— Moi, c’était Gerelle. Ça, c’est mon frère, Shaeln. Ne vous fiez pas à sa barbe, il n’a que seize ans. Qu’on soit bien clair, la première qui le touche, je la tranche dans le vif ! Et demain, vous me ferez le plaisir de mettre ce voile sur son visage.

Gerelle attrapa un voilage gris et vieilli, le jeta vers Grenouille. Suan le rattrapa, le souffle coupé. Il n’était pas bien sûr de ce qu’elle avait dit des minutes auparavant, maintenant, il avait la confirmation. Elle voyait Xin-Shen.

Trysol posa ses yeux presque rouges sur la place à côté de Suan. Le don, murmura-t-elle. Analoum l’entendit. Elle se redressa stupéfaite.

— Il voit les morts ! C’est ça ? Ou bien c’est moi qui perds la boule ?

Elle s’attarda sur la rouquine qui soupira, puis sur le concerné.

— Quand Jeckm a dit que tu voyais ce qui est invisible, c’est de ça qu’iel parlait. Je pensais que tu avais une sorte de vision comme nous avec la brume, capable de voir ce qu’il y a derrière.

— Je n’ai pas ce genre de capacité, et je ne vois que ma sœur. Aucune autre mort. À l’évidence, Gerelle doit en voir souvent pour les confondre avec les vivants, dit-il pour détourne la conversation.

Gerelle jeta une œillade à son frère. Il secoua la tête pour l’avertir qu’il ne voyait rien.

— Oh ! Alors c’est une morte. Je la croyais seulement timide. Elle n’aura pas besoin du voile, alors.

Elle le prit des mains de Suan qui se tourna vers Xin-Shen.

— Elle serait plus à même de les aider que nous.

Grenouille n’eut pas le temps de répondre que Gerelle parut comprendre le sens de la phrase.

— Je n’aide personne et surtout pas avec la parole d’un mort. Ils sont loin d’être maniables et ils n’apportent que des problèmes quand on leur demande un service. Ce sont des êtres damnés, que même la mort a rejetés.

Xin-Shen désapprouva aussitôt les dires de Gerelle et lui fit volteface, les sourcils froncés et les yeux baignés d’un noir colérique.

— Je n’aime pas le ton que tu emploies. Les morts sont comme les vivants, ils attendent quelque chose en retour. Nous ne sommes pas des poupées de chiffons patientant qu’on nous commande ceci ou cela. La mort ne nous a pas rejetés, c’est la vie qui n’arrive pas à nous laisser partir.

— Bien à toi d’y croire. Mais moi, je ne leur fais plus confiance.

— Pardon ! s’interposa Analoum sans le savoir. Il se passe quoi exactement ? Non parce qu’on ne sait pas parler le fantôme pour notre part, et je sens qu’on est en train de passer à côté d’un truc important là.

— Rien qui pourrait vous freiner dans votre quête, commenta Suan en tirant sur le col de sa sœur.

Il la souleva et la porta dans ses bras.

— Pour qui elle se prend ? grommela-t-elle le visage enfoui dans le cou du jeune homme. Toutes les jolies filles sont-elles des vipères ?

Il sourit en caressant sa chevelure. Trysol observa son geste. Voilà ce que cachaient tous les gestes étranges de ce garçon d’en bas. Elle comprenait pourquoi il avait si longuement hésité à les suivre. Même si sa sœur était morte, il la considérait encore comme une vivante, pouvant la toucher, la voir et l’entendre. Si le danger le guettait, il ne contournerait pas sa sœur. Comment lui en vouloir de la protéger ?

— Attends une seconde. Comment tu vois les morts toi ? C’est une ancienne spécialité des habitants du Mont Grydia. Il y a plein de contes là-dessus. T’as rien d’une sorcière ou d’un mage, fit remarquer Analoum.

— Notre père. Il a fui le Mont comme beaucoup avant lui. Qu’est-ce qui est étonnant là-dedans ? Les Grylvidiens ne sont pas tous enfermés dans les souterrains de la montagne ou figés en statue de sel ou répandus en cendre sur nos têtes. Si tu regardais bien, tu verrais que nos veines sont bien moins voyantes que les vôtres. D’ailleurs, ils viennent d’où ces deux-là ?

Gerelle pointa son menton vers Suan et Xin-Shen.

— D’en bas, répondit Trysol en accueillant l’assiette que lui tendit Shaeln.

— Je n’en ai jamais vu. Intéressant. Je savais qu’ils pouvaient venir jusqu’ici, mais pas qu’ils pouvaient s’adapter à notre climat.

