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Le jeune homme s’agrippa à la paroi glissante et avança prudemment quitte à être lent. Il n’avait pas abandonné sa chaumière et sa famille pour mourir dans ce tombeau de brume où un dragon d’argent filé infiniment dans un trou d’eau énigmatique. Bien que l’idée l’inquiétât, il ne pouvait s’empêcher d’y voir une possible renaissance. Et s’il y avait un autre monde derrière ce miroir du temps ? La chance de ne plus connaître la perte d’un être cher.
L’eau battante et hurlante faisait cogner son cœur dans sa poitrine. Un simple et malencontreux mouvement pourrait l’anéantir. Suan s’arrêta plusieurs fois, collant parfois son front sur la froideur de la roche. Il cherchait ses prises tout en observant Grenouille poser sur un rondin de bois en proie à une rêverie. Que regardait-elle avec l’étonnement d’un chiot face à de hautes herbes ?
Encore deux pas. Suan sauta l’espace entre la chute et l’autre versant. Un brouillard s’élevait moins puissant que la brume au-dessus d’eux qui ressemblait à un nuage voulant découvrir les intrigues de la terre.
— Que regardes-tu ainsi, petite Grenouille ?
Il s’en approcha, prêt à s’asseoir lui aussi, mais un craquement se fit entendre sous les semelles de ses sandales. Il souleva un de ses pieds afin d’aviser le sol. L’herbe lui arrivait à mi-mollet, ainsi dût-il se baisser et farfouiller entre les brindilles. Ce qu’il trouva le fit se redresser d’un coup et lâcher immédiatement sa prise. Il se recula d’un pas, fixa la verdure et les morceaux de squelettes dispersés dans la zone. Quand il leva la tête vers une sépulture, il se figea un instant, laissant couler son regard sur des caractères. Ne sachant pas lire, il s’en détourna vite. Quelques mètres derrières, il découvrit une maisonnette en ruine. Les murs n’étaient plus que des remparts troués, le toit inexistant avait été remplacé par la branche basse d’un arbre que Suan ne connaissait pas. Il s’y laissa conduire par la sensation d’y trouver une histoire. Hélas, une fois au cœur de la ruine, il n’y décela que du vent et qu’un coffre vide en bois massif usé par le temps.
Rebroussant chemin jusqu’au rondin, Suan chercha Grenouille. Celle-ci se tenait sur une liane étrangement aménagée.
— Reviens ! Partons d’ici, il n’y a que désolation. Nous devons trouver le soleil. Il n’y a rien pour nous que de l’herbe, une maison détériorée par les saisons et un ciel voilé d’une aube éternelle.
Il lui montra la chute et le monde qu’il connaissait.
— Grenouille, il est déjà dur de survivre chez nous, pourquoi vouloir accéder à un lieu qui, regarde-le, ne semble guerre mieux que le nôtre.
Grenouille observa le jeune homme de ses yeux de malachite. Puis, elle fixa l’escalier de liane qui se dressait devant elle. Suan sut qu’elle n’écoutait déjà plus ce qu’il lui racontait. Quand elle s’élança sur les larges marches nouées et végétales, il soupira.
— Tu n’apprendras donc jamais à te méfier ? s’époumona-t-il la main posée contre l’écorce d’un de ses immenses arbres qui les entouraient. Suan se demanda jusqu’où ils culminaient.
Incapable de laisser sa compagne, pour le moins têtue, il retira son manteau de peur et enfila celui de l’indifférence. Qu’avait-il à espérer ? Lui-même ne savait quoi penser de son avenir. Il n’avait goût à rien. Peut-être à la promesse faite à Shi-Huan de lui rapporter sa pierre de lune. Et encore cela ne l’inspirait que peu.
— Te suivre finira par me tuer, s’exaspéra-t-il.
La main agrippait sur l’une des lianes les plus rigides, il mit son esprit sous clé, acceptant ce qui se présenterait à lui, s’il parvenait en haut de l’invisible.
Grenouille sautait insouciante les marches devant eux. Elle lui jetait une œillade tout en agitant la tête d’un sens puis de l’autre contemplative des lianes figées dans la toile brumeuse.
— Un jour, je t’abandonnerai pour de bon, petit animal infernal, murmura-t-il après avoir vu un squelette accroché à une branche tressée.
Il n’y avait aucune méchanceté au fond de sa voix rauque, une simple vérité pour un jour réapprendre à marcher. Mais fallait-il encore que la vie le lui permette. Grenouille avait beau les fourrer dans de beaux draps, ce n’était pas elle qui imposait les règles.
Le destin, à supposer qu’il existe, devait être celui qui contrôlait la vie de chacun.
Suan croyait, comme sa mère le lui avait appris, aux rencontres qui servaient à façonner l’esprit. Bonne ou mauvaise, elle menait toujours à une réponse. Ici, le jeune homme n’espérait plus rien, pourtant dans son cœur, il entendait la voix de son enfant intérieur.
« Là où il y a des obstacles, il y a un pas vers le soleil ».
— Là où il y a des obstacles se trouve un puits de souffrance, marmonna Suan, en sentant la liane sur laquelle il venait de poser le pied se détendre.
Se sentant partir vers le sol qu’il n’apercevait déjà plus, il se cramponna à la rampe. Elle ne flancha pas. Elle resta ferme comme une racine née dans les airs. Il retrouva son appui sur la marche suivante, plus vigilant que jamais.
— Grenouille ! Prends garde. L’escalier n’est pas aussi stable qu’il veut bien nous le faire croire !
Elle continua à sauter. Légère comme une plume, Grenouille se savait en sécurité et ignora les recommandations, comme à chaque fois.
Suan s’en désola, mais qu’y pouvait-il ? Elle était ainsi. Il ne la changerait plus. Il était bien trop tard.
Un vent frais et inattendu s’installa autour d’eux. Les lianes se balancèrent, laissant tomber des ombres filantes vers une nappe nuageuse. Le jeune homme se laissa surprendre par le son que faisait la brume lorsqu’elle les avalait.
Et s’il y avait là-haut une réponse aux questions qui le hantaient ?
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