour l’instant.
Cette nuit-là, Gabriel ne trouva pas le sommeil. Les mots d’Elias tournaient en boucle dans sa tête, amplifiant le poids qu’il portait déjà. Finalement, incapable de garder tout cela pour lui, il attrapa son téléphone et appela Sofia.
— Gaby ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle d’une voix alourdie par la fatigue, mais teintée d’inquiétude.
Gabriel prit une grande inspiration avant de tout déballer. Il parla de Jordan, de ce qu’il avait appris sur le passé d’Elias, et de la manière dont cette vérité le rongeait.
— Je ne peux pas lui dire, Sofia, murmura-t-il, sa voix brisée par l’émotion. Il a déjà tellement à gérer.
Un silence suivit, seulement interrompu par la respiration régulière de Sofia de l’autre côté de la ligne.
— Gabriel… tu ne peux pas porter ça tout seul, finit-elle par dire, sa voix douce mais ferme. Elias a le droit de savoir. Et toi, tu ne peux pas continuer comme ça.
Gabriel ferma les yeux, sentant les larmes couler sur ses joues. Il savait qu’elle avait raison, mais il avait peur. Peur de briser ce fragile équilibre qu’ils avaient construit.
Quelques jours plus tard, Sofia vint au centre pour aider Gabriel à révéler la vérité. Ils s’assirent tous les trois dans une petite salle commune, l’atmosphère lourde de non-dits. La lumière du soleil couchant se faufilait à travers les rideaux, teintant la pièce d’une lueur dorée et apaisante, en contraste total avec les tensions palpables.
Sofia prit la parole en premier, sa voix calme mais déterminée.
— Elias, il y a quelque chose que tu dois savoir, dit-elle doucement, croisant ses mains sur ses genoux.
Elias tourna légèrement la tête vers Gabriel, comme pour chercher une confirmation. Gabriel, incapable de soutenir son regard, fixait le sol.
— C’est à propos de ce garçon, Jordan, reprit Sofia. Il m’a dit des choses sur ton passé… des choses que Gabriel a appris mais n’a pas osé te dire.
Elias fronça les sourcils, visiblement troublé.
— Quelles choses ? demanda-t-il, sa voix tendue.
Gabriel releva enfin les yeux, sa gorge nouée.
— Jordan m’a dit que… que tu avais été un harceleur, Elias. Quand vous étiez plus jeunes, murmura-t-il. Il dit que c’est pour ça qu’il t’a blessé, pour se venger.
Un silence écrasant s’installa. Elias resta figé, les mains crispées sur ses genoux.
Elias prit une profonde inspiration, son regard perdu dans le vide.
— Je… je me souviens vaguement, finit-il par dire. Mais je n’ai jamais pensé que c’était… aussi grave.
Il passa une main tremblante sur son visage, comme pour chasser les souvenirs qui refaisaient surface.
— J’étais un gosse idiot, continua-t-il, sa voix brisée. Je pensais que c’était juste des blagues… Mais si j’ai vraiment fait du mal à quelqu’un…
Il s’interrompit, incapable de finir sa phrase. Gabriel, les larmes aux yeux, posa une main sur celle d’Elias.
— Tu n’es plus cette personne. Mais ce que tu as fait a des conséquences. Et maintenant, on doit y faire face, ensemble.
Elias hocha doucement la tête, mais la douleur dans ses yeux était évidente.
Dans les semaines qui suivirent, Elias commença à affronter son passé. Avec l’aide de Gabriel et Sofia, il trouva le courage de contacter Jordan pour lui présenter des excuses sincères. La conversation fut difficile, marquée par la colère refoulée de Jordan, mais elle permit à Elias de commencer à tourner la page.
Elias, accepta de rencontrer Jordan après avoir décidé qu’il ne pouvait plus fuir son passé. Avec l’aide de Gabriel et Sofia, une rencontre fut organisée dans un parc tranquille, loin des regards curieux. Gabriel insista pour être présent, restant en retrait mais prêt à intervenir si la situation s’envenimait.
Elias s’assit sur un banc, droit mais tendu, ses mains serrées sur ses genoux. Jordan arriva quelques minutes plus tard, le visage fermé, ses mains enfoncées dans les poches de sa veste.
— Tu voulais me parler ? lança Jordan, d’un ton mi-curieux, mi-méfiant.
Elias releva la tête, ses yeux, bien que partiellement voilés par sa vision diminuée, fixant Jordan avec une sincérité désarmante.
— Oui, répondit-il calmement. Je crois que je te dois des excuses.
Jordan haussa un sourcil, visiblement surpris par l’approche directe.
— Des excuses, hein ? Ça tombe bien, j’attendais ça depuis des années, rétorqua-t-il avec une pointe d’amertume.
Elias hocha doucement la tête, prenant une profonde inspiration avant de continuer.
— Je ne vais pas chercher d’excuses ou prétendre que je ne savais pas ce que je faisais. Ce que j’ai fait, c’était cruel. Et même si je ne m’en rendais pas compte à l’époque, ça n’enlève rien à la douleur que je t’ai causée.
Jordan croisa les bras, son regard perçant Elias comme une lame.
— Tu sais, Elias, ce n’était pas juste des "blagues". C’était chaque jour, chaque putain de jour. Des surnoms, des ricanements, des regards. Tu sais ce que ça fait de ne pas vouloir aller à l’école parce que tu sais que tout le monde va se moquer de toi ?
Elias baissa légèrement la tête, sa voix tremblante lorsqu’il répondit :
— Non, je ne sais pas. Mais je suis désolé que tu aies eu à vivre ça. Je suis désolé d’avoir été la raison pour laquelle tu te sentais comme ça.
Un silence tendu s’installa. Jordan, visiblement ému malgré sa colère, passa une main dans ses cheveux.
— C’est facile à dire, maintenant que tu es celui qui souffre, lâcha-t-il, désignant les yeux d’Elias.
Elias releva la tête, sa mâchoire légèrement serrée.
— Tu as raison. Et je ne peux pas changer ce que j’ai fait. Mais je peux reconnaître mes torts et essayer de faire mieux à partir de maintenant.
Jordan sembla hésiter, son regard oscillant entre Elias et Gabriel, qui observait la scène avec une attention silencieuse.
— Ça ne ramènera pas les années que j’ai perdues, murmura Jordan, presque pour lui-même.
— Non, ça ne les ramènera pas, répondit Elias, sa voix basse mais ferme. Mais si tu veux qu’on parle, si tu veux qu’on trouve un moyen de… de guérir, je suis prêt.
Jordan resta silencieux, les mots d’Elias semblant résonner en lui. Finalement, il hocha la tête, bien que son expression restât fermée.
— Je ne sais pas encore si je peux te pardonner, dit-il. Mais… merci. Pour avoir au moins essayé.
Après le départ de Jordan, Elias resta assis sur le banc, le regard perdu dans le vide. Gabriel s’approcha doucement, posant une main sur son épaule.
— Ça va ? demanda-t-il, sa voix pleine d’inquiétude.
Elias hocha lentement la tête.
— Je ne sais pas si ça change quoi que ce soit pour lui, répondit-il honnêtement. Mais au moins, j’ai fait ce que je pouvais.
Gabriel serra doucement son épaule, un mélange de fierté et de soulagement dans le regard.
— Tu as fait ce qu’il fallait, Elias. C’est tout ce qui compte.
Ce moment, bien qu’empreint de douleur, marqua un tournant. Elias avait affronté une part de son passé, et bien que les blessures de Jordan ne soient pas complètement refermées, un pas avait été fait. Gabriel, de son côté, trouva dans cette confrontation une force nouvelle pour continuer à soutenir Elias, tout en commençant à affronter ses propres luttes intérieures.
Gabriel, bien que toujours en lutte avec son propre trouble alimentaire, sentit un poids s’alléger en lui. Il recommença doucement à prendre soin de lui, motivé par la promesse implicite qu’il avait faite à Elias : être présent, non seulement pour lui, mais aussi pour lui-même.
Sous ce ciel encore fragile, Gabriel et Elias avançèrent ensemble, pas à pas, déterminés à reconstruire leur avenir sur des bases plus solides, débarrassées des ombres du passé.
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