Trysol, devant, le regard épiant les troncs et de constance sur les traces laissées par les équidés, marchait bon train. Suan, en arrière, les yeux rivés sur la brume et la main serrant l’invisible, gardait le pas vif et distant. Ce jeune homme, elle lui jeta un nouveau coup d’œil. Il avait pour lui le don de la jeunesse. Donnerait-il plus de lui avant de partir ? Ne serait-ce pas trop lui en demander ?

Pour la vie, il y avait bien des sacrifices à faire. Plus encore pour sauver toute une race. Mais que donnerait le mélange d’un homme du bas et d’une femme du haut ? Ils étaient semblables, mais ne portaient pas les mêmes conformations.

Analoum se força à garder espoir, mais à la vérité, tout partait à la dérive et ça s’amplifierait à mesure des années. Son espèce était vouée à l’extinction.

***

Cela faisait des heures qu’ils marchaient sans s’être arrêtés. Suan se demandait jusqu’où ils iraient comme ça. La fatigue commence à poindre. Pour boire, il épongeait les feuilles humides avec sa tresse de tissu. Ses pieds souffraient sur la finesse de ses semelles. Le froid gagnait en intensité à mesure que le ciel entrevu perdait de cette luminosité grisâtre. Analoum et Trysol gardaient un rythme soutenu que rien ne parvenait à stopper, pas même les branches mortes ou les faussées qu’elles sautaient sans mal. Grenouille avait de plus en plus de mal à suivre. Même les fantômes s’épuisaient à trop marcher. Elle se vidait de cette énergie spirituelle qui colorait son aura. Suan la tenait fermement par la main, la rattrapait quand elle trébuchait sur ce qu’il imaginait être des obstacles dans le monde d’entre-deux. Lorsqu’elle se collait à lui, il enfouissait ses doigts dans ses longs cheveux noirs.

— J’ai sommeil, Suan. Quand est-ce qu’elles vont s’arrêter ? Demande-leur . Je ne sens plus mes jambes.

Suan se pencha vers elle et lui proposa son dos. Pas une. Pas deux. Elle lui sauta dessus et s’y cramponna comme un bébé panda roux. La fascinante douceur de ses mèches tombant au creux du cou fit frissonner Suan. Étrange fut sa réaction quand l’image du hanfu en soi de Meï, la fille du haut dignitaire, passa son esprit. Pourquoi songeait-il à elle dans un moment pareil ? Qui plus est, en sentant les cheveux de sa sœur sur sa peau. Est-ce que la fatigue cognait trop fort en lui qu’il se mettait à imaginer de la douceur là où il devait y avoir de la crainte ? Meï avait égaillé plus d’une de ces journées. Le souvenir de leur peau l’une contre l’autre quelques jours avant la disparition de Xin-Shen se réinventa en lui. Il avait douze ans, elle en avait quinze. La nuit était tombée si vite ce jour-là, et Meï, comme une lumière tapie dans les ténèbres s’était introduite chez lui. Il la voyait encore debout entre les nattes et les corps endormis. Elle l’avait tiré par la main. Ses yeux étaient baignés de larmes. Ils s’étaient éclipsés dans la grange d’un voisin, avaient écouté les bêtes rêver, puis Meï, sans dire un mot, avait commencé à retirer ses vêtements. Suan avait longuement contemplé ce corps immaculé, éprouvant l’envie de le toucher. Son souhait avait été exaucé. La jeune fille l’avait initié à l’art du plaisir charnel. À vrai dire, il l’avait laissé faire de lui ce qu’elle en voulait. De ce rapprochement, le jeune homme avait senti un flux envahissant s’extirper de lui et cette sensation, il ne l’oublierait jamais.

Peut-être était-ce par croyance que la mort était au-dessus de sa tête, qu’il se remémora ce bonheur écrasant qu’il avait vécu. Aujourd’hui, Meï était un souvenir. Elle aussi était partie six ans auparavant. Le même après-midi que Xin-Shen.

Perdu dans son esprit, il marcha mécaniquement, les yeux rivés au sol. Grenouille vit trop tard Trysol s’arrêter et ne put avertir son frère. Un son mat éclata quand Suan s’écroula sur la rouquine le pied emprisonné dans la terre. Analoum tourna à peine le regard sur eux, étonnée de trouver une porte encastrée dans la roche.

Xin-Shen se glissa prêt de la brune, fixa le petit potager de moitié caché par de hauts buissons et se laissa surprendre par une jeune fille panier en main, baignée dans la pénombre. Elle portait un voile blanc court épinglé sur le sommet de sa tête. Plusieurs longues tresses serpentaient autour d’elle envoyées en arrière par les vents qui persistait.

Derrière, Trysol insulta Suan qui écrasa sa cuisse et lui donna un coup de boule en pleine mâchoire.

— T’es du genre empoté, mon pauvre !