— Nous sommes là, pas utile de parler comme si nous étions incapables de vous comprendre, intervint Xin-Shen.

— Ma sœur a raison, je n’apprécie pas vos airs de grandeurs. Nous sommes ici pour…

— Pour quoi d’abord ? s’informa Analoum en dégustant ses aliments. Tu nous as suivis sans un mot. Qu’est-ce que tu espères ?

— Rien de probant, répliqua-t-il en acceptant aimablement le repas. Grenouille m’a fait comprendre certaines choses. Vous suivre ne m’engage à rien, seulement, s’il me vient l’envie de vous aider, je serais tout près.

— Tu es dur à saisir. Même avec mon épée sous le cou, tu restais sur tes positions.

— Vous avez la fiole, et ma foi, un combat que j’aurais volontiers engagé pour sauver ma famille. Mais qu’est-ce que je peux contre ce que je ne contrôle pas. Lutter contre la faim est souvent peine perdure, à moins que notre corps sache lui résister. Il me reste une mère et une jeune sœur qui vivent encore. C’est pour elles que je nous mets en danger.

Suan se tourna vers Xin-Shen qui serra sa main sur sa cuisse atrocement maigre. Elle aurait lui dire encore une fois qu’elle ne craignait rien que l’errance éternelle, mais à quoi bon s’user la voix quand la porte de la raison est fermée. Il aurait fallu qu’elle disparaisse des yeux de Suan pour qu’il marche plus vite et plus loin, sans la peur qui enserrait son cœur de la savoir près de lui.

— On ne te demandera pas de combattre. Seulement de nous montrer les choses qu’on ne comprend pas. On veut savoir où vont nos garçons. Après, il suivra ce qu’il suivra, avoua la brune en empilant son assiette au-dessus de celle de Trysol.

— Savoir entraîne la mort inévitablement, avertit Shaeln.

Il fixa le trou de la grotte à moitié envahie de pierres et la cendre qui en sortait. Elle s’infiltrait partout, comme la curiosité maladive de leur mère. Il baissa la tête sur une dague qu’il faisait passer entre ses doigts.

— Peut-être, mais moi, je n’ai plus les nerfs pour rester sage, contra Analoum consciente du regard évasif de l’adolescent.

Il parlait de multiples souvenirs. Ça se voyait que le frère et la sœur avaient vécu plus de tourment qu’aucune personne dans cette pièce.

— Qui est mort ? demanda Xin-Shen.

— Nos âmes d’enfants et la chose qui s’était emparée de notre mère, répondit Gerelle en toisant le trou.

Grenouille pivota vers la sombreur des parois. Il se dégageait des ténèbres l’odeur de la folie. Il s’était passé quelque chose dans les couloirs de ce lieu. Elle voyait de quoi parler Gerelle à travers la froideur de la roche. Les âmes du passé étaient debout devant l’éboulis. Deux enfants, main dans la main, liés à jamais par un événement traumatique qu’ils garderaient pour éternité. Grenouille entendait la puissance de leur résolution à vivre hors de la menace qui pourrissait ce royaume et l’entièreté de ce monde superposé à celui de son frère. Elle connaissait le secret de Gerelle et Shaeln. Cette femme-spectre au fin fond de la grotte noyée entre les murs d’une maison sculptée, avait-elle été leur plus vive douleur ? Qui avait créé cette forêt contre la pierre ? Qui passait par cet étrange et long conduit ? Sa vision de fantôme n’allait pas plus loin…

Quand elle se retourna vers Gerelle, la jeune femme sembla deviner ce que Xin-Shen avait vu.

— Par envie de savoir, certains s’inventent une nouvelle réalité, de nouvelle croyance…

— Jusqu’où va le chemin sous la terre ?

— La capitale. Mais que tu prennes le sous-terrain ou les sentiers de la forêt, ils te mèneront à perdre la tête.

— Savoir tue, peu importe la façon. Soit il arrache le corps, soit il substitue le cœur et la raison, poursuivit Shaeln.

— Notre mère a vu quelque chose qu’elle n’aurait pas dû voir. Mieux aurait-il fallu pour elle de mourir là-bas… Mieux aurait-il valu pour nous aussi.

Analoum et Trysol écoutaient les bribes de la conversation que Suan avait beau entendre dans son moindre dialogue, mais qu’il ne parvenait pas à bien saisir. Comme il l’avait prédit, il n’y aurait rien de bon pour la suite. Xin-Shen détenait les informations, ou une grande partie. Elle se garderait de lui faire part du pire, mais à l’expression qui crispait son visage, il comprit que l’aventure serait risquée.