Chapitre 2( 1)
Il lui sembla qu’un temps infini était passé depuis qu’il avait commencé l’ascension. Grenouille filait droit, fidèle à elle-même, quand Suan remarquait la froideur de l’air. Elle se posait sur lui comme deux mains gelées d’être restée trop longtemps sous la neige. Plusieurs fois, il toussa, comme si son corps, et plus encore, ses poumons cherchait à s’adapter à la température ainsi qu’à la saturation de l’air. Respirer devenait pénible. Cependant, plus le jeune homme montait plus son corps se sentait gêné et mieux il se préparait à accepter le changement.
Quand il vit Grenouille s’éloigner sans gravir de marche, il comprit qu’ils venaient d’arriver. Où ? Il n'en avait pas un soupçon d’idée. Toutefois, lorsqu’il posa à son tour les pieds sur une surface solide et qu’il ne forçait plus sur ses jambes dans un mécanisme plié, déplié pour se hisser péniblement, il expira de tout son souffle. Les mains sur la taille, il calma les battements de son cœur avant de chercher une assise. Ses doigts détachèrent sa longue chevelure qui s’abattit autour de ses épaules et de son cou, comme un manteau de chaleur. Mais cela n’arrêta pas les frissons qui mangeaient sa chair. Ainsi, il observa ce nouvel environnement à la recherche de quoi se calfeutrer. Il aurait volontiers accepté des feuilles d’un bambou qu’il aurait agilement tressé en une cape comme ses sœurs le lui avaient appris. Toutefois la végétation n’avait rien de celle d’en bas. La verdure portait des couleurs ternes comme l’ensemble du lieu. Le brouillard nappait le ciel, s’enroulait à des troncs que Suan imaginait être la cime des arbres au bas. Mais comment en être sûr quand le ciel débordait sur la terre ? Ce monde s’habillait d’ombre chinoise, d’encre. D’ailleurs la neige y tombait en gris.
Suan tourna la paume vers le plafond envoilé et attrapa les étranges flocons, qui à la texture n’en n’étaient pas.
— De la cendre ? s’étonna-t-il. Pourquoi en pleut-il ?
Il se pencha vers le chemin qu’avait emprunté Grenouille lorsqu’une brise tira légèrement le voile opaque. Elle lui fit découvrir la composition du sol. De la terre, des dalles de pierre et de la cendre. Instinctivement, il pivota le regard vrillant d’un buisson vers un tronc en passant par l’esquisse d’un paysage qui se dessinait devant lui. C’étaient des roches comme la tête d’un pinceau, un sentier qui se dissipait derrière de haut épicéa et la silhouette d’un mont qu’on aurait dit accroché aux nuages. Il y avait toujours ces lianes qui s’entortillaient deçà delà pareil à un nid de serpents. Suan avança encore un peu gardant un œil sur l’escalier. Il serait fâcheux de le perdre et rester en proie face à la sombreur du décor.
— Grenouille, il n’y a rien pour nous ici. Le soleil ne doit jamais passer la brume. Il est si pâle. Viens, redescendons avant de tomber sur l’âme qui a peint ce monde en gris.
Grenouille s’extirpa d’un buisson dans lequel elle fourrageait. Des baies lui sortaient de la bouche, grosse comme des prunes. Suan se prit à deux fois pour aviser les fruits et réaliser qu’il s’agissait de framboise. Grenouille s’enfonçait à nouveau entre les feuillages et poursuivit son repas. Le jeune homme la suivit au bruit de mastication. En écartant les buis et s’y insérant difficilement, il ouvrit d’immenses yeux. Ce dressait devant lui, un gigantesque potager où légumes et fruits étaient si gros qu’ils auraient pu nourrir une dizaine de villages. Les couleurs effacées des mets reliés à la terre ne l’empêchèrent pas de se ruer sur le framboisier et d’en arracher les boules. Il croqua à l’intérieur de chacune laissant se répandre le jus sucré qui en débordait. Le goût lui explosa en bouche, faisant perler sur ses joues des larmes. Le jeune homme redécouvrait le plaisir des saveurs. Et c’est repu qu’il se tourna vers sa compagne.