Maladroitement redressés, et sentant le regard réprobateur de l’autre, ils se dirigèrent d’un même pas vers ce qu’Analoum et Grenouille regardaient.

La jeune fille au voile blanc se présenta à la lumière fade du début de soirée. Dans un mouvement vif, elle brandit un tisonnier ensanglanté.

— Je viens à l’instant de tuer une éclaireuse. Je me ferais un plaisir de récupérer vos organes pour m’en repaître.

Le panier qu’elle portait dégoulinait d’un liquide rouge, de quoi faire se dresser les poils de Suan. Dans quoi s’était-il fourré ? La question se posait en discontinue dans sa tête. Encore une joyeuse camarade, pensa-t-il en attrapant Grenouille par les épaules. Celle-ci se tourna vers lui.

Tu t’inquiètes inutilement pour moi. Je n’ai plus de corps, contrairement à toi.

Elle sourit niaisement.

— Peut-être qu’on aurait dû continuer à tourner en rond dans la forêt. Je n’ai pas l’impression que les gens seront plus accueillants…

— Vraiment ? murmura Suan entre ses dents.

Sa voix teintait de sarcasme étira davantage le sourire de Xin-Shen.

Il faut voir le bon côté, on va être servie en aventure.

C’est à voir, chuchota-t-il, en reculant.

Trysol le foudroya du regard.

Si tu as un truc à dire, articule. On dirait un fou qui cause tout seul.

Suan déglutit de s’être fait prendre à discuter « seul », mais il ne baissa pas les yeux pour autant et les garda planter dans ceux de la rouquine. Ne peut-elle pas m’ignorer comme elle le fait si bien depuis des heures ? grogna-t-il intérieurement.

La fille au voile blanc agita son arme, quand Analoum applaudit l’acte et avança sans la moindre frayeur. Elle riait à un souvenir ou bien au fait qu’une éclaireuse était morte.

— Ne te moque pas, gronda la jeune fille en penchant la tête. Tu serais bien surprise du tranchant de sa pointe.

Analoum redoubla ses applaudissements. Son maniement de l’épée avait commencé avec un tisonnier.

— J’aime ton répondant et cette assurance qui te sied à merveille qui que tu sois. Nous sommes des sœurs tigres, nous cherchons un abri pour la nuit, de quoi nous restaurer et prendre des forces. La forêt ne nous laisse pas profiter d’un bon sommeil.

— Des sœurs tigres ? Vous allez mourir comme toutes celles qui cherchent à récupérer leur homme.

— Ça c’est moins sûr, affirma Analoum en jetant un regard à Suan.

— Si tu le dis. Deux femmes gorgées de vengeance, un homme dont l’odeur ne vient pas d’ici et une fillette sans voilage, j’imagine les dégâts que cela fera, ironisa l’habitante du rocher.

Elle baissa son arme, secoua la tête et toqua six fois à la porte. Cette dernière s’ouvrit sur un adolescent dont mille tresses couronnaient sa tête. Tout criait sur son visage qu’il n’avait rien d’une demoiselle et c’était surprenant.

— De quelle gamine elle parle ? s’étonna Analoum.

Elle regarda autour d’elle, fixa Suan, observa le vide. Ses sourcils se froncèrent.

— Fermez la porte en entrant, cria la fille au voile blanc.

Elle tirait déjà dessus et le jetait sur le côté.

***

Installés dans la grotte aménagée, le groupe observa les allées et retours qu’exécutaient leurs hôtes de la salle à manger à la cuisine. Cette dernière était étonnante. Ce n’était qu’un éboulis de pierres obstruant de moitié les ténèbres de l’autre côté. Comme une cachette devenait ici un habitat, il y avait le confort d’une maison rustique. Analoum apprécia le moelleux des coussins sur le long banc de roches, qui servait aussi de lit à la vue des paillasses dans le fond. Trysol fixait les bougies disposées de ça, de là, happée par de lointains souvenirs. Suan épousseta le bas de son pantalon où de la cendre s’accrochait encore. La pluie grise et poussiéreuse était réapparue sur le sol au-dehors. Les branches comme une toiture avaient cédé sous le vide d’un cercle verdoyant de fleurs blanches. Grenouille se collait à son frère perturbée par le regard insistant de la fille aux multiples tresses châtains. C’était la première fois depuis longtemps qu’elle n’osait pas bouger. Quelqu’un d’autre que son frère pouvait la voir. Son cœur était un mélange de surprise et d’une chose qu’elle ne déterminait pas. Elle avait la douce illusion d’exister à nouveau. D’être ajouté au tableau des vivants. Cette idée lui gonflait l’âme et pourtant elle savait que ce ne serait pas assez pour faire illusion. Elle ne se trouvait pas dans le bon plan et rien ne changerait cela. Pas même de beaux yeux roses comme deux pétales de marguerite.