— Il suffirait que j’en prenne un sac pour que Shi-Huan et maman reprennent des forces. Nous ne sommes pas si loin de la maison. Seulement quelques jours.
Elle consentit à ses paroles, grignotant la dernière baie de l’arbuste, quand une voix les surprit.
Suan se raidit, les pieds ancrés au sol prêt à décamper.
— Je ne te chasse pas, garçon d’en-bas. Ce jardin pousse de lui-même et offre à mon village chaque jour de bon repas. Mais je sais aussi que les légumes et les fruits pourrissent vite dans l’escalier de lianes. Il y a encore quelques semaines, une enfant s’y est confrontée. À chaque fois elle est revenue plus déçue que la veille.
— Qui parle ? Où êtes-vous ?
Suan se redressa en cachant la présence de Grenouille à l’inconnu. La protéger du monde et des regards avait toujours était son objectif quand elle était revenue du bois derrière la haie de noyer. Celle que tous les parents sensés interdisaient à leurs enfants. Toute vie disparaissait une fois à l’intérieur du bois. Les animaux n’étaient pas épargnés eux aussi. Grenouille était si petite, elle ne faisait jamais de bruit. Était-ce ainsi qu’elle avait survécut à la Yamauba ?
Une ombre se détacha d’une citrouille géante et s’approcha entre brume et racine.
Suan recula jetant un œil à Grenouille qui avalait le dernier morceau de sa framboise. Elle pencha la tête pour voir la femme et la danse que formait les voilages autour d’elle. Cette dernière s’arrêta à leur hauteur avant de s’asseoir sur une courge telle un petit banc.
— Tu n’as rien à craindre de moi. Mais il y a ici des oiseaux noirs. Si j’étais toi, j’adoucirais ma voix pour qu’elle ressemble à celle d’une jeune fille. Pour le reste, cela devrait faire illusion.
— Que dites-vous ?
— Je t’explique qu’ici les hommes de ton âge son volé. Alors prend garde à toi ou bien redescend.
Le corps tenu dans plusieurs couches de tissus, la femme vint réépingler la tresse qui courrait le long de son corps. Elle avait une grâce contrefaite, un visage dur et anguleux, une mâchoire prononcée et des sourcils épais. Mais il y avait dans la blancheur de sa peau un aspect d’ailleurs. On y distinguait nettement les veines et le sang circuler. Un masque de traits bleus décorait son front, ses longs yeux dont la couleur rose hérissa les poils de Suan.
— Qu’es-tu ? murmura-t-il, en se reculant à nouveau.
— Ne te laisse pas surprendre par mon apparence, nous sommes tous comme ça dans la cité des lianes. Pour répondre simplement, je suis comme toi à la différence que je viens d’en-haut.
— Tous les corps en-bas, est-ce vous ? Ton peuple ?
— Loin de là. Nous apprécions la visite des gens du monde coloré. Mais il n’est pas toujours de bon augure de croiser votre route. Beaucoup on cherchait à nous piller. La montée comme la descente est périlleuse. Un moment d’égarement, une rêverie, et un faux pas n’est pas pardonnable.
Suan commença à se détendre en voyant que la femme ne lui voulait aucun mal.
— Tu es déjà allé en-bas ? Quel est cette tombe ? Je n’en ai jamais vu de telles.
— Mon corps n’accepterait pas l’air du bas ni la chaleur qu’il y fait. Je résisterai peut-être une année dans d’affreuses souffrances. La tombe ? La petite fille m’en a parlé aussi. Elle me la décrite et j’ai compris qu’il s’agissait de la sépulture d’un des miens. Un homme amouraché d’une femme du bas. Il a fui notre royaume comme beaucoup après lui. Nombreux on rebroussait chemin.
— Pourquoi fait-il si sombre ici ? s’informa le jeune homme doucement captivé par la voix mélodieuse de l’inconnue.
Elle parlait avec une certaine lenteur comme pour contrôler le son qui sortirait de sa bouche.
